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Configurations familiales

Dans le document Naturalisation (Page 115-119)

La perspective configurationnelle sur les familles s’inspire directement des travaux de Norbert Elias, qui définit les configurations comme des structures d’individus mutuel-lement orientés et dépendants les uns des autres. Elle postule que les différentes dyades constitutives de la famille, telles que la rela-tion de couple, ou la relarela-tion parents-enfants, sont largement influencées par les réseaux de relations interpersonnelles plus larges dans lesquels elles s’intègrent. D’un autre côté, les modèles d’interdépendances caractérisant ces réseaux dépendent en large partie de la dis-tribution du pouvoir, du conflit et du soutien existant dans ces dyades clés. Ainsi, plutôt que de se centrer sur les dynamiques propres à cha-cune des dyades familiales ou de tabler sur une distinction nette entre le domaine de la famille et celui de la parenté, la perspective configu-rationnelle s’intéresse à mettre en lumière les modèles complexes d’interdépendances, à la fois positives (soutien de natures multiples, proximité émotionnelle) et négatives (conflit, stress, exploitation) qui lient de multiples dyades familiales entre elles.

Une seconde caractéristique des confi-gurations familiales tient au fait qu’elles ne peuvent être définies a priori en utilisant des critères comme l’appartenance des individus

à un même ménage, ou le fait qu’ils sont liés par le mariage ou une filiation reconnue léga-lement. Ces critères sont considérés comme simplifiant à outrance la diversité des familles

« qui comptent », qui ne suivent pas dans leurs modes de fonctionnement ces critères admi-nistratifs. Ainsi, dans les familles de seconde union, il arrive que des membres du ménage ne se considèrent pas les uns les autres comme membres de leur famille respective. Alterna-tivement, une majorité d’individus en Suisse, quand on leur demande de définir les frontières de la famille qui compte, incluent des per-sonnes qui ne résident pas avec eux, ou même, qui ne sont pas liées avec eux directement par des liens de sang ou de mariage. En ce sens, les configurations familiales se distinguent donc de ce que les démographes appellent les « structures familiales » en ceci qu’elles se centrent sur les interdépendances effectives existant entre des personnes qui s’identifient d’elles-mêmes comme membres d’une même famille, quels que soient leurs résidences et leurs statuts de parenté.

Centrer son attention sur les configurations familiales permet donc d’échapper à une vision étroite de la famille, qui a parfois donné lieu à des politiques familiales inefficaces voire discriminatoires. La question de la composi-tion des configuracomposi-tions familiales est en effet essentielle pour les politiques sociales, mais aussi publiques : par exemple les politiques de migration et de regroupement familial tablent sur des définitions implicites de la famille proche (le·la conjoint·e et les enfants) qui n’ont pas jusqu’ici fait l’objet d’évaluations systéma-tiques. Il en va de même des mesures relatives aux proches aidants qui considèrent bien sou-vent l’enfant adulte comme jouant par défini-tion un rôle de proximité et de soutien actif.

Suite à la pluralisation des parcours de vie, les configurations familiales se sont diversifiées au-delà de la famille nucléaire, en incluant une grande diversité de liens, allant des frères et sœurs à la famille élective, constituée de

personnes qui ne sont pas liées par le mariage ou la parentalité. La centration sur une défini-tion de la famille comme nucléaire fait courir le risque aux intervenant·e·s sociaux·ales de sous-évaluer les ressources familiales à dispo-sition des individus.

La question des solidarités familiales a reçu beaucoup d’attention. L’évaluation de la portée de l’entraide produite par les configurations familiales montre clairement que les soutiens effectivement échangés sont localisés princi-palement dans la relation conjugale, et que le rôle des autres membres de la famille est plus ponctuel, associé à des moments de crise ou des transitions de vie. Le soutien se déclenche en raison d’une grossesse, d’une maladie, d’un ennui financier, d’un divorce, etc. La garde des petits-enfants a cependant un caractère plus régulier et structurel. Ces solidarités se fondent sur des justifications à la fois affectives et statutaires : si les relations entre parents et enfants adultes sont marquées par de fortes injonctions normatives à l’entraide, d’autres relations familiales, telles les relations entre frères et sœurs, dépendent bien davantage de la proximité affective.

C’est sans doute moins, en général, dans des échanges effectifs réguliers qu’interviennent les configurations familiales, que dans la mise à disposition d’un potentiel d’aide, une réserve relationnelle, qui peut être activé dans des situations d’urgence, et, plus encore, dans un sentiment d’appartenance familiale très important pour l’identité individuelle. Si les configurations familiales ont une grande importance dans la production de ce capital, elles l’ont aussi comme productrices de stress social et psychologique. Ainsi, divers travaux ont révélé que le capital social qu’elles mettent à disposition permet aux individus de surmon-ter diverses difficultés, tant du point de vue de la vie professionnelle (chômage et autres pro-blèmes professionnels) que du point de vue de la santé (maladie ou fragilité). Ce capital social a cependant des effets souvent inattendus,

par-fois pervers. Ainsi, quand la configuration fami-liale est constituée de liens très étroits, elle a une influence conservatrice du point de vue du genre. Nos travaux ont de ce point de vue révélé que les jeunes couples ayant une configuration constituée de membres très interconnectés les uns aux autres sont davantage susceptibles de développer une division du travail domestique et professionnel très inégale entre hommes et femmes. Le soutien produit par les configura-tions familiales n’est donc pas sans ambiguïté pour l’adaptation des individus aux impératifs d’employabilité et de polyvalence de la société contemporaine. Les configurations familiales sont par ailleurs productrices de conflit et de stress, du fait qu’elles placent les individus face à des demandes de soutien souvent excessives, et parfois contradictoires entre elles. Ainsi, plusieurs résultats portant sur des individus ayant atteint les troisième et quatrième âges, révèlent une large ambivalence de leurs rela-tions familiales, entre le désir de maintenir des liens significatifs avec les générations cadettes et un sentiment de surcharge aigu. Les femmes âgées avec enfants sont surreprésentées dans ces situations caractérisées par un large désé-quilibre des échanges. Les solidarités familiales génèrent donc des ambivalences, ayant parfois un impact négatif sur la santé psychique et le bien-être.

Finalement, quelques travaux ont révélé que la composition des configurations familiales et les ressources qu’elles mettent à disposition des individus sont sensibles à des facteurs contextuels, dont les politiques sociales. Les politiques sociales d’inspiration sociale-dé-mocrate semblent favoriser une définition plus ouverte des configurations familiales et de leurs fonctions de soutien que les politiques sociales d’inspiration conservatrice ou corpo-ratiste. Il y a, dans les premiers contextes, une spécialisation de l’intervention familiale dans le soutien émotionnel. Dans les seconds, sur-tout quand les ressources financières de l’État sont limitées, la famille est appelée à jouer un

rôle de premier plan dans les solidarités inter-générationnelles sans en avoir toujours les moyens.

Dans tous les cas, il semble aujourd’hui essentiel que les acteur·trice·s sociaux·ales et politiques prennent en compte dans leurs réflexions et décisions la variabilité des com-positions et des dynamiques d’interdépen-dances propres aux configurations familiales contemporaines au-delà du ménage.

Eric D. Widmer

Références

De Carlo, I., Aeby, G. & Widmer, E.D. (2014). La variété des configurations familiales après une recomposition : choix et contraintes. Revue suisse de sociologie, 40(1), 9-27.

Kellerhals, J. & Widmer, E.D. (2012). Familles en Suisse : nouveaux liens (3e éd.). Lausanne : Presses polytechniques et universitaires romandes.

Widmer, E. D. & Lüscher, K. (2011). Les relations intergénérationnelles au prisme de l’ambivalence et des configurations familiales. Recherches fami-liales, 1, 49-60.

Conservatisme

Le conservatisme désigne un système de valeurs qui défend une conception tradition-nelle de la société et le maintien du statu quo.

Dans le sens philosophique, le conservatisme est constitué par une opposition a priori à la rationalité et au changement radical, favori-sant à leur place l’expérience et les pratiques existantes. Par exemple, il peut se manifester dans l’idée que l’activité professionnelle des femmes est dommageable à l’éducation des enfants, et que l’État devrait promouvoir des politiques qui permettent aux femmes de rester à la maison et maintenir le modèle de famille nucléaire. Plus généralement, les idées conser-vatrices s’opposent au développement de pro-grammes sociaux qui confèrent plus de compé-tences à l’État, arguant que ce dernier ne doit

pas interférer avec la sphère familiale. Elles s’opposent également aux politiques visant à bouleverser les hiérarchies sociales existantes.

Dans le domaine des politiques sociales, le concept de conservatisme a souvent été associé au modèle Bismarckien/Conserva-teur d’État-providence, qui a prévalu dans un grand nombre de pays d’Europe continentale, et dont les buts étaient précisément de pré-server les structures familiales traditionnelles et contenir les révoltes sociales. Alors que la création de l’État Providence est souvent asso-ciée aux forces de gauche, on tend à négliger le rôle des forces plus conservatrices, comme l’Église et les partis démocrates-chrétiens, dans la création des programmes de sécurité sociale dans des pays comme la France, l’Al-lemagne, l’Autriche ou la Suisse. Sous-tendue par la doctrine sociale catholique, l’action de ces forces conservatrices se basait sur l’idée de subsidiarité : la famille devait être la première source de solidarité sociale, suivie par les orga-nisations religieuses et caritatives, l’État n’in-tervenant qu’en dernier recours. Créés dans l’ère industrielle, les principaux programmes de sécurité sociale en Europe continentale se fondaient sur l’idée que les destinataires prin-cipaux de la protection sociale devaient être les hommes employés dans le secteur industriel, en leur fournissant un niveau de sécurité qui leur permettrait de maintenir une famille où les femmes n’auraient pas besoin de travailler.

Ainsi, l’objectif principal de ces programmes sociaux n’était pas de redistribuer la richesse, mais d’assurer que les bénéficiaires pourraient conserver leur mode et niveau de vie malgré les risques liés au travail, à l’âge ou à la santé.

En Suisse, les valeurs conservatrices ont joué un rôle particulièrement important dans le développement de l’État social. Les princi-paux programmes sociaux (assurances acci-dents, vieillesse, chômage, maladie) ont en effet été développés dans un contexte politique dominé par le « bloc bourgeois » unissant les radicaux (aujourd’hui PLR), les catholiques

conservateurs (PDC) et les principales asso-ciations patronales. Sa manifestation poli-tique contemporaine la plus influente, l’Union Démocratique du Centre (UDC), est l’héritière du Parti des Artisans et Bourgeois (PAB) formé en 1921. Ce rapport de force favorable aux idées conservatrices, conjugué avec un système institutionnel relativement hostile au change-ment (fédéralisme, démocratie directe, exten-sion tardive du suffrage aux femmes), est l’un des principaux responsables du développement tardif des programmes de l’État-providence en Suisse en comparaison avec les pays environ-nants. L’importance des valeurs conservatrices s’est manifestée par exemple dans l’intro-duction très tardive de l’assurance-maternité (2005), sa faible durée en comparaison interna-tionale, ou l’intervention limitée des autorités publiques pour réduire le coût de l’accueil de la petite enfance pour les familles. L’idée que l’État ne doit pas interférer dans la sphère pri-vée et qu’il appartient aux familles – en parti-culier aux femmes – de s’occuper des enfants en bas âge, était une justification importante pour les opposant·e·s à ces programmes.

Depuis les années 1990, on a pu constater un éloignement progressif du modèle conser-vateur traditionnel dans les politiques sociales, dans un contexte où le taux de participa-tion professionnelle des femmes a sensible-ment augsensible-menté. L’un des développesensible-ments les plus importants a été l’adoption d’une assu-rance-maternité, acceptée par référendum en 2004. Par ailleurs, les principales villes suisses ont augmenté le montant des subventions à l’accueil de la petite enfance et plusieurs can-tons ont rendu le coût des garderies déductible des impôts. Dans le domaine de l’AVS, l’adop-tion du splitting et du bonus éducatif dans la 10e révision de 1995 a également contribué à intro-duire plus d’égalité entre les genres dans le sys-tème de protection sociale, rendant les femmes mariées moins dépendantes de leur conjoint quant au versement des rentes. Ces réformes peuvent être décrites comme une «

recalibra-tion » de l’État social en Suisse dans la mesure où elles ont contribué à adapter les programmes de sécurité sociale aux changements du monde du travail et de la société. Elles ont souvent été sous-tendues par une alliance entre les partis de gauche (socialistes et verts) et la droite libé-rale (radicaux-libéraux) dans le but de faciliter la participation professionnelle des femmes, alors que les démocrates-chrétiens et l’UDC, adeptes d’une vision plus traditionnelle de la famille, et les syndicats, dont la base est encore majoritairement masculine, ont souvent été marginalisés.

Toutefois, les succès électoraux de l’UDC, qui défend une conception résolument conser-vatrice de la société, ont changé les rapports de force politiques qui ont sous-tendu ce mouve-ment de modernisation. En 2013, le parti a par exemple lancé une initiative – refusée par le peuple mais soutenue par le PDC – qui visait à introduire des exonérations d’impôts pour les familles qui choisissent de garder leurs enfants à la maison plutôt que de les placer en crèche. On peut aussi noter l’opposition de l’UDC à d’autres mesures de modernisation des politiques sociales, notamment celles visant à donner un rôle accru à l’État dans l’activation des demandeur·euse·s d’emploi, par exemple via des mesures de formation. Ainsi, le fait que l’UDC soit devenue la première force politique au Parlement fédéral semble avoir donné un nouveau souffle aux idées conservatrices dans les politiques sociales.

Alexandre Afonso

Références

Afonso, A. & Papadopoulos, Y. (2015). How the populist radical right transformed Swiss welfare politics : from compromises to polarization.

Schweizerische Zeitschrift für Politikwissenschaft / Revue Suisse de Science Politique, 21(4), 617-635.

Häusermann, S. (2010). Reform opportunities in a Bismarckian latecomer : restructuring the Swiss welfare state. In B. Palier & T. Alti (Eds.), A long good-bye to Bismarck ? The politics of wel-fare reform in continental Europe (pp. 207-232).

Amsterdam : Amsterdam University Press.

Mach, A. (2006). La Suisse entre internationalisation et changements politiques internes : législation sur les cartels et relations industrielles dans les années 1990. Zürich : Rüegger.

Dans le document Naturalisation (Page 115-119)