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CHAPITRE 3. …QUI S’ENRACINENT DANS UN CONTEXTE ECONOMIQUE

IV. Conclusion

Si les opérateurs historiques peuvent être blâmés pour leurs mauvaises performances, elles ne constituent pas la seule explication de l’échec de la généralisation du service. Il ne suffit pas, comme l’ont largement fait les bailleurs de fonds, d’incriminer la gestion publique des réseaux d’eau, comme il ne suffit d’ailleurs pas non plus de « privatiser » les réseaux pour que le service se généralise. On ne peut faire fi du contexte extrêmement prégnant ayant prévalu depuis décennies : une crise économique généralisée, suivi des PAS appliqués par les trois pays. Fragilisés par la crise économique, les citadins se sont vus ensuite encore appauvris par la pénurie d’emplois et le renchérissement des services. Les services d’eau ont donc affaire à des usagers pauvres dans leur grande majorité : comment dans ces conditions étendre la desserte en eau tout en garantissant au moins l’équilibre budgétaire du service ? Le choix implicite des gouvernements a été d’assurer un service « acceptable » à une minorité de favorisés, leur faisant bénéficier de conditions d’accès avantageuses (péréquations tarifaires…) grâce au subventionnement des services d’eau, en contrepartie de leur loyauté politique. Comme je l’ai montré, pendant des décennies, les services d’eau n’ont pu continuer à fonctionner que grâce aux subventions de l’Etat. Pour les autres citadins, desserte collective, « redistribution de voisinage » (la collecte d’eau chez les voisins connectés) et colportage ont permis d’amortir la crise de l’eau.

CONCLUSION DE LA PREMIERE PARTIE

L’échec de la généralisation du réseau d’eau dans les trois capitales s’enracine donc dans leur histoire. On peut distinguer trois grandes phases de l’histoire urbaine du réseau d’eau, concernant l’alimentation des populations pauvres. La période coloniale est celle du déni : si les autorités tolèrent la présence d’un nombre restreint d’autochtones, elles ne leur concèdent que quelques quartiers très circonscrits dans l’espace, à l’équipement sommaire. Les pouvoirs publics tentent d’étendre le réseau, mais uniquement en faveur de la communauté des colons. Même si la dernière période de la colonisation laisse la place à quelques aménagements plus favorables aux Noirs, ce sont surtout les classes moyennes qui en bénéficient, tandis que les conditions de vie des plus pauvres n’évoluent guère. L’indépendance suscite de nombreux espoirs et les discours des pères fondateurs promettent un rattrapage des inégalités de la colonisation, mais il est difficile de distinguer, dans les discours et les mesures prises, un véritable projet de société intégrateur parmi les velléités incantatoires. Programmes de logements sociaux, détournés par les classes moyennes pour lesquelles ils sont à peine suffisants, puis trames assainies et programmes de réhabilitation ne permettent ni le rattrapage et encore moins la généralisation du service d’eau, en dépit des priorités affichées. Le contexte ne joue pas en leur faveur : explosion urbaine puis crise économique vont vite rabattre les ambitions. L’indépendance ne marque donc pas de véritable tournant dans « l’apartheid hydrique », si ce n’est en termes de couleur de peau de la minorité favorisée. La gestion publique n’a pas été synonyme de généralisation du service, mais au contraire de disparités spatiales et d’exclusion économique, non seulement en raison de facteurs internes aux services, mais aussi sous le poids d’un contexte socio-économique général très défavorable (crise économique, urbanisation de la pauvreté, fragmentation urbaine). Cependant, conclure à l’échec et à la fragmentation accrue des villes par juxtaposition des enclaves résidentielles des riches et des classes moyennes, équipées, et de vastes espaces abandonnés ne suffit pas : si l’échec est aussi patent, comment expliquer la longue paix sociale des ces villes pendant toute cette période ? Se cantonnant à un mimétisme sociotechnique, le modèle mis au point et transféré des métropoles aux colonies (la gestion publique du réseau d’eau) a survécu aux indépendances mais ne s’est pas pour autant accompagné de l’adoption du modèle de régulation politico-économique sous-jacent, visant l’universalisation du réseau. En effet, loin de servir l’objectif d’universalisation, le dispositif socio-technique s’est inscrit dans la logique de l’Etat patrimonialiste : à partir des années 1970, la redistribution des richesses nationales et de la solidarité s’est limitée à une minorité restreinte, certes noire, mais composée des classes moyennes et des élites, inféodés aux partis uniques mis en place dans chaque pays, dans un contexte de patronage et de clientélisme accrus. Il a donc suscité d’autres mécanismes de régulation et de redistribution, passant notamment dans le domaine de l’accès à l’eau, par la solidarité de voisinage ou encore la tolérance des autorités devant les multiples pratiques (diversité et caractère composite des systèmes d’approvisionnement, mécanismes redistributifs cachés, grande diversité des services offerts). On est donc loin de « l’idéal infrastructurel moderne » du réseau intégré et intégrateur décrit par S. Graham et S. Marvin. C’est au contraire dans un contexte d’insuffisante différenciation du service, incitant les plus riches et les plus pauvres à quitter le système (les premiers parce que le service ne leur convient pas, les seconds parce qu’ils n’ont pas les moyens de payer), que s’inscrivent les réformes. En focalisant leurs efforts sur le réseau, son opérateur et son autorité organisatrice, elles bousculent les règles du fonctionnement social et touchent aux fondements de la solidarité et des équilibres politiques dans ces sociétés. La question demeure donc entière de savoir s’il est encore possible ou

souhaitable de rechercher aujourd’hui la mise en œuvre de ce modèle ou alors de chercher d’autres voies de généralisation du service d’eau. En effet, selon O. Coutard, « une offre différenciée de services essentiels peut être davantage productrice de solidarité au sein des sociétés urbaines qu’une offre intégrée homogène. 285», à condition qu’elle s’accompagne de

mécanismes redistributifs. Il est donc plus pertinent d’analyser les nouvelles configurations en termes de degré souhaitable ou possible de différenciation de l’offre (au sein du réseau et hors du réseau, et combinée ou non à des mécanismes de solidarisation), au regard de la diversité des conditions de vie des populations urbaines et de leurs attentes en matière de services publics, ce que nous allons faire dans la deuxième partie de la thèse.

285 Formulation issue de réflexions collectives dans le cadre du projet ATIP du LATTS (ENPC) « Réseaux et fragmentation urbaine : regards croisés Nord-Sud », in COUTARD. O. « Fragmentation urbaine et réseaux : regards croisés Nord-Sud », p 2, présentation à l’IDDRI, sur le site www. iddri.org/iddri/html/themes/finance/sem_services.htm

DEUXIEME PARTIE.

REFORMES ET DISPOSITIFS A

DESTINATION DES PAUVRES. LA

MARCHANDISATION PEUT-ELLE

ETRE UN FACTEUR

D’UNIVERSALISATION

EQUITABLE DE L’ACCES A

L’EAU ?

Tandis que le Kenya, la Tanzanie et la Zambie font progressivement le constat de l’échec de la généralisation du service d’eau à leurs populations respectives, les réformes libérales concernant l’ensemble des secteurs économiques sonnent le glas de la figure historique de l’état développeur, au profit du marché et des acteurs qui l’animent. Ainsi, au tournant des années 1990, avec une détermination inégale, les trois pays se lancent dans des réformes de leur secteur de l’eau potable, censées apporter des solutions là où la gestion publique intégrée a échoué : les énormes besoins en capitaux pour rattraper le retard des taux de couverture et tenir le rythme de l’urbanisation, auxquels les Etats ne peuvent faire face, ainsi que la réputation d’efficacité de la gestion par le secteur privé font de la « privatisation » la solution prônée par les bailleurs, qui incitent les Etats à l’adopter ou du moins à la rendre possible à travers les réformes du secteur. Cependant, si on le rencontre fréquemment dans la littérature, le terme de « privatisation » n’en est pas pour autant approprié car il recouvre des réalités institutionnelles et organisationnelles diverses. Il englobe indifféremment une grande variété de combinaisons dans les partenariats publics-privés (les « PPP »), tout en désignant également l’adaptation graduelle des modes de management des entreprises et des organismes publics ou encore le démantèlement partiel, provoqué ou subi des monopoles antérieurs. L’expression de PPP recouvre elle-même une catégorie très lâche mais très employée dans le vocabulaire des bailleurs, reflétant un essor de la contractualisation à toutes les échelles et la diffusion des dispositifs de gestion déléguée, répondant au souci de la philosophie libérale dominante de pénétration rapide des marchés en développement par des entreprises privées. C’est pourquoi, à la suite de S. Jaglin, on préfèrera au terme de « privatisation » le terme de « marchandisation », pour désigner les mutations des normes des services et des règles de leur gestion (tarification au coût complet, principe de l’usager-payeur, etc.), ainsi que celles de leurs dispositifs d’organisation (corporatisation, PPP…). L’objectif est donc à présent d’examiner quel est le contenu de la marchandisation adopté par chacun des pays : il ne s’agit pas de simplement retracer la genèse et le cycle des réformes bien connus mais d’africaniser le propos en distinguant ce qui relève de l’application du « paquet institutionnel » des réformes proposé par les bailleurs et de l’indigénisation des modèles, en fonction du contexte local de chacun des pays. D’autre part, si une analyse des réformes selon l’approche dominante néo-institutionnelle286 est utile pour comprendre dans quelles mesures les

nouvelles architectures et les modalités de gestion influencent les performances économiques des opérateurs, elle n’est pas suffisante. Au-delà d’un certain unanimisme des discours et des principes mis en avant par les réformes, l’indigénisation du « modèle » repose surtout sur les dispositifs pratiques d’alimentation en eau pour les populations pauvres, témoignant de l’appropriation du « paquet institutionnel » par chacun des pays. C’est finalement à l’aune de ces dispositifs, insérés dans des cadres plus larges de marchandisation du service, que l’on peut mesurer le cas échéant l’avancée de la généralisation, ou plutôt de l’universalisation de l’accès à l’eau, et ses conditions. Enfin, la réflexion sur les conditions de l’universalisation ne peut en exclure la dimension spatiale : dans quelle mesure les mutations influencent-elles les agencements socio-spatiaux urbains antérieurs ? En d’autres termes, les relations entre services et territoire urbanisés sont-elles modifiées et, le cas échéant, quelle est la portée de ces modifications ?

286 GLACHANT. J-M. “L’approche néo-institutionnelle de la réforme des industries de réseaux”, in Revue économique, vol. 53, n°3, mai 2002, p 425-435.

CHAPITRE 1. L’EAU, UN BIEN ECONOMIQUE ?