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Les campagnes bretonnes sont marquées, dès le début du processus de concentration des exploitations, par un phénomène de déprise113. Cette déprise agricole se caractérise sur les plans démographique, économique et paysager. Entre 1955 et 1975, l’agriculture perd, au cours d’un exode rural massif, près de 60% de ses effectifs (543 000 actifs en 1954 contre 211 000 en 1975). Le Finistère est le département le plus touché, en particulier le centre. Ce déclin démographique s’accompagne du vieillissement ou de l’abandon de nombreux hameaux qui favorisent le recul des activités artisanales, la disparition de certains services publics ou encore la fermeture d’écoles (Alpe & Fauguet, 2008). Les opérations de remembrement et de drainage, permis par le regroupement et l’agrandissement des exploitations (en 20 ans, 40% des exploitations ont disparu), le développement de friches agricoles (permis par la rétractation de l’ager et la moindre utilisation des espaces pastoraux) ainsi que la dynamique d’enrésinement provoquent également d’importantes transformations paysagères114. D’une manière générale, les constats effectués par l’ensemble des réseaux bretons de développement insistent sur la rapidité et la profondeur de ces transformations (Laligant, 2007) et posent la question de l’adhésion et de l’adaptation des

111 Ibid 112 Ibid

113 La déprise agricole est une composante de l'évolution des territoires ruraux. Elle se caractérise par

la diminution d'une activité socio-économique, dont les effets sont perceptibles dans l'espace.

114 En Bretagne, 220 000 km de haies et talus ont été rasés entre 1960 et 1990 (Flatrès, 1979 ; Perrichon,

2003). Les départements du Finistère et des Côtes d’Armor font partie des 8 départements ayant connu l’accroissement le plus important de la proportion de résineux au cours du 20e siècle eu détriment des

populations au projet global de modernisation en train de se construire. D’après A. Gourvennec, figure emblématique du syndicalisme paysan :

« la décongestion de l’espace agricole est souhaitable mais il faut d’une part que ceux qui décident de se reconvertir puissent retrouver un emploi au Pays, et d’autre part que le tissu économique le permette […] Il est indispensable que la région se transforme dans son agriculture et dans son économie générale pour être plus hospitalière »115.

Une fois l’équipement du territoire et l’intégration de l’agriculture bretonne stabilisées, de nouvelles demandes à l’égard du milieu rural commencent à s’exprimer (Houée, 1974). Se développe plus particulièrement la conviction que l’espace rural possède des qualités intrinsèques non-exclusivement agricoles et que ces dernières représentent une ressource pour des usages productifs autant que pour des usages non-productifs. La valorisation de ces ressources nécessite des capacités de coordination et d’action collective. Cela suppose « d’organiser le dialogue dans la perspective non pas d’une simple juxtaposition

d’équipements mais la création d’un tissu socio-économique dont les équipements forment l’armature et dont la substance est une population nombreuse à l’existence garantie par de sûres possibilité d’emploi »116. Ce basculement des fonctions de l’espace rural conduit à la transformation des régulations sociales où la logique sectorielle de croissance cède la place à une logique territoriale de développement fondé sur un rééquilibrage entre différents secteurs d’activités (Campagne & Pecqueur, 2014). L’espace rural breton est ainsi non seulement voué à se transformer dans sa vocation productive, mais aussi sur les plans social et culturel.

C’est dans ce contexte produit par les effets de la modernisation agricole que la fragilisation des réseaux sociaux traditionnels s’opère et que la déstructuration des sociétés locales se réalise (Cannat, 1970 ; Jollivet & Mendras, 1971). En effet, le processus de déprise associé au mouvement de rurbanisation provoque l’érosion du modèle traditionnel de socialisation - lequel était fondé sur l’activité agricole. Plus généralement, ce processus, en favorisant l’intégration d’une population et de couches sociales nouvelles au noyau de population plus ancien, entraine des modifications dans les échanges et les rapports de pouvoir locaux et ce faisant, pose la question de la reproduction de la paysannerie traditionnelle (Kayser, 1987). En effet, du fait de l’hétérogénéisation de la composition des populations locales, les échanges ne s’effectuent plus exclusivement à l’intérieur d’un microcosme agricole (Perrier-Cornet & Hervieu, 2002 ; Mormont, 2009). L’influence des notables, autrefois indispensable dans la relation des sociétés agraires au monde extérieur est dans cette reconfiguration, relativisée. Autrement dit, la nouvelle société rurale ne désigne plus un groupe social homogène lié à un espace par une culture, une façon de vivre et de produire, à la manière des « folk societies » ou des sociétés paysannes décrites par R. Redfield

115 Dossier de presse sur le Schéma de structure, 1967 (extrait). Source: Archives départementales du

Finistère, Cote 1160W9.

116 Conseil d’Administration de la SEMENF (extrait). Source: Archives départementales du Finistère,

(1955, 1956) et H. Mendras (1967). L’effritement des liens qui unissaient ces sociétés est également visible à travers le processus de laïcisation de l’encadrement social (Castel, 1995 ; Castel & Haroche, 2001).

Le rôle de l’Eglise est plus particulièrement remis en cause lors de la reconfiguration des espaces ruraux bretons (Conq, 1996). Elle qui jusqu’alors, orchestrait toute l’animation de la vie rurale (enseignement scolaire, patronages, œuvres, démonstrations agricoles, voyage d’études, défilés, chansons, conférences, publications (Berger, 1975)), s’efface au profit d’un encadrement laïc constitué de techniciens agricoles, conseillers, fonctionnaires, administrateurs ou encore gérants de la filière agricole désormais constituée. La JAC, autrefois considérée comme un levier majeur du projet émancipatoire de développement agricole est désormais perçue comme une institution désuète, archaïque voire antimoderniste. Ainsi, bien que la JAC se transforme en 1963 pour devenir le Mouvement Rural de Jeunesse Chrétienne (MRJC), lequel s’adresse à un public renouvelé de jeunes aux profils variés (scolaires, étudiants, ouvriers, paysans, etc.) il peine à mobiliser l’ensemble de la population rurale et s’épuise dans des crises identitaires à répétition (Guilloteau, 1996 ; Chosson, 2000).

C’est dans ce contexte de diversification des fonctions et des usages de l’espace rural, que les expériences et les connaissances produites sur l’espace rural se transforment et contribuent à la reconstruction des sociétés locales. Dès lors, l’espace rural n’est plus l’espace hérité, régit par la tradition, mais l’espace du projet, où l’innovation permet la refondation des liens sociaux117. Dans le Finistère, cette reconstruction s’opère à partir de nouveaux discours et de nouvelles institutions. Plus précisément, des discours mettant en cause les impacts négatifs du modèle économique dominant (dont fait partie le modèle agricole productiviste) prennent forment et accompagnent l’émergence de nouvelles mobilisations centrées autour de la protection de l’environnement. Parallèlement, des initiatives d’animation socioculturelle et de développement local sont explorées par de nouveaux réseaux d’acteurs (dont est issue l’ULAMIR-CPIE) et selon de nouvelles modalités d’action.

2. L

ES MOBILISATIONS ENVIRONNEMENTALES

Parallèlement aux mobilisations agricoles, porteuses d’un modèle de développement moderne et libéral, se diffusent, aux échelles nationale et internationale, des critiques

117 Cette évolution se traduit par différentes expérimentations institutionnelles de développement

local, tels que les Plans d’Aménagement Ruraux (PAR) lancés en 1970 par le Ministère de l’Agriculture, qui ont pour fonction de provoquer une concertation autour de la mise en cohérence, au niveau local, de la politique d’aménagement de l’espace rural (Chosson, 1991). Ces initiatives montrent la volonté de décloisonner et de « dé-sectorialiser » l’espace rural. A cet égard, les animateurs de ces programmes sont aujourd’hui considérés comme les premiers agents professionnels de développement, lesquels avaient pour fonction de traduire les mutations tout en faisant

antimodernistes. Les effets de la modernisation agricole sont en effet questionnés par d’autres réseaux que ceux de l’agriculture considérant les impacts négatifs des activités humaines sur le milieu naturel. Ces discours environnementalistes construisent un argumentaire contre le modèle dominant de développement et permettent de réinterroger l’espace local et le territoire lequel devient l’objet de dispositifs d’aménagement, de développement et de protection. Ainsi, les considérations environnementales poursuivent la construction du politique et la formalisation de politiques publiques autour de questions jusqu’alors ignorées ou inexistantes. Par ailleurs, les mobilisations autour de l’environnement participent à la création de nouveaux réseaux locaux et de nouveaux territoires d’action.

2.1. Du développement économique à la question environnementale

La remise en cause d’un modèle de développement moderniste

Le modèle de développement lié à la croissance économique et fondé sur les idées de modernité et de progrès est progressivement remis en cause à partir de la fin des années 1960, par la formulation, dans le débat public, de la question environnementale. Jusqu’alors, la question environnementale était, nous l’avons vu au chapitre 1, principalement investie dans ses dimensions esthétique et scientifique, à travers « le plaisir de la contemplation et de la connaissance » par les réseaux naturalistes et environnementalistes constitués de sociétés savantes, d’associations et « d’amateurs passionnés » (Micoud, 2005 ; Kernalegenn, 2014). Toutefois, en France, la dimension sociale de la question environnementale apparait à la fin des années 1960 au travers de conflits qui opposent des militants naturalistes ou environnementalistes à l’Etat, dans le cadre de ses politiques volontaristes d’aménagement (Jollivet, 2001)118. La contestation des militants portent essentiellement sur les conséquences générées par les lourds travaux d’infrastructures de l’Etat (routes, projets nucléaires, remembrement, etc.) (Lecourt, 2003). Toutefois, ces revendications sont souvent discréditées par les pouvoirs publics et renvoyées à une conception antimoderniste de la société, dans un contexte où la rhétorique de la modernisation – qu’elle soit économique ou sociale - est très prégnante dans le discours politique (Leroy, 2003). Les limites du modèle de développement économique sont ainsi régulièrement dénoncées dans le débat public à travers des mobilisations visant à expliciter ses dangers pour le milieu naturel (risques naturels) mais aussi pour les sociétés humaines (risques technologiques en particulier). Au début des années 1970, de nombreuses associations écologistes, d’ampleur nationale, s’organisent (dont une des plus connues, « Les Amis de la Terre » en 1970) et l’écologie politique se développe119

118 En France, au moment de son introduction, la question environnementale n’avait pas

d’administration dédiée. L’administration de l’environnement, à travers son Ministère, est créé en 1971 (Charvolin, 2003).

119 La candidature de René Dumont lors de la présidentielle de 1974 est le premier signe de la

(Vrignon, 2012). Dans certaines configurations, ce sont les menaces pesant sur des pratiques anciennes de loisirs, comme la pêche, qui sont à l’origine de mobilisations associatives. Dans d’autres cas, ce sont des activités naturalistes qui se transforment pour intégrer des discours militants sur la protection de l’environnement. En Bretagne, deux associations évoluent respectivement dans ces deux directions : la Société pour l’Etude et la Protection de la Nature (SEPNB), créée en 1957 (encadré n° 3) et l’association pour la Protection et la Promotion du Saumon en Bretagne (APPSB) créée en 1969 (encadré n° 4).

Encadré n° 3: L’évolution de l’action de la « Société pour l’Etude et la Protection de

la Nature » (SEPNB)

1953 - Création d’un cercle de naturalistes par M-H. Julien et A. Lucas, tous deux

enseignants à Quimper. Les objectifs du cercle sont de collecter des données locales et de proposer de nouvelles expériences pédagogiques. Ce faisant, l’activité du cercle concoure plus à l’intégration des nouvelles élites cultivées à la société locale qu’à la protection de la nature.

1955 – Camps internationaux de baguage des oiseaux à Ouessant. Ces expériences ont été

fondatrices de la vision de la protection de la nature en Bretagne.

1957 – Création de la Société pour l’Etude et la Protection de la Nature en Bretagne (SEPNB).

Les premiers projets portent sur la création de réserves, la création d’un parc naturel et d’une station ornithologique. A cette époque, la principale préoccupation de la SEPNB concerne la protection des oiseaux marins, mais elle s’étend progressivement à la faune marine.

1963 – La SEPNB monte en puissance à travers la lutte contre les projets d’aménagements du

littoral (routes de corniches, etc.) et des zones humides (remembrement et drainage). L’obligation de développer face aux aménageurs des argumentaires en faveur de la protection des espaces naturels conduit au lancement d’un bureau d’étude régional chargé de développer une activité d’expertise (Le Démézet & Maresca, 2003). Pour donner un contenu à cette mission, la SEPNB recrute un public différent de celui des cercles, en mobilisant en particulier, des universitaires.

A partir de 1970 – La croissance du nombre d’adhérents et l’embauche des premiers salariés

confirment que la SEPNB est devenue à cette période la cheville ouvrière du mouvement breton de défense de la nature. Les luttes antinucléaires focalisent les contestations jusqu’à la fin de la décennie (Kernalegenn, 2014). D’une manière générale, l’élargissement des mobilisations est permis par l’organisation de grandes fêtes mêlant contestation politique, culture bretonnante et valorisation du folklore et des traditions rurales.

élections municipales en 1977 et des élections législatives en 1978. En 1981, Brice Lalonde, animateur des Amis de la Terre de Paris, est candidat des écologistes à l’élection présidentielle.

Encadré n° 4 : L’évolution de l’action de « l’Association pour la Protection et la

Promotion du Saumon en Bretagne » (APPSB)

1969 – Création de l’APPSB par un groupe de pêcheurs amateurs qui s’inquiètent de la

raréfaction du saumon dans les cours d’eau bretons. Ils attribuent cette diminution à la multiplication des pollutions d’origine agricole. Une série de pollutions spectaculaires (15 tonnes de poissons morts sont par exemple repêchés sur l’Aulne entre Châteauneuf du Faou et Châteaulin) renforce cette analyse. Leur objectif est alors de favoriser la reproduction naturelle des saumons par la protection des rivières où ils frayent.

1970 – Le repeuplement progressif des rivières en saumons sauvages nécessite avant tout des

chantiers de nettoyage des cours d’eau encombrés par la végétation ou envasés, du fait de l’arrêt ou des mutations de l’activité agricole. Ces opérations de nettoyage se développent sur le Scorff, l’Ellé, et l’Elorn en collaboration avec le mouvement de jeunesse Etudes et Chantiers et les kayakistes. Les saumons et les truites deviennent des symboles de la qualité de l’eau et du milieu naturel, ressort du projet militant de l’association : « quand le poisson

meurt, l’homme est menacé ».

1972 – Organisation de la première « classe de rivière ». Soutien de l’association aux

mobilisations antinucléaires.

1983 – L’AAPSB devient l’association « Eaux et Rivières de Bretagne » (ERB). A partir de

cette période, c’est en intégrant l‘eau, la rivière, son bassin versant et son économie, c'est-à- dire en mobilisant la population (au-delà des seuls pêcheurs) sur son environnement de proximité (au-delà des seuls poissons), que des liens se feront avec les questions de santé publique et d’alimentation.

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