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Complexités et inégalités dans l’étude des cultures et de l’interculturel

Chapitre II : L’échange entre cultures dans la recherche

1. Complexités et inégalités dans l’étude des cultures et de l’interculturel

Ce travail de recherche confronte des problèmes de conceptualisation qui sont liés au domaine de recherche qui l'intéresse. Non seulement les visions sur ce qu’on comprend comme « culture » ou « identité » sont au cœur de nos réflexions, mais aussi ce qu’on comprend comme l’« interculturel ». Une grande partie des réflexions sur les rencontres entre cultures concerne l’échange entre groupes de personnes dont l’appartenance ethnique est vue comme leur composante principale. Le mot « culture » ou la notion d’appartenance culturelle cherche à délimiter les caractéristiques les plus importantes d’un individu au moment des échanges. Les complexités individuelles restent à l’écart à côté des différences plus « visibles », ce qui fait que des relations qui sont avant tout interpersonnelles (Maître de Pembroke, 2016) sont mises de côté au profit de certaines « impostures interculturelles » (Dervin, 2011).

Il ne s’agit pas ici de penser à l’interculturel comme moins important qu’il ne l’est, ou au domaine de recherche consacré à son étude comme malavisée. Ces réflexions invitent plutôt à rendre compte des complexités dans les échanges qui ne sont pas forcément dues aux différences et qui pourraient, à cause des terminologies d’observation, limiter les efforts dans des analyses soucieuses d’objectivité.

Les idées que je présente dans ce chapitre gardent des liens aussi avec l’univers de la recherche et du terrain. Il s’agit de montrer comment les inégalités qui existent dans les représentations de différentes régions et cultures sont présentes aussi dans le monde de la recherche. Le but est aussi de proposer une vision sur les outils conceptuels dont on se sert dans le domaine de la rencontre entre cultures; et d’en souligner certaines limitations.

La controverse sur la définition du concept de culture et des échanges interculturels a des prolongements et des implications assez complexes, liés aux cadres de pensée traditionnels. Wolf sur la question de la culture, signale la tendance des penseurs occidentaux à voir les peuples habitant au-delà de leurs frontières comme des peuples isolés, dont l’évolution s’est arrêtée dans le temps. Parallèlement, il est possible de voir dans la définition « classique » de la culture une certaine émanation des pensées liées aux idéaux du

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colonialisme, pour qui l’anthropologie culturelle servait à connaître les populations exotiques pour mieux les dominer (Wolf, 1982).

Les discussions dont le centre est le concept de « civilisation », suivent aussi ces mêmes complexités. Philippe Barbé souligne comment le terme est un néologisme qui a fait apparition dans le discours philosophique assez tardivement, alors que le verbe « civiliser » était bien présent dans les discours du XVIe siècle (Philippe Barbé, 2006). L’auteur voit dans la notion quelque chose de profondément moderne, impliquant une mobilité à la recherche du progrès, et en même temps une notion profondément auto-réflexive et ethnocentrique qui finit par être le point de départ d’un système d’exclusion, lequel est un discours assez présent dans les littératures d'éducation sur le monde, ainsi que dans le discours des médias de masse traditionnels.

Cette inégalité de représentation semble également être reflétée dans des concepts comme « développement/sous-développement » et « Tiers-Monde ». Ce dernier est encore présent dans des bibliographies sur les échanges entre cultures et sur la collaboration internationale. Ces notions apparaissent accompagnées d’une grande variété de concepts qui essayent de diviser le monde pour mieux le comprendre. Pourtant, pouvoir décrire de façon comparative tout en restant le plus objectif possible demeure une tâche quasi impossible. Les travaux les plus soucieux de clarté laissent des espaces qui continuent à rendre invisibles des régions, des traditions ou des nuances importantes pour une compréhension juste des échanges entre les cultures.

Nous voyons dans ce langage, très présent dans la recherche anglophone et francophone, une forte influence de la pensée hiérarchique qui met l’accent sur les différences entre les pays plus pauvres et plus riches, et qui distribue à tous certaines qualités, mais en quantités variables (Guillaumin, 2002). En plus, ceci se produit dans une époque où la division du monde et son observation évoluent très rapidement, rendant très difficile de suivre les mouvements humains qui se prêtent mal aux descriptions faites par des traditions scientifiques.

Les controverses autour des langages et des terminologies, qui pour certaines pourraient paraître exagérées, mettent pourtant en évidence le problème de l’invisibilité de certaines régions et de certains peuples dans beaucoup d’espaces de pensée qui trouvent des échos dans le monde des médias et dans l’étude des relations entre cultures. Bhargava et Akkari pointent ainsi comment, globalement, la majorité de la philosophie politique

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universitaire se soucie peu de sociétés non occidentales (Bhargava 2013; Akkari 2002). De cette façon, les exemples et les analyses ne font pas allusion aux manières dont les questions de la rencontre entre cultures peuvent arriver dans d’autres endroits du monde, communément connus comme « périphériques ». L’Occident est toujours le centre, même en dehors de l’Occident.

Cette idée peut être appuyée par celle de Galtung, qui défend l’apprentissage mutuel dans son introduction à la résolution des conflits. L’auteur met en évidence une certaine certitude sur le fait que le monde doit parler les langues et connaître les mœurs d’Occident; mais en même temps, les Occidentaux ne se voient pas dans le devoir de parler les langues d’autres régions ou dans l'obligation de connaître les circonstances de certaines régions au- delà des images répandues sur celles-ci dans les médias (Galtung, 2003).

Le fait que ces mêmes hiérarchies, images et visions de régions entières aient une place dans le discours de la recherche est significatif. Ces inégalités, aussi difficiles soient- elles à éviter, risquent de perpétuer des injustices et rendent invisibles de nombreux échanges qui méritent d’être étudiés pour l’avancée de l’éducation ainsi que pour la compréhension entre les individus et leurs héritages culturels. Cette approche des échanges entre cultures et des visions de l’Autre fait partie des structures de la recherche interculturelle et, selon nous, influence le choix de sujets qui sont le centre d’intérêt. Ainsi, les travaux sur l’éducation interculturelle mettent l’accent, d’un côté, sur la nécessité d’acquérir des compétences pour échanger avec les autres, et de l’autre, sur la nécessité d’intégration des enfants d’immigrés. L’ouverture des horizons culturels comprise comme un savoir de base est donc mise de côté pour donner priorité aux compétences pratiques dans un monde globalisé, et pour « résoudre » le problème de l’intégration dans les écoles.

2.Visions sur l’interculturel dans le monde de la recherche

Béatrice Rafoni observe que, malgré la diversité des explorations et des terminologies, des objets se répètent constamment dans les préoccupations des chercheurs. Ces objets se fondent sur les tensions des relations interculturelles dans l’actualité. De plus, d’après cette même auteure, une autre constante est l’observation de contacts directs interpersonnels, ou bien intergroupes, de représentants de cultures différentes. Les contacts de cultures dans des espaces virtuels sont moins observés (Rafoni, 2004).

En effet, l’étude des échanges entre cultures a presque toujours eu, traditionnellement, comme points de départ des conflits et des violences entre différents

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groupes et communautés. Cette dernière idée est souvent vérifiable, lorsque des échanges intéressants ont lieu grâce aux médias de communication, nouveaux et traditionnels, dans lesquels les cultures échangent et partagent des influences les unes avec les autres, et que ces échanges sont examinés sous l'angle du conflit. Le phénomène des séries télévisées, non seulement venant des géants des médias nord-américains, mais aussi latino-américains et du Moyen-Orient, l’expansion de certaines danses populaires ainsi que les influences culturelles de certaines subcultures sont des exemples intéressants de transmission entre cultures, qui ne semblent pas attirer l’attention de la recherche académique.

La concentration sur ces sujets fait que la plus grande partie de la littérature francophone sur les échanges entre cultures est composée d’études de cas qui ne discutent pas suffisamment les idées qui sont derrière le concept de l’interculturel. Akkari s’appuie sur Demorgon pour signaler que la recherche interculturelle, avant de devenir un champ de réflexion, est apparue comme une thématique qui se préoccupait particulièrement de conflits (Akkari, 1999). Les recherches sur l’interculturel qui surgissent dans les dernières années cherchent aussi à trouver des solutions à des désaccords éventuels dans le monde des entreprises internationales. L’expansion du monde des affaires et les alliances commerciales rendent nécessaires des études autour des malentendus pendant les échanges.

De plus, les résultats des dites recherches se concentrent plus sur des solutions pour ces malentendus et moins sur la réflexion ou la compréhension de ces phénomènes. Pour Rafoni la recherche sur les échanges entre groupes et cultures ne surgit pas de la curiosité intellectuelle ni ne cherche à répondre à des questions autour de la compréhension entre les peuples (Rafoni, 2004). La finalité est instrumentale et concerne les domaines de la formation professionnelle d’acteurs en « situation interculturelle ».

Pour Dasen la recherche interculturelle et ses débats de base doivent joindre le monde de la recherche au-delà du monde occidental, dans le « monde majoritaire » (Dasen 2016). L’auteur soutient que pour ce faire il faut tout d’abord se débarrasser des stéréotypes qui montrent la recherche sur l’interculturel comme un domaine d’observation des phénomènes résultants des migrations vers le Nord, ou des échanges entre étudiants chinois, ou coréens et américains. La recherche interculturelle francophone, de son côté, s’intéresse tout particulièrement à la question de la migration issue des pays de l’Afrique du Nord en France, par exemple.

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Le fait que des domaines des sciences sociales comme la psychologie, la sociologie et l’anthropologie soient enracinées dans les cultures occidentales, européennes et nord- américaines, a été relevé depuis longtemps (Dasen, 1993 et Akkari & Dasen, 2004).

Ceci invite à questionner les résultats et les intérêts des recherches et les philosophies qui impulsent les questions. Akkari évoque souvent ce sujet et réfléchit en profondeur sur les inclinations ethnocentriques des Sciences de l’Éducation. Le discours de la recherche en éducation reste assez monoculturel et s’appui esur des grandes figures qui proviennent généralement d’Europe et de l’Amérique du Nord, qui incluent rarement dans leurs réflexions des territoires autres que les leurs (Akkari, 2002).

Toujours selon Akkari, la problématique des phénomènes de rencontre qui se centrent sur la présence des élèves d’origines étrangères commence avec le mouvement des droits civiques aux Etats-Unis, et aussi avec le « combat antiraciste » qui a été fondé pour lutter contre les inégalités basées sur l'appartenance ethnique en Angleterre. Celles-ci sont à l’origine des « multicultural studies » qui sont une référence d’importance dans le monde de la recherche interculturelle anglo-saxonne.

Plus récemment, le croisement entre les Sciences de l’Éducation et les compétences interculturelles dans le monde anglophone renvoie presque directement aux travaux sur les façons de former des « global leaders » : des étudiants de haut niveau qui seront capables d’avoir les expériences et la flexibilité que les professionnels d’aujourd’hui n’ont pas face à un monde globalisé. La logique semble être guidée par un intérêt assez concret qui ne semble pas s’occuper beaucoup des valeurs propres à l’ouverture et la compréhension de la diversité culturelle, mais plutôt répondre à des questions spécifiques lors des échanges entre élites. Une diversité qui existe non seulement au-delà des frontières nationales, mais aussi dans l’entourage immédiat. Les études qui visent à travailler pour une éducation interculturelle semblent être plus concernées par les tensions entre groupes d’origines nationales différentes, et ont tendance à décrire des groupes culturels comme si ceux-ci étaient monolithiques.

Pour Dasen et Retschitzki, la recherche interculturelle peut être distinguée en deux approches : l’étude de la diversité culturelle, d’une part, et, de l’autre, celle des contacts entre groupes culturels différents qui de nos jours se multiplient plus rapidement que jamais. En même temps, il semble pertinent de rappeler les mouvements d’échange qui ont donné

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comme résultat des sociétés qui se voient comme homogènes, mais qui sont en effet des métissages anciens qui continuent à se mélanger aujourd’hui (Dasen et Retschitzki, 1989).

Il est important de souligner que l'étude de la diversité culturelle est utile pour mieux comprendre l’ensemble des sociétés humaines ainsi que la culture propre à chacun. Rafoni reprend cette idée et signale comment il est vital de ne pas permettre que les questions qui font référence à l’interculturel soient réduites à un simple « bricolage conjoncturel » (Rafoni, 2003).

L’auteure décrit l’émergence du champ de l'interculturel comme une réponse aux mutations du monde contemporain et, parallèlement, elle constate une limite importante dans la recherche interculturelle en France : le vocabulaire. Des travaux et des débats à part entière ont lieu pour essayer de distinguer les terminologies qui sont au cœur de ce domaine. Que l'appellation soit « cross- », « trans- » ou « multi- » culturel, les clarifications sont toujours nécessaires.

Rafoni se demande ce qui pourrait amener à un regard différent sur les relations entre cultures, notamment dans les sociétés occidentales. Des crises importantes qui touchent les conceptions de culture et d’identité sont au cœur des tensions, et la recherche est appelée à faire des efforts pour répondre à ces questions et impulser de nouvelles réflexions. Notre époque n’est pas seulement celle de la globalisation impulsée par la technologie, mais aussi celle de la fin des colonisations (au sens traditionnel du terme). Elle est aussi l’époque des luttes pour le respect identitaire et l’intégration non seulement des personnes, mais aussi des différentes cultures avec lesquelles elles se sentent identifiées.

La vision même de ce que nous avons appris à reconnaître comme « civilisation » doit être questionnée et discutée en permanence sans laisser de côté les expériences historiques qui nous ont ramené à ce point. Nous trouvons donc utiles les propositions de Bhargava :

« Un tel travail nécessite un engagement intellectuel total, encadré, d'une part, par un engagement moral plus large visant à une considération et à un respect égal pour tous, y compris pour le plus vulnérable ou le plus étranger, et, d'autre part, par la volonté de construire des espaces communs dans lesquels les différentes cultures pourraient dialoguer sur un pied d’égalité" (Bhargava, 2013. p 75).

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