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DANS LE CONfLIT ISRAÉLO-PALESTINIEN : LE POlOS DES REPRÉSENTATIONS

CHAPITRE 2

Palestiniens et les Israéliens, l'eau et la terre se conjuguent pour tisser la trame du conflit politique. Dans le canevas des représentations idéologiques et des revendications autour de l'eau figure le lien eau-terre comme l'un des nœuds de compréhension des tensions persistantes autour des ressources hydrauliques. Parce que les luttes pour l'appropriation de la terre portent aussi sur les ressources en eau, parce que les Israéliens et les Palestiniens arguent fréquemment de l'élément hydraulique pour faire avancer leurs revendications territoriales, il semble donc pertinent de cerner les interactions entre les deux éléments. L'eau est à bien des égards perçue comme une extension de la terre. S'interroger alors sur les revendications hydrau-liques défendues par une population et ses responsables politiques débouche nécessairement sur une interrogati.on quant aux politiques territoriales affirmées e~ au sentimen~ d'apPl,l.rtenance à la terre.

Cette imbrication des visées hydrauliques et territo.ciales ancre ainsi la question de l'eau dans des déterminants qui. ce sont pas purement hydrauliques et qui touchent aux problèmes de la définition du territoire, de la vision que se fait un peuple èe son espace national et de ses revendications de souveraineté. Il entre dans cette géopolitique de l'eau des paramètres culturels, religieux, sociaux,idéo~ogiqueset politiques propres aux populations israélienne et palestinienne.

Voilà pourquoi l'analyse du contentieux hydropolitique entre Palestiniens et Israéliens commande d'examiner les représe2tations, les revendications et les discours qui se nouent dans les :-ivalités autour de l'appropriation des ressources en eau, et qui répondent à des visées idéologiques.

Si nous privilégions les représentations idéologiques, il convient cependant d'examiner les représentations symboliques liées à l'eau qui marquent les relations entretenues par les populations avec la ressource.

S'il ne s'agit pas pour nous d'affirmer que les sociétés palestinienne et israélienne actuelles se conforment aux préceptes religieux dans les actes et pratiques de tous les jours, il nous faut cependant constater que les référents symboliques présents notamment dans les textes sacrés peuvent être encore aujourd'hui sollicités par les populations.

Très présente dans les récits cosmogoniques sumériens et akkadiens, la symbolique de l'eau a nourri les systèmes d'imagerie et de croyances religieuses des Hébreux et des Arabes.2

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«L'eau, par ses effets dans la nature et ses applications d'ordre spirituel est porteuse de symboles antithétiques: elle évoque tour à tour, la vie et la mort, un bienfait ou un châtiment divin».3Mais si l'eau par son caractère polymorphe autorise toutes les virtualités, elle est néanmoins rattachée avant toutes choses au principe de vie et à ses corollaires, la pureté et la régénération. Présentée comme l'élément originel de la création et de l'existence, l'eau est bien ontologiquement la matière matricielle de la vie entière, de tout corps, qu'il soit solide, liquide ou gazeux. Ce sont les eaux abyssales du chaos, qui vaincues, ont engendré la structure ordonnée de l'univers. Lemythe babylonien de Tiamat de création aquatique du monde a très largement influencé les conceptions juive et musulmane de la création du monde. Le récit de la création du monde dans la Genèse accorde, plus largement, une part belle à l'eau, principe créateur, séparateur, organisateur de la matière et du monde. La séparation des eaux est le geste divin qui rendra possible l'acte créateur.

«Elohîms dit:«Un plafond sera au milieu des eaux:

il est pour séparer entre les eaux et entre les eaux.» Elohîms fait le plafond.

Il sépare les eaux sous le plafond Des eaux sur le plafond

Et c'est ainsi.»4(Genèse l, 6 ; l, 7)

Le Coran fait également référence à l'élément liquide comme stade initial de la création du monde. L'eau, frontière entre l'univers terrestre et l'univers céleste - on retrouve la théogonie babylonienne - participe des deux univers dans la conception coranique de la création.

« Leterme 'arsh (trône surplombant les eaux) exprime ainsi de manière concrète l'idée abstraite d'une structure qui dépasse en étendue la création tout en l'englobant. Par là-même, il renvoie aux mythes comme aux rites, aux spéculations métaphysiques COmme aux actes qui n'en finissent pas de célébrer l'eau.»5

«Il a créé les ciels et la terre en six jours, son Trône sur les eaux pour éprouver qui parmi vous est le meilleur en œuvres»6 (sourate XI, verset7)

Élément originel de tout être vivant, l'eau s'apparente souvent au liquide nourricier dans une analogie évidente et récurrente avec le lait maternel. L'être humain, ainsi que toute forme de vie animale et végétale sur terre, est issu de l'eau par la volonté créatrice de Dieu.

L'univers coranique insiste sur la naissance de la vie à partir de l'eau et reste ainsi fidèle à la conception d'une création aquatique du monde.1 Les références dans le texte coranique au pouvoir fécondant de l'eau valent non seulement pour les êtres vivants, humains et animaux, mais également pour le monde végétal. Les allusions au caractère bienfaiteur de l'eau qui conditionne la germination et l'éclosion des plantes sont fréquentes. Par ce bienfait hydraulique, Dieu exprime sa bonté. Il permet à la nature de prendre vie et forme.

«Il fait descendre l'eau du ciel. Nous en faisons sortir toute germination, nous en faisons sortir la verdure, nous en faisons sortir les grains récoltés en épis, et du palmier, de ses spathes, des régimes de dattes, jardins de pampres, olives, grenades, semblables et dissemblables»

(sourate VI, verset 99)

Dans les textes hébraïques, l'eau est également présentée comme source de vie végétale. Elle est très fréquemment mentionnée comme fécondant la terre, la transformant en un vaste jardin vert. L'eau de la pluie arrose la terre.Lepaysan de la montagne arrose son jardin et celui de la plaine tente de l'irriguer. (Isaïe 58, 11 ; Jérémie 31, 12 ; Si 24, 30) L'expression«comme un jardin saturé» revient de manière récurrente dans les textes prophétiques pour souligner la force de vie et è.e verdure permise par l'eau. Elle contient le même pouvoir évocateur que«les jardins arrosés de courants d'eau» promis 2.U croyant musulman.

(sourates III, verset 136; IV, 57; V, 12, etc.) La grande tradition des jardins arabo-musulmans et persans est là pour rappeler l'importance accordée par ces peuples à une nature domestiquée et travaillée.

La représentation de l'eau fécondatrice est très présente dans les descriptions du monde présent et à venir. Yahvé a annoncé aux Hébreux la fin de l'exode avec la prise de possession d'une terre promise décrite comme un havre de paix et de verdure, où l'eau abondante irrigue et féconde la terre. Pluies saisonnières et rosée

matinale au pays de Canaan, tels sont dans la geste biblique les signes de la bienveillance divine. Aux yeux du peuple hébreu qui se sédentarise après avoir connu l'aridité du désert, la Terre promise est une terre idéale, une terre où l'eau abonde.8

«La terre où vous passez pour hériter Est une terre de montagnes,

De ravins, qui boit les eaux de pluie des ciels (... ) Je donnerai l'averse à votre terre en son temps,

De la première à la dernière ondée :

Tu récolteras tes céréales, ton moût, ton olivaie.»

(Deutéronome11, 10-11-14)

La puissance symbolique attachéeà l'eau se retrouve aussi investie dans les fleuves et tout particulièrement dans le Jourdain. Au cœur d'une région entourée de zones désertiques, le Jourdain, dont le cours sinueux traverse un espace empreint de religieux et de spirituel, est perçu comme l'un des épicentres de la manifestation divine. «Le sys-tème hydrographique du Jourdain n'est pas seulement une source d'approvisionnement en eau, c'est aussi un phénomène historique et écologique unique. Il occupe une place centrale dans l'histoire et la mythologie musulmane, chrétienne et juive. »9 L'instauration du salut terrestre pour les Hébreux s'opérait par le franchissement du Jourdain et l'installation en Terre promise. Symboliquement l'étape décisive et sans retour de l'exode des Hébreux avant leur entrée en pays de Canaan débute par le passage du Jourdain, sous la conduite de Josué.

«Vous ferez connaître ceci à vos fùs pour dire:

A sec Israël passé ce Iardèn [Jourdain].

IHVH, votre Elohîm, a asséché les eaux du Iardèn, Face à vous, jusqu'à votre passage,

Comme IHVH, votre Elohîm, fit à la mer du Jonc, Qu'il assécha en face de nous jusqu'à notre passage. »10

Oosué 4, 22-23)

Le Jourdain est un lieu plusieurs fois symbolique dans la geste hébraïque. Un récit légendaire, datant du IVème siècle de notre ère, retenu par la tradition juive pour narrer l'épisode d'Adam et Eve, raconte que, regrettant leur exclusion du paradis pour avoir désobéià

Dieu, ils obtiennent tous deux son pardon en restant trente-sept jours dans le Tigre pour Eve, et quarante jours dans le Jourdain pour Adam.l l C'est également sur les bords du Jourdain que le prophète Elie reçoit sa vocation, que son disciple Elisée s'établità la suite de son maître, que Jean-Baptiste baptise les foules qui viennentàlui et que Jésus reçoit sa consécration messianique. Lors des baptêmes orientaux, il est toujours demandé«la bénédiction du Jourdain» et ce n'est qu'après avoir reçu l'esprit par l'épiclèse que l'eau devient apte au baptême.

Comme tous les symboles, celui de l'eau est pluridimensionnel et elle cristallise l'ensemble des modes de représentations spirituelles, cultuelles et sociales. Métaphore religieuse, l'eau est aussi métaphore poétique. Les recueils de poésie donnent un aperçu saisissant de la force des mythes et des représentations et témoignent de la richesse symbolique que les populations octroient à l'eau. La puissance d'évocation de l'eau est particulièrement miseàprofit dans les œuvres poétiques palestiniennes. On peut constater uce présence continuelle de l'eau sous les formes et les manifestations les plus diverses et les métaphores autour de l'eau sont légion. La poésie ?alestinienne utilise abondamment les motifs de l'eau, du feu, de III te::re, de la mer et du sang, qui, dans une vaste fresque poétique, évoquent la douleur de l'exil, l'arrachement à la terre de Palestine, la perte de soi après la spoliation de sa terre et de sa patrie. Cet éloignement forcé dela terre des aïeuls est figuré par la perte de ce qui constitue la réalité matérielle du pays. L'évocation de l'eau dans les poèmes palestiniens retranscrit pleinement l'attachementàla terre de Palestine.

«Mon idiome

C'est le murmure de l'eau Dans le fleuve des tornades

C'est le kaléidoscope du soleil et du froment Dans le champ de bataille» (...)12

[Chroniques dela douleur palestinienne]

«Nous sommes l'eau dans la voix qui nous hèlera

et que nous n'entendrons pas. Nous sommes l'autre rive d'un fleuve entre voix et pierres» (...)13

[Brève contemplation d'une ville antique et belle au bord de la Méditerranée]

La force des significations symboliques attachées à l'eau s'est manifestée et continue de se manifester dans les modes socioculturels et dans le quotidien des sociétés du Proche-Orient. Elles déterminent les fonctions que les populations attribuent à l'eau - et leur rapport à cette ressource. Du côté palestinien, une représentation dominante, celle de l'eau comme don du ciel, influe nettement sur les pratiques et les modes d'utilisation de l'eau par la population. Allant à l'encontre très souvent des critères de rationalité, cette représentation favorise les habitudes de gaspillage d'eau, malgré son rationnement. Les respon-sables politiques et associatifs palestiniens sont d'ailleurs unanimes pour considérer que la nécessité de sensibiliser la population à la préser-vation des ressources en eau est devenue une urgence. Des O.N.G comme le P.H.G (Palestinian Hydrologit'tll Group),mais aussi l'université de Birzeit, cherchent ainsi à mettre en place un dispositif d'information qui renseignerait la population sur la gestion de l'eau. La nouvelle autorité palestinienne compétente sur l'eau, l'Autorité palestinienne de l'eau, a elle aussi lancé sous forme de dépliants ou d'affichettes au format de cartes postales des campagnes de sensibilisation de la population sur la nécessité d'économiser l'eau.

L'attitude des Israéliens est très différente de celle des Palestiniens.

Mis à part les Juifs orthodoxes, la population concède en effet un rôle prédominant à la science et à la technologie dans la gestion des ressources hydrauliques. L'État hébreu conscient de la pauvreté de ces ressources, a mis très tôt en place un programme de sensibilisation de la population dès le plus jeune âge. Le gouvernement a développé une politique d'information,àl'école,àla télévision, dans les journaux, etc., qui a conduitàune très forte prise de conscience de la rareté de l'eau de la part de la population.

Après avoir abordé succinctement les représentations symboliques, examinons les systèmes de représentationsàcaractère idéologique, qui guident les populations dans leurs revendications hydrauliques, au cœur desquelles se situe la question du territoire et de la terre. Les relations étroites entre la terre et l'eau sont mises continuellement en avant tant par la population que par les responsables. Or dans le cadre d'analyse des représentations idéologiques attachées àl'eau etàla terre apparaît, en figure centrale, la réflexion autour du rôle dévolu à l'agriculture,

activité par excellence qui opère la jonction entre la terre et l'eau.

Àce titreilest instructif de noter que l'État hébreu confie au ministère de l'agriculture la responsabilité parlementaire du secteur de l'eau, indiquant par là le lien direct qu'il établit entre ces deux secteurs.

Les pratiques agricoles relèvent ainsi de conceptions idéologiques très fortement ancrées dans les consciences nationales des populations et interfèrent avec les enjeux hydrauliques. «L'agriculture dans les Territoires occupés revêt une grande signification par son lien avec l'usage de la terre et de l'eau, toutes les deux au cœur du conflit israélo-palestinien.»14

Par ailleurs, encore près des deux tiers de la consommation d'eau constatée dans la région du Jourdain sont consacrés à l'usage agricole.

La maîtrise de l'eau commande donc directement le dévelopr>ement des activités agricoles.lsDans la région du Jourdain les conditions pour un développement propice de l'agriculture sont soumises à des contraintes climatiques et pluviométriques très fortes. Afin d'avoir une idée des demandes agricoles en eau dans les zones arides et semi-arides, il faut considérer qu'un hectare nécessite annuellement comme taux d'irrigation moyen la 000 mètres cubes.16Ce taux varie bien évidemment selon la nature des sols, des cultures, des conditions microclimatiques et des méthodes d'irrigation.

Les représentations politiques au fondement de l'histoire d'Israël et de la Palestine, le rôle symbolique et réel assigné à l'agriculture dans les processus d'édification nationale ont des incidences directes sur les modes de gestion des ressources hydrauliques. L'étude des constructions idéologiques renseigne sur les ressorts de l'affrontement israélo-palestinien autour des ressources en eau.

Elles conditionnent également la question de l'accès aux ressour-:es en eau et les contours des politiques hydrauliques revendiquées.