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i Des concepts opératoires pour penser et agir collectivement

Nous proposons une analyse « commonsienne » des institutions, en référence aux travaux de J.F. Commons, économiste institutionnaliste américain du début du XXe siècle. Dans ce cadre, les institutions apparaissent comme un ordre tiré du conflit auquel des individus aux intérêts divergents (en concurrence dans l’accès aux ressources) se soumettent, du fait de leur interdépendance mutuelle (nécessaire coopération dans la construction de ressources). Elle correspond à la soumission de l’intérêt personnel à un projet collectif commun dans le but de gagner en capacité d’action (possibilité d’anticipation, développement d’une réputation commune). L’institution est une « une action collective qui contraint, libère et étend le champ de l’action individuelle » (Commons, 1931). Elle recouvre un ensemble de règles i) informelles (confiance, normes, valeurs, routines), ii) formelles encastrées dans des organisations et iii) juridiques et réglementaires. Les institutions sont donc des ressources pour l’action.

Commons (1931) définit la transaction comme l'unité ultime de l'analyse économique : "une unité d'activité avec ses participants". Chaque transaction recouvre des relations de conflit, de dépendance et d'ordre. Selon la relation dominante, Commons (1931) qualifie la transaction comme respectivement : i) de marchandage (négociation et transfert de la propriété de la richesse entre parties égales sous le contrôle de la loi ; principe de rareté) ; ii) de direction (des relations hiérarchiques entre individus sous le contrôle des règles de travail par lesquelles la richesse est produite; principe d’efficacité) et iii) de rationnement (argumentation entre un collectif souverain et des individus selon le principe de futurité). L’échange marchand apparaît alors comme un échange de droits de propriété.

"Les transactions ne renvoie pas à l'échange de marchandises, mais à “l'aliénation et l'acquisition, entre individus, des droits de propriété et de liberté créés par la société, qui doivent donc être négociés entre les parties concernées avant que le travail puisse produire, que les consommateurs puissent consommer ou que les marchandises puissent être échangées physiquement” (Commons, 1931, p652).

Les échanges marchands sont autorisés, autrement dit régis par deux modalités : le droit et l’éthique. Éthique et droit sont des médiations de l’assujettissement de l’individu au tout social. La rationalité économique consiste à l’inverse à assujettir le tout social à l’intérêt individuel. En d’autres termes, l’individu s’approprie le bien commun que constituent les règles de l’action collective.

« La force du droit, adossée au monopole légitime de la violence physique, s’oppose à la persuasion, force de l’opinion mobilisée par l’éthique, adossée quant à elle à une menace de bannissement hors du groupe » (Théret, 2009).

Selon les échelles d’analyse, le contrôle de la rationalité économique est exercé préférentiellement par le droit ou par l’éthique. « L’éthique est le médium de l’ordre social simultanément au sein des groupes organisés et au niveau de la société, en tant que tout englobant de l’économie » (Théret, 2005). L’éthique, à l’échelle des collectifs organisés, correspond aux contraintes de conformité de l’action individuelle aux règles régissant les organisations, sous peine d’exclusion de celles-ci. Il peut s’agir par exemple d’une déontologie professionnelle, qui s’exprime au sein de collectifs tels que les syndicats, les groupements de producteurs, les interprofessions. La « méta-éthique » définit les valeurs raisonnables et le bien public commun, à la recherche desquels il est légitime d’assujettir le droit et l’économie. Par contre, au niveau macro-économique intermédiaire, les conflits entre organisations doivent être régulés pour que règne un ordre économique sur lequel l’État puisse s’appuyer.

Les organisations sont des groupes de personnes qui ont des intérêts communs. Elles résultent de la structuration dans le temps d'actions collectives qui combinent i) des règles externes qui légitiment l'organisation ; ii) des règles internes que l'organisation peut développer sur cette base pour fonder son

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gouvernement (organiser l'exercice d'un pouvoir de décision et de régulation) et exercer son activité et iii) des transactions stratégiques (dans lesquelles les individus explorent leur créativité) et des transactions courantes (qui caractérisent la gestion courante des organisations) (Commons, 1934, cité par Bazzoli et Dutraive 2002). Les organisations sont des institutions d'une complexité supérieure qui combinent les trois types de transactions. Une organisation est donc à la fois une affaire économique par rapport aux transactions de négociation, un lieu de déploiement de techniques matérielles et d'activité physique dans le cadre d'une transaction de direction, et enfin un groupe politique souverain mettant en œuvre des transactions de rationnement (Commons, 1934; cité par Théret, 2005). Selon le type de transaction dominante, l'organisation peut être économique (entreprise), morale (association) ou politique (administration). Les accords de partenariat qui répartissent les atouts et les limites de la cooperation sont une forme d’hybridation (Commons, 1931). La coexistence de transactions au sein de chaque organisation implique que deux logiques coexistent dans l'entreprise (Bazzoli et Dutraive 2002): la logique de la création de valeur régulée par la valeur d'usage (principe d'efficacité) et la logique d'acquisition de valeur régulée par la valeur d'échange (principe de rareté). La compétence collective est fondée sur des routines qui sont des trêves dans les luttes internes de pouvoir (Nelson et Winter, 1982, Coriat et Weinstein, 1995). En outre, ces deux logiques sont réglementées par les transactions de rationnement et le droit (droit des sociétés et droit du travail).

Enfin, l'ordre socio-économique repose sur l'existence de méta-institutions qui établissent et maintiennent une structure de règles. Cette structure empêche i) que le jeu des intérêts individuels ne dégénère en violence (régulation des conflits) et ii) que l’incertitude n’empêche les transactions (Commons 1934, cité par Bazzoli et Dutraive, 2002). L'ordre économique correspond aux entreprises en concurrence mais aussi aux syndicats, associations ou administrations telles que les conseils d'administration qui contribuent à la gestion et au rationnement des transactions. Comme c'était le cas à l'échelle des organisations, l'opposition entre l'ordre économique et l'ordre moral est réglée par l'ordre de rationnement et le fonctionnement du droit. Par conséquent, même si dans le capitalisme, la valeur d'échange domine la valeur d'usage, la valeur d’échange reste encadrée par la loi. L’ordre économique conditionne les modèles d’entreprises.

A la différence de l’approche évolutionniste qui fait reposer la sélection des normes sur le seul principe d’efficience, l’approche institutionnelle reconnaît la force du discours et du polititique (Vatn, 2001). Dans une économie où l’apprentissage est possible la prise de parole constitue un levier de stabilisation des marchés alternatif à la défection (Hirshman, 1970)35. La prise de parole prend différentes

formes (négociation, pétition, grève...). Il s’agit d’une tentative de modification du fonctionnement d’une firme, d’amélioration de l’état d’un service ou d’un produit... Dans cette approche, la politique est incluse dans le marché et non un espace surplombant. Le recours à la « prise de parole » s’explique par la loyauté d’un individu ou d’une organisation, envers un produit ou une communauté. La prise de parole est aussi favorisée lorsque la défection est difficile (absence de substitut) ou impossible (biens publics). Elle est aussi favorisée par l’expérience (si la prise de parole s’est avérée par le passé un moyen efficace pour obtenir le résultat escompté).

35 A.O. Hirschman dans un ouvrage paru en 1970 « Exit, Voice et Loyalty » (Hirschman, 1970) met en avant les limites des

approches néoclassiques qu’il qualifie d’« économie tendue». Puisqu’en situation de concurrence parfaite, les firmes sont tendues à leur frontière de production, elles n’ont pas de capacité d’apprentissage. A l’inverse, lorsque l’on considère une « économie relâchée », l’écart entre performances observées et potentielles tient à la perte tendancielle d’efficience des organisations. Cet écart constitue une ressource, une capacité de réaction face aux chocs. Cette capacité de réponse est variable selon les individus et les firmes car ils ne sont pas interchangeables. A.O. Hirschman met plus en avant le « relâchement » de la qualité que celui des prix. La réaction d’un client vis-à-vis d’un changement de prix est selon lui fonction de son attachement à la qualité du produit. C’est donc la réaction vis-à-vis de la variation de la qualité qui explique la réaction vis-à-vis de la variation des prix. Dans une économie relâchée, la stabilité des marchés ne correspond pas à un point d’équilibre mais plutôt à une aire autour de ce point.

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L’approche « commonsienne » des institutions reposant sur une articulation entre droit, économie et éthique permet de concevoir les processus politiques de sélection de valeurs raisonnables pouvant prétendre à une supériorité future et soumettre les intérêts individuels dans le présent. Les règles en vigueur sont établies en fonction des précédents qui permettent des choix raisonnables, ce que Commons désigne comme la « common law of making law ». La force de régulation repose donc sur l’expérience (sélection des « working rules ») qui dégage des valeurs raisonnables. Les institutions sont ainsi issues d’un processus historique de sélection. L’équilibre institutionnel est dynamique, piloté par l’action collective. Ce processus est à l’œuvre dans toute organisation : toute organisation possède ses propres règles d’action qui sont ses lois, jusqu’à la formalisation du droit par les décisions des juges du « Common law ». L’approche commonsienne propose une vision hol-individualiste de la société qui met en tension l’individu et le tout. L’institution est une médiation entre l’individu et le collectif, entre le passé, le présent et le futur. Elle permet une analyse dynamique des organisations économiques. À un niveau supérieur, la répétition des interactions entre organisations permet la stabilisation d’un ordre économique.

Le cas de la prise en compte des enjeux environnementaux est exemplaire du rôle des processus politiques dans la structuration des activités économiques. Hagedorn (2008, p.377), à travers la notion “transaction- interdependence cycle ˮ, détaille les différentes étapes de la transformation d’une action physique en une transaction institutionnalisée, c’est-à-dire une action définie par des règles de transfert des droits d’accès et d’usage des actifs concernés. Les institutions sont héritées du passé et orientent les possibilités d’attribution future de ressources. La « propriété intangible » est notamment définie comme la capacité collective à exercer un contrôle sur les prix futurs par l’organisation (Commons, 1931).

ii.

Vers une analyse généalogique du secteur laitier (produits,

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