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Chapitre 3 La base de ressources, les stratégies d’interaction et les réponses initiales

B. La complexité fonde la différence entre tactique et stratégie

L’incertitude et le conflit constituent les données à la base de la complexité perçue par les acteurs. Ces données rétro-alimentent les jeux de pouvoir des différents acteurs ou organisations. De ce fait, tout acteur, pour maintenir sa capacité d’action, devra prendre en compte l’épaisseur ou viscosité du réel et réfléchir non seulement sur ce qu’il veut faire, mais aussi à ce qu’il peut faire au vu des réactions des autres acteurs :

“Military units in campaign are constantly facing two questions : (1) What is our situation? (2) What is the situation of the enemy? In other words, the primary tasks of military intelligence officers is to provide their commanders with continuous life- situation analyses of their own and the enemy’s forces. (...)In the ordinary affairs of civilian life the same questions in somewhat different terms have to be answered every day by individuals, by heads of families, by corporation executives, by clinicians, by everyone who is interested in estimating or controlling future behavior. We may not ask exactly- What is the situation of the enemy? but at least we ask, What is the situation of the opposition? What are our own potentialities of action at a given time, and what is the pattern of conditions, opportunities, obstacles, and pressures to which we must adjust?” (Lowell Juillard Carr, 1948, p. 39-40).

La complexité se trouve ainsi à la base de la différenciation entre la stratégie (qui se projette vers le futur et les espaces lointains ou de difficile accès) et la tactique (qui se projette à partir du présent et des espaces proches ou de facile accès).

Au cours du Chapitre 3 nous avions analysé la relative inefficacité des discours géopolitiques et temporels de certains groupes de colons ou d’indiens en Amazonie Colombienne. Le défaut de reconnaissance de la complexité, et partant, le refus de distinguer entre la stratégie (théorie) et la tactique (la praxis) peut fondamentalement mettre en cause la capacité d’action des acteurs :

“Le sens commun conviendra avec nous, en effet, que l’être dit libre est celui qui peut réaliser ses projets. Mais pour que l’acte puisse comporter une réalisation, il convient que la simple projection d’une fin possible se distingue a priori de la réalisation de cette fin. S’il suffit de concevoir pour réaliser, me voilà plongé dans un monde semblable à celui du rêve, où le possible ne se distingue plus aucunement du réel. Je suis condamné dès lors à voir le monde se modifier au gré des changements de ma conscience, je ne puis pas pratiquer, par rapport à ma conception, la “mise entre parenthèses” et la suspension de jugement qui distinguera une simple fiction d’un choix réel. L’objet apparaissant dès qu’il est simplement conçu ne sera plus ni choisi ni seulement souhaité. La distinction entre le simple souhait, la représentation que je pourrais choisir et le choix étant abolie, la liberté disparaît avec elle. Nous sommes libres lorsque le terme ultime par quoi nous nous faisons annoncer que nous sommes est une fin, c’est-à-dire non pas un existant réel, comme celui qui dans la supposition que nous avons faite, viendrait

combler notre souhait, mais un objet qui n’existe pas encore.” (Jean Paul Sartre, 1943, p. 539) 153.

Or, au moment d’entendre parler des notions de stratégie et de tactique, il est fréquent de rencontrer une forte réaction face à l’introduction de ce que certains auteurs dénomment un “langage guerrier” :

“Qu’il est significatif ce langage guerrier et nationaliste, devenu maintenant banal, employé dans les entreprises et/ou à leur propos. Le risque est grand que la confusion s’installe dans les esprits et qu’une culture de l’affrontement se forme dans la vie quotidienne.” (Yvonne Mignot-Lefèbvre et Michel Lefèbvre, 1989, p. 51)154.

Il faut bien préciser qu’introduire la notion de conflit n’implique nullement que l’on cherche à en augmenter les effets. Prendre en compte la complexité (c’est-à- dire, introduire la réflexion stratégique) implique anticiper et prévoir le conflit de manière à mieux le gérer et redéfinir ses propres actions. Une bonne stratégie et des tactiques adéquates permettent à l’acteur d’éviter et de prévenir des conflits (Sun Tzu, 500 avant JC, 1972), et de mieux gérer les conflits que l’on ne peut éviter (en particulier elle devrait permettre d’éviter que tous les conflits politiques se transforment en conflits violents). En d’autres termes, si la stratégie se base sur la reconnaissance du conflit et de la capacité de réactivité des autres, elle ne prédétermine nullement la nature des interactions entre ou à l’intérieur des organisations. Refuser l’existence de conflits revient souvent à contribuer à les créer ou à les rendre encore plus ingérables155. Reconnaître l’opposition et le

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Voir aussi Jean Paul Charnay qui analyse comment, dans le cas de certains groupes terroristes, le refus de distinguer entre stratégie et tactique conduit inexorablement vers des choix d’action autodestructeurs : "Il [le terroriste] se sent aussi isolé par rapport au temps. Toute projection d'un acte terroriste dans le futur se situe entre deux limites extrêmes. Ou le coup de dés qui "abolira le hasard" (l'acte singulier qui mutera la contingence, à la limite : la naïveté du tyrannicide); ou la parousie du fantasme utopique. Dans les deux cas, disparaît la stratégie comme organisation progressive de l'avenir, réduisant peu à peu les obstacles politiques et les viscosités sociales. Et apparaissent l'affirmation d'une identité absolue entre l'émission contingente de l'acte et la visée stratégique, et la dénonciation de l'analyse intellectuelle, fut-elle critique." (Jean Paul Charnay, p. 114).

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Par ailleurs, il faut reconnaître que le vocabulaire guerrier critiqué n’est guère absent de l’ouvrage cité : "Nous pouvons avoir peur de tous ces jeunes adultes [note : les Lefèbvre se réfèrent aux jeunes arabes palestiniens ayant utilisé un ULM pour attaquer un camp militaire israélien] qui ont été élevés dans la violence, fanatisés très tôt, conditionnés pour tuer, au besoin en se supprimant eux-mêmes.(...)Dans tout cela, que fait notre (sic) défense?(...) Ne sommes-nous pas en train de nous tromper, une fois de plus, de guerre ?" (Yvonne Mignot-Lefèbvre, Michel Lefèbvre, 1989, p. 205-206). Et : "Cela ne diminue en rien les mérites industriels des pays asiatiques. Le Japon est devenu une grande puissance économique avec une arme redoutable (sic) : l'énorme surplus monétaire dégagé par la balance commerciale (...)" (Yvonne Mignot-Lefèbvre, Michel Lefèbvre, 1989, p. 193). De même : "De nouveaux conflits sanglants, nous concernant directement, deviennent probables. Ils prendront la forme de chantages d'enlèvements, d'attentats, de guerres larvées". (Yvonne Mignot-Lefèbvre, Michel Lefèbvre, 1989, p. 204).

155 Patrick Lagadec, 1991, 312. " (...) qui ne se prépare pas, avec obstination, à affronter la crise sera bientôt

conflit permet au contraire de redonner une dimension démocratique à la gouvernance (Matus, 1987a). De plus le conflit constitue potentiellement une source d’innovations pour les organisations concernées, et une gestion adéquate des conflits peut permettre de maximiser ce potentiel.

Ainsi, les acteurs incorporent la réflexion stratégique, non pour renoncer à l’action, mais pour la rendre plus efficace, quelles que soient les finalités156.

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