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Calcul des risques et science actuarielle*

Dans le document Naturalisation (Page 96-100)

Les procédures formalisées de calcul des risques jouent un rôle important dans de nombreux domaines du système social, par exemple pour la gestion, le contrôle et la pla-nification des assurances sociales. Les insti-tutions de sécurité sociale sont généralement des systèmes d’indemnisation collective très complexes dont le budget financier dépend souvent de facteurs à long terme tels que l’évo-lution économique, démographique ou sani-taire. Comme l’État assume une responsabilité réglementaire ou financière en matière sociale, le pouvoir de calculer les risques est souvent entre ses mains ou entre les mains d’acteur·e·s de droit public. Les connaissances spécialisées et les positions politiques sont imbriquées de multiples façons. Les calculs scientifiques sont considérés comme étant objectifs et réduisent la marge de manœuvre politique. Dans le même temps, les différents camps politiques se réfèrent à des opinions d’expert·e·s divergentes afin de donner une plus grande légitimité à leur propre position.

Les calculs statistiques et mathématiques des risques sont appliqués en particulier dans la prévoyance vieillesse (AVS et prévoyance professionnelle), l’assurance-accidents et l’as-surance-invalidité, ainsi que de plus en plus dans l’assurance-maladie. Ils servent à calculer les risques assurés, les primes, les réserves et les dépenses, et permettent également souvent d’établir des prévisions à long terme. Diverses disciplines sont utilisées, comme la science

actuarielle, l’économie de l’assurance, la démo-graphie ou l’épidémiologie.

L’essor des calculs statistiques et mathé-matiques des risques remonte au milieu du XIXe siècle. Avec le développement de la sta-tistique mathématique – le précurseur de la science actuarielle – ce type de calculs a été employé depuis les années 1860, d’abord dans l’assurance-vie commerciale, puis dans les assurances sociales. Dans l’entre-deux-guerres, les débats ont porté sur le calcul du risque de chômage, des systèmes de financement (par répartition ou par capitalisation) et du risque d’inflation. Après la Seconde Guerre mondiale, le problème de l’indexation des rentes ainsi que de la planification et de la sécurisation des dépenses de l’État-providence à long terme s’est ajouté aux débats, en particulier depuis les années 1970 dans un environnement écono-mique difficile. Les prévisions démographiques et les questions relatives au calcul des tarifs et des primes ont occupé une place importante tout au long de cette période.

De nombreux scientifiques et organisations scientifiques ont contribué au développe-ment des calculs des risques liés à la politique sociale. Citons notamment l’Association Suisse des Actuaires (ASA) fondée en 1905. Jusqu’aux années 1970, la science actuarielle était la dis-cipline reine incontestée des sciences liées à l’assurance. Parmi les hautes écoles, celles de Berne, Saint-Gall, Zurich, Lausanne et Genève ont été particulièrement actives. En 1901, l’Université de Berne a été la première à créer une chaire d’assurance et un séminaire sur les sciences actuarielles. De nombreux·euses et éminent·e·s expert·e·s en assurances sociales y ont étudié dont notamment Arnold Boh-ren (1875-1957) qui, en plus d’être mathé-maticien et social-démocrate, était considéré comme la conscience de la Caisse nationale suisse d’assurance en cas d’accidents (Suva) en matière de science actuarielle. Sa carrière l’a conduit à la tête de la Suva, qu’il a dirigée de 1936 à 1942, durant les années difficiles qui

ont suivi la Grande Dépression et pendant la Seconde Guerre mondiale. Même à la retraite, son expertise était très demandée. En 1942, le Conseil fédéral l’a chargé d’examiner dans quelle mesure le plan Beveridge était transpo-sable à la Suisse. Le rapport Beveridge, paru en Grande-Bretagne et très remarqué, demandait la centralisation de l’action sociale britannique dans le but d’offrir à l’ensemble de la popu-lation une protection d’assurance globale et des prestations de base garantissant le mini-mum vital. Arnold Bohren a rejeté le modèle britannique, qu’il trouvait trop étatique et incompatible avec les traditions fédéralistes de la Suisse. Le Conseil fédéral a adopté cette recommandation et limité la réforme de la pro-tection sociale après 1945 à la création d’une prévoyance vieillesse publique (l’AVS).

En Suisse romande, les centres des sciences de l’assurance sont situés à Lausanne (avec l’ancienne École des hautes études commer-ciales, aujourd’hui intégrée à l’université) et à Genève, au sein de son université. À Genève, le centre de science actuarielle a toujours été en contact étroit avec les organisations tionales, en particulier l’Organisation interna-tionale du travail. Ernst Kaiser (1907-1978), par exemple, était issu de ce milieu et a été actuaire au sein de l’administration fédérale pendant de nombreuses années après 1942. Connu comme le « père mathématicien » de l’AVS dans le pays, Kaiser était un expert très demandé au sein de l’Organisation internationale du travail et d’autres réseaux internationaux. Non seule-ment, il a été responsable de la construction technique de l’AVS, mais également de celle de l’assurance-invalidité (introduite en 1960).

Au niveau international, il était également considéré comme un spécialiste de l’adapta-tion automatique des rentes à l’évolul’adapta-tion des salaires et des prix (dynamisation des rentes, indexation selon un indice mixte) – un savoir qu’il a mis à profit au niveau national dans le cadre de la révision de l’AVS de 1979.

Aujourd’hui, les calculs statistiques et actuariels sont présents dans divers débats de politique sociale, lors des scénarios démogra-phiques de la prévoyance vieillesse, des calculs des primes et des tarifs de l’assurance-mala-die ou du calcul des futurs droits à une rente dans la prévoyance professionnelle. Le taux de conversion qui, dans la prévoyance profession-nelle, permet de convertir l’avoir de vieillesse épargné en une rente au moment de la retraite, a pris beaucoup d’importance au niveau poli-tique. Le taux de conversion est une valeur technique qui dépend du vieillissement démo-graphique et du rendement attendu du capital épargné. Il a été abaissé pour la première fois en 2003, en raison de l’allongement de l’espé-rance de vie et de la baisse des taux directeurs.

Une deuxième réduction, critiquée dans les cercles de gauche, a été proposée mais rejetée lors d’une votation populaire en 2010.

L’histoire des calculs du risque dans le domaine de la sécurité sociale est riche en exemples de prévisions erronées. La croissance démographique a été sous-estimée à plusieurs reprises, par exemple dans la planification de la première loi sur l’AVS (1931), rejetée lors de la votation populaire. Depuis l’an 2000 égale-ment, les autorités ont à plusieurs reprises été trop prudentes dans leurs prévisions quant au développement économique et à la croissance de la population, notamment en raison de la migration, et elles en ont déduit des scénarios trop pessimistes pour le financement de l’AVS.

Récemment, la science actuarielle a également mal évalué les risques dans le domaine des assurances commerciales. De fait, les actuaires et les économistes d’entreprise ont participé à la conception et à la diffusion de produits financiers structurés depuis les années 1980.

Rétrospectivement, ces produits ont été un facteur clé dans l’éclatement et la propagation rapide de la crise financière de 2007-2008.

Martin Lengwiler

Références

Bühlmann, H. & Lengwiler, M. (2016). Calculating the unpredictable : history of actuarial theories and practices in reinsurance. In G. Jones & N.-V.

Haueter (Eds.), Managing risk in reinsurance : from city fires to global warming (pp. 118-143). Oxford : Oxford University Press.

Leimgruber, M. (2008). Solidarity without the state ? Business and the shaping of the Swiss welfare state, 1890-2000. Cambridge : Cambridge University Press.

Lengwiler, M. (2006). Risikopolitik im Sozialstaat : Die schweizerische Unfallversicherung 1870-1970.

Köln : Böhlau.

Capabilités

L’approche par les capabilités a été développée par l’économiste et philosophe indien Amar-tya Sen, qui a reçu le Prix Nobel d’économie en 1998. Cette approche propose une manière dif-férente de mesurer le degré de développement d’un pays : il ne s’agit en effet pas de comparer le niveau des PIB respectifs pour indiquer quels pays sont les plus développés, mais de prendre en compte les capabilités de leurs citoyen·ne·s ou résident·e·s de mener une vie de valeur.

Cette approche a notamment inspiré la créa-tion de l’indice de développement humain (IDH) qui calcule le degré de développement d’un pays à l’aune de trois indicateurs portant sur la prospérité économique, l’éducation et la santé. En posant le développement des capabi-lités comme objectif de l’action publique, l’ap-proche par les capabilités représente un défi qui concerne également les politiques sociales dans les pays de l’OCDE.

Les capabilités sont définies comme « les libertés réelles d’une personne de mener une vie qu’elle a des raisons de valoriser ». Cette définition complexe repose sur la combinaison de deux dimensions. La première – la « liberté réelle » – se rapporte au pouvoir d’agir des per-sonnes, aux moyens qui doivent leur être don-nés pour qu’elles puissent réellement mener

une vie qui a de la valeur à leurs yeux. Il s’agit ici non pas d’une liberté formelle, sur le papier, dont le principe serait par exemple inscrit dans la Constitution, mais d’une liberté réelle, ancrée dans la vie concrète des personnes. La concréti-sation de cette liberté réelle requiert qu’un cer-tain nombre de conditions soient réunies. Tout d’abord, l’accès à un niveau adéquat de res-sources financières doit être garanti. À défaut, la personne se retrouvera contrainte d’accep-ter un emploi qui n’aurait aucune valeur à ses yeux, mais qui serait une nécessité pour subve-nir à ses besoins. La redistribution financière, qui constitue le cœur des politiques sociales mises en place pendant les Trente Glorieuses, est donc indispensable au développement des capabilités de leurs bénéficiaires. Mais elle ne suffit pas. Il importe aussi d’accroître leur pou-voir d’agir et leur employabilité, par exemple à travers des formations visant l’acquisition d’habiletés et compétences qui les équiperont pour les métiers auxquels elles et ils aspirent.

Et il convient également d’agir sur l’environne-ment socioéconomique et de veiller à ce que les bénéficiaires de prestations sociales puissent trouver une place de valeur sur le marché du travail et plus généralement dans la société. À défaut, nous serions en présence de personnes dont l’employabilité aurait été améliorée, mais que personne ne voudrait embaucher. Si l’on prend l’exemple des personnes en situation de handicap, il s’agit de lever à la fois les barrières matérielles et symboliques à leur pleine parti-cipation au marché du travail et à la société en général. Ainsi l’accessibilité du bâti ou l’adapta-tion du poste de travail, notamment en termes d’horaire et de charge de travail, apparaissent comme des conditions nécessaires au dévelop-pement de leurs capabilités. Mais il faut aussi lever les obstacles symboliques découlant des préjugés ou comportements discriminants des employeur·euse·s vis-à-vis de ces personnes.

À cet égard, la Convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées, créée en 2006 et entrée en vigueur en Suisse en 2014,

s’inscrit dans la perspective des capabilités.

Au total, sur ce versant de la « liberté réelle », l’approche par les capabilités requiert une action sur le triple plan des ressources (pour donner la possibilité de refuser un emploi de mauvaise qualité), des compétences des indivi-dus (pour les équiper en qualifications) et des environnements socioéconomiques (pour veil-ler à la présence d’opportunités d’intégration sociale et professionnelle en quantité et qua-lité suffisantes, qui soient accessibles à tous les membres de la collectivité). Si un de ces trois plans fait défaut, le développement des capabi-lités sera entravé. L’approche par les capabili-tés suggère ainsi une alternative aux politiques sociales centrées sur le développement de l’employabilité ou du capital humain, en met-tant l’accent sur la nécessité d’une approche globale. Elle représente à ce titre un défi pour les politiques sociales suisses, notamment dans les champs du chômage, de l’invalidité et de l’assistance sociale.

La deuxième dimension, liée à la « raison de valoriser », insiste sur la centralité du choix libre et raisonnable dans le développement des capabilités : les bénéficiaires des poli-tiques sociales sont ici envisagé·e·s comme des acteur·trice·s susceptibles d’exprimer des opi-nions et jugements de valeur qui doivent être pris en compte dans les actions ou politiques sociales. Leurs préférences et aspirations doivent donc être prises au sérieux, lorsqu’il s’agit de définir le contenu d’une intervention sociale ou de proposer un emploi. Cette pers-pective se situe à l’opposé des formes de pater-nalisme qui voient les concepteur·trice·s de la politique sociale ou celles et ceux qui la mettent en œuvre décider à la place des bénéficiaires, souvent au nom de très bonnes intentions.

Dans l’approche par les capabilités, la personne est partie prenante des politiques sociales, elle co-construit, au moins dans une certaine mesure, le contenu des interventions sociales, le rythme auquel elles se déploient, les objec-tifs qu’elles poursuivent, etc. Aux yeux de ses

détracteur·trice·s, une telle conception semble ouvrir la porte à des formes d’individualisme libertaire : toutes les préférences individuelles seraient-elles alors légitimes et devraient-elles être également soutenues par les politiques sociales ? Amartya Sen se garde bien d’une telle conclusion, il prend soin de préciser que le développement des capabilités ne coïncide pas avec la reconnaissance et le soutien de toutes les préférences, mais uniquement de celles que la personne a « des raisons » de valoriser. Chez Sen, le critère de la rationalité, ou plutôt de la raisonnabilité, découle de la confrontation des arguments entre les diverses parties pre-nantes : de fait, ni l’intervenant·e sociosani-taire, ni le·la bénéficiaire ne peuvent décider seul·e·s de la raisonnabilité d’une préférence ou d’une aspiration. En d’autres termes, ce ne sont que les préférences qui passent le test de cette confrontation d’arguments, qui seront soutenues par les politiques sociales. Certaines préférences trop coûteuses ou d’autres trop peu ambitieuses (qui reflètent p. ex. une rési-gnation des personnes aux conditions de vie insatisfaisantes auxquelles elles se trouvent réduites) pourront ainsi être remises en ques-tion en raison de leur caractère déraisonnable : la politique sociale ne va par exemple pas sou-tenir le désir d’une personne de devenir astro-naute ou chanteur d’opéra, mais elle ne va pas non plus accepter qu’une personne douée se résigne à exercer un métier qu’elle ne valorise pas ou à ne pas poursuivre des études supé-rieures, en raison de circonstances familiales défavorables par exemple. La voie proposée par Sen n’est donc pas libertaire, elle invite plutôt à une démocratisation des politiques sociales qui reconnaît une place effective à l’ensemble des acteur·trice·s directement concerné·e·s. À ce titre, elle représente un défi pour la plupart des politiques sociales contemporaines, en Suisse et au-delà, dont les objectifs et contenus sont très largement définis par les responsables ins-titutionnel·le·s sans prendre en compte le point de vue des bénéficiaires.

L’approche par les capabilités ouvre une voie originale pour repenser les politiques sociales dans les pays de l’OCDE. Au-delà des approches strictement redistributives de l’État social (critiquées pour leur côté passif) ou de celles insistant sur le développement du capi-tal humain (au détriment d’interventions plus globales portant aussi sur le contexte socioéco-nomique), mais aussi au-delà des perspectives dites workfaristes visant à imposer aux bénéfi-ciaires des manières d’être ou d’agir conformes aux attentes institutionnelles, l’approche par les capabilités appelle à une rénovation des politiques sociales orientées sur le dévelop-pement des capabilités ou libertés réelles de chacune et chacun de mener une vie qu’il ou elle a des raisons de valoriser. Elle suggère ainsi l’instauration d’un nouvel âge de l’État social, qui ne soit pas simplement redistributeur ou activant, mais qui se donne comme objectif central l’accroissement des capabilités de ses bénéficiaires.

Jean-Michel Bonvin

Références

Bonvin, J.-M. & Farvaque, N. (2008). Amartya Sen : une politique de la liberté. Paris : Michalon.

Bonvin, J.-M. & Rosenstein, E. (2015). Contrac-tualising social policies : a way towards more active social citizenship and enhanced capabil-ities ? In R. Ervik, N. Kildal & E. Nilssen (Eds.), New contractualism in European welfare policies (pp. 47-72). Farnham : Ashgate.

Sen, A. (2000). Un nouveau modèle économique : déve-loppement, justice, liberté. Paris : O. Jacob.

Dans le document Naturalisation (Page 96-100)