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Changement social*

Dans le document Naturalisation (Page 104-108)

Les formes prémodernes de cohabitation humaine étaient, elles aussi, soumises à des changements permanents. Pourtant, les termes

« société » et « changement », qui sont histori-quement étroitement liés, n’ont pris leur sens actuel qu’à la fin du XVIIIe siècle. Avant le siècle des Lumières, le cosmos politico-religieux du

« droit divin » dominait et contraignait les per-sonnes pieuses à s’insérer dans un ordre social immuable. Les souverains luttaient contre la mobilité sociale au moyen de commandements et d’interdictions aussi multiples que variés, et la répression draconienne des hérésies ou des infractions devait garantir l’obéissance

des sujets. À l’inverse, les protestations et les soulèvements du début des temps modernes ne visaient pas un renversement radical, mais accusaient les puissant·e·s de violer la loi divine avec leurs impôts abusifs et l’oppression de la population rurale.

À la fin du XVIIIe siècle, avec le mouvement d’indépendance américain et la Révolution française, de nouvelles formes de mobilisa-tion sociale et politique ont non seulement vu le jour, mais pour la première fois, il a semblé concevable que les personnes n’aient pas à se soumettre à un destin ordonné par Dieu, mais puissent se gouverner elles-même sur la base de décisions sensées. La démocratie fondée sur les trois valeurs que sont la liberté, l’éga-lité et la fraternité autorisait les changements sociaux et était ouverte sur l’avenir. Cependant, la mutation socioéconomique provoquée par le début simultané de l’industrialisation capita-liste est entrée en collision avec l’idéal d’éga-lité de la souveraineté populaire. Aux XIXe et XXe siècles, les trois grands courants idéaux du conservatisme, du libéralisme et du socialisme se sont opposés sur la manière dont la politique devait traiter l’inégalité et les aspects incon-trôlables, incalculables d’une société de plus en plus complexe et donc opaque. Alors que les conservateurs se rebellaient souvent contre le changement social, les libéraux gardaient une grande confiance dans le marché et rejetaient toute intervention poussée de l’État. De son côté, le socialisme préconisait une conception politico-étatique du développement écono-mique et des rapports sociaux.

Au tournant du siècle (de 1890 à 1914 envi-ron), le terme politique de « question sociale » est apparu pour évoquer les inégalités crois-santes. C’est alors qu’est née la sociologie, qui voulait faire du changement social l’objet d’une observation systématique et permettre ainsi une compréhension adéquate de la société moderne. Tous les pays européens ont mis sur pied des appareils statistiques et, à l’aide de nouvelles méthodes quantitatives, la science

sociologique a prouvé que l’impression de perte de contrôle causée par la mobilité sociale et géographique, l’urbanisation rapide, les nou-veaux médias de masse et modes de vie était un leurre. Elle a montré comment des modèles stables se reproduisaient en dépit des expé-riences irritantes de cette modernité indus-trielle, vécue comme chaotique à divers égards.

Cette confiance dans les chiffres a également renforcé l’ordre social ainsi rendu transparent.

Parallèlement, la situation entre la recherche scientifique sur le changement social et la dynamique des conflits sociaux s’est ten-due. À l’instar de la société en pleine division, les parties en conflit ont perçu différemment les problèmes sociaux et les ont associés à des notions de justice souvent diamétralement opposées. Le mouvement ouvrier et le mou-vement féministe (qui se battaient également pour leurs droits politiques fondamentaux) critiquaient l’exploitation capitaliste. Ils exi-geaient la sécurité sociale, un droit au travail ainsi que l’égalité des chances et dénonçaient le scandale des conditions de travail, de loge-ment et d’aliloge-mentation précaires des « classes ouvrières ». De leur côté, les forces bourgeoises et conservatrices revendiquaient la responsa-bilité individuelle et l’adaptation au système.

Aujourd’hui encore, les désaccords subsistent quant à la nature des problèmes d’une société et à la manière de les résoudre.

Dans la période de l’après-guerre, les théo-ries du changement social ont bénéficié d’une souveraineté d’interprétation scientifique et politique d’une grande portée. La sociolo-gie prétendait alors observer « l’ensemble des changements intervenus dans la structure d’une société pendant un laps de temps déter-miné » (selon Peter Heintz dans les années 1960). Le lien avec le concept de structure a permis de distinguer les dynamiques de chan-gement endogène et exogène, évolutionnaire et révolutionnaire, linéaire et cyclique. À cela étaient associées une croyance dans le pro-grès et une volonté de planifier. Les

gouverne-ments attendaient des recherches scientifiques qu’elles permettent au changement social d’apporter l’égalité des chances et la sécurité sociale.

Dans un contexte de prospérité économique persistante (les Trente Glorieuse entre 1945 et 1975), le pouvoir d’achat financier et le niveau de vie matériel de larges couches de la popu-lation des pays industrialisés occidentaux ont augmenté, ce qui a atténué les confron-tations entre les classes. Face à l’expérience de l’accélération, qui a sensiblement réduit la durée de vie des qualifications et des connais-sances, les politicien·ne·s ont réagi avec des approches technocratiques pour résoudre les problèmes. Des systèmes d’éducation, de santé, de transport et de communication ont été sys-tématiquement mis en place partout. Dans la compétition globale entre les systèmes de l’« économie sociale de marché » et du « socia-lisme réel existant », ce dernier a pris de plus en plus de retard. Les économies du bloc de l’Est, gérées de manière centralisée, semblaient être submergées par des changements sociaux rapides, tandis que dans les pays industria-lisés occidentaux, les mesures de politique sociale promettaient une solution efficace aux problèmes sociaux. Malgré les aspirations théoriques du « système mondial », la mise en œuvre politique est restée fortement ancrée dans les États nationaux qui soutenaient certes un processus d’intégration européenne, tout en voulant cependant préserver leurs droits sou-verains.

Dans l’ensemble, les changements sociaux survenus pendant la guerre froide ont été for-tement perçus sous l’angle du structuro-fonc-tionnalisme ou du foncstructuro-fonc-tionnalisme systémique sociologique et, à partir des années 1960, de la cybernétique. Ces approches ont été conden-sées dans les théories de la modernisation rapidement devenues à la mode, qui reposaient sur un ensemble normalisé de paradigmes (dif-férenciation, mobilisation, participation, sécu-larisation, institutionnalisation des conflits).

Depuis les années 1970 cependant, des voix critiques se sont fait entendre, rejetant à la fois l’inévitabilité et la linéarité supposées des élans de modernisation et le déséquilibre eurocentrique de toute cette construction théorique.

Avec la fin de la guerre froide, les théories établies ont connu une période de crise. Depuis plusieurs décennies, il est évident que l’analyse du changement social exige une perspective transnationale et globale afin de tenir compte des multiples interdépendances, inter actions, dépendances et processus de transculturation.

Cela a stimulé la réflexion sur l’évolution des formes et le fonctionnement des régimes régle-mentaires transnationaux, européens et mon-diaux. Et avec le débat sur la « disparition du social », divers facteurs sous-exposés dans les théories traditionnelles du changement social – les inégalités sociales et l’impact des reli-gions et des fantasmes nationalistes racistes – sont entrés dans le champ de mire. De plus, le concept de l’Anthropocène reflète d’une nouvelle manière la dimension historique pro-fonde de la dynamique du changement dans les sociétés modernes. Alors que les théo-ries du changement climatique anthropique impliquent le changement social des sociétés modernes dans le cadre d’enjeux écologiques à plus long terme, la théorisation du change-ment social est aujourd’hui confrontée à de nouveaux problèmes.

Jakob Tanner

Références

Jäger, W. & Weinzierl, U. (2011). Moderne soziologi-sche Theorien und sozialer Wandel. Wiesbaden : Müller, H.-P. & Schmid, M. (1995). Sozialer Wandel. VS.

Modellbildung und theoretische Ansätze. Frankfurt a.M. : Suhrkamp.

Zapf, W. (Hrsg.) (1969). Theorien des Sozialen Wan-dels. Köln : Kiepenheuer & Witsch.

Chômage*

Le chômage arrive régulièrement en tête dans les sondages sur les préoccupations de la popu-lation suisse. En Suisse, il est perçu comme un problème social urgent malgré un taux de chômage bas en comparaison internationale.

Dans la moyenne des deux dernières décennies (1991-2011), il oscillait entre 3 et 4 % selon la définition utilisée.

Une première définition officielle du chô-mage considère comme chômeuses les per-sonnes inscrites auprès d’un Office régio-nal de placement (ORP), sans emploi mais employables immédiatement, qu’elles aient ou non droit à des indemnités de chômage.

Communiqué tous les mois à l’attention de la Confédération et des cantons par le Secrétariat d’État à l’économie (SECO), c’est cet indica-teur qui a cours dans le quotidien politique en Suisse.

Un second indicateur du chômage est basé sur la définition du Bureau international du travail (BIT). Un·e chômeur·euse au sens du BIT est une personne sans emploi pendant la semaine de référence, ayant cherché un tra-vail au cours des quatre semaines précédentes et disponible pour travailler. Calculé chaque année par l’Office fédéral de la statistique à l’aide de l’Enquête suisse sur la population active (ESPA), cet indicateur est utilisé pour les comparaisons internationales de l’OCDE.

Par rapport à la définition du BIT, le taux de chômage officiel du SECO présente l’avantage de se fonder sur des données de registre et non pas sur un échantillon. En outre, il est décisif pour la situation financière de l’assurance-chô-mage. Par contre, l’indicateur du BIT inclut également les jeunes ayant terminé l’école, les chômeur·euse·s en fin de droits et les sans-em-ploi bénéficiant de l’aide sociale qui n’ont pas droit aux indemnités de chômage, et qui par conséquent s’inscrivent rarement auprès d’un ORP. Il en résulte que le taux de chômage établi

selon la définition du BIT est supérieur d’envi-ron un point au taux officiel de la Suisse.

Pendant des décennies, le chômage a été presque inexistant en Suisse. Entre 1950 et 1990, la haute conjoncture conjuguée à l’ab-sence d’une assurance-chômage obligatoire et à une politique où les étranger·ère·s servaient de « tampons » a permis de maintenir le taux de chômage officiel sous la barre de 1 %. La réces-sion du début des années 1990 a mis fin à cet état d’exception. Depuis le milieu des années 1990, le taux de chômage en Suisse fluctue entre 2 et 4 % (définition SECO) ou entre 3 et 5 % (définition BIT). Dans la moyenne des deux dernières décennies, le taux de chômage des cantons romands de Genève, Neuchâtel et Vaud dépassait de un à deux points de pourcentage la moyenne nationale, alors que dans les cantons de Suisse centrale et orientale il se situait un point en dessous.

En comparaison internationale, la Suisse fait partie des pays affichant le taux de chô-mage le plus bas. En Europe, seuls quelques pays comme l’Autriche, le Danemark, le Luxem-bourg, la Norvège ou les Pays-Bas présentaient pendant un certain temps des taux de chô-mage comparables. Cependant, si l’on compare la Suisse aux régions limitrophes comme le Bade-Wurtemberg, la Bavière ou le Vorarlberg, les différences sont faibles.

Les médias relaient régulièrement la crainte que le progrès technologique ne conduise à la suppression d’emplois dans les pays industria-lisés. Un coup d’œil à l’évolution de la popu-lation active révèle que le contraire est vrai.

En 1900, la Suisse comptait 1,55 millions de personnes actives. En dépit du développe-ment technologique fulgurant, ce chiffre a doublé jusqu’en 1970 (3,15 millions) et triplé jusqu’en 2015 (5 millions). De toute évidence, malgré la prolifération d’automates, d’ordina-teurs et de robots, le nombre de personnes qui trouvent du travail en Suisse a considérable-ment augconsidérable-menté du début du XXe siècle jusqu’à nos jours. Mais elles le font évidemment dans

d’autres domaines : en 1900, 31 % de toutes les personnes actives l’étaient dans l’agriculture, une proportion qui a chuté à 3 % en 2015. C’est surtout le taux d’activité professionnelle des femmes qui a connu une forte progression.

Dans la théorie du marché du travail, on dis-tingue plusieurs types de chômage, notamment frictionnel, saisonnier, conjoncturel et structu-rel. Le chômage frictionnel, qui se produit lors d’un changement d’emploi et se limite à de brèves périodes de transition, est peu problé-matique. Le chômage saisonnier est une consé-quence des fluctuations de la demande au gré des saisons et est typique de secteurs tels que la construction, l’hôtellerie ou l’agriculture.

Quant au chômage conjoncturel, il est dû à une demande insuffisante en biens et services et est étroitement lié aux récessions. En période de récession, il revient à la Confédération et aux cantons de stimuler la demande globale avec des investissements publics anticipés et ainsi de stabiliser le marché de l’emploi. Paral-lèlement, la politique monétaire de la Banque nationale peut encourager les investissements privés en abaissant les taux d’intérêt et contri-buer ainsi à la politique de l’emploi.

Par chômage structurel, on entend l’ina-déquation (mismatch) entre le profil des per-sonnes demandeuses d’emploi et les exigences des postes vacants. Cette inadéquation peut concerner la formation, la région ou le secteur.

On parle de chômage structurel lorsque le taux de chômage se maintient à un niveau élevé malgré une croissance économique soutenue et prolongée. Les mesures pouvant servir à le combattre sont l’orientation professionnelle individuelle, les allocations d’initiation au travail, les formations continues ou encore les reconversions professionnelles. Les ORP, qui proposent de telles mesures dans les cantons, sont ici les principaux acteurs politiques.

En Suisse, quelque 150 000 personnes sont inscrites auprès d’un ORP en moyenne annuelle. Ce chiffre n’est constant qu’en appa-rence car il cache des flux marqués. En effet,

près de 20 % des chômeur·euse·s se désins-crivent de l’ORP (sorties) chaque mois et environ 20 % nouveaux·elles chômeur·euse·s s’y inscrivent (entrées). Ces sorties et entrées continuelles se reflètent dans la durée du chô-mage : en Suisse, la valeur médiane de la durée du chômage est inférieure à quatre mois (111 jours calendaires).

La durée du chômage varie selon les tranches d’âge. Si les jeunes présentent un risque plus élevé d’être sans emploi, leur durée de chômage est inférieure à la moyenne. À l’in-verse, les employé·e·s plus âgé·e·s sont moins touché·e·s par le chômage, mais présentent un risque plus élevé de devenir des chômeur·euse·s de longue durée. La réinsertion des sans-em-ploi plus âgé·e·s représente ainsi un défi majeur pour la politique du marché de l’emploi.

Malgré le dynamisme du marché du tra-vail, 10 à 15 % des sans-emploi ne trouvent pas d’emploi pendant les 18 à 24 mois où ils peuvent percevoir des indemnités de chômage et arrivent alors en fin de droits. Près de la moitié d’entre eux·elles trouve un travail dans un délai d’une année, environ un cinquième se retrouve à l’aide sociale, les autres vivent d’économies ou du revenu de leur partenaire.

Daniel Oesch

Références

Bonoli, G. & Champion, C. (2013). La réinsertion professionnelle des bénéficiaires de l’aide sociale en Suisse et en Allemagne. Lausanne : IDHEAP.

Flückiger, Y. (2002). Le chômage en Suisse : causes, évolution et efficacité des mesures actives.

Aspects de la Sécurité Sociale, 4, 11-21.

Dans le document Naturalisation (Page 104-108)