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Toute action est “intentionnelle”, mais là commence le problème de la rationalité

Chapitre 1 La problématique de la gouvernance naît avec l’action

B. Toute action est “intentionnelle”, mais là commence le problème de la rationalité

Identifier un problème, identifier les alternatives, décider et passer à l’action paraît une forme assez logique d’approcher le problème du pilotage. Mais, aussitôt proposée, elle suscite de nombreuses questions. Ainsi, H. Ulrich :

“When managers are termed “decision-makers” or “problem-solvers”, it is misleading in that the associated concept is one that “sees” problems as “given” and as something that needs merely to be understood and solved. But problems are the products of human judgments; they cannot be found like an object, but must instead be contrived. This problematization of actual or anticipated circumstances and processes represents a primary management task.” (H. Ulrich, 1984, p. 89). Feyerabend questionne le fondement même de l’intention “consciente” et de la rationalité : il préfère parler de “passion” qui crée les conditions pour une rationalisation après coup68 :

“D’abord, nous aurions une idée ou un problème, ensuite, nous agirions, c’est à dire que nous parlerions ou construirions, ou détruirions. Cependant, ce n’est certainement pas ainsi que se développent les enfants. Ils font usage de mots, ils les combinent, ils jouent avec eux jusqu’au moment où ils en saisissent le sens qui jusqu’alors leur avait échappé. Et l’activité ludique initiale est une condition essentielle de l’acte final de compréhension. Il n’y a pas de raison que ce mécanisme cesse de fonctionner chez les adultes. On doit s’attendre, par exemple, à ce que

67 “ (...) we define management at a higher abstract level as the design, control and development of purposeful

social systems. (...) from controlling individual activities to the design and development of entire systems" (H. Ulrich, 1984, p. 82 et p. 91).

68 Edgar Morin reste très sceptique face aux réflexions dérangeantes de Feyerabend pour lequel, selon lui : "(...)

il ne faut pas chercher la rationalité, tout se vaut, et ne cherchons pas plus loin..." (Edgar Morin, 1990, p. 38). En réalité, par leurs trajectoires intellectuelles les deux auteurs sont beaucoup plus proches que Morin ne voudrait bien le croire : ce qui se passe c'est que la sémantique joue de nouveau un mauvais tour, et la rationalité que critique Feyerabend n'est pas la rationalité que défend Morin.

l’idée de liberté ne puisse être rendue claire que par les actions mêmes qui sont censées créer de la liberté. (...) Le processus lui-même n’est pas guidé par un programme bien défini, et ne peut pas l’être, car il contient les conditions de réalisation de tous les programmes possibles. Il est plutôt guidé par une impulsion vague, par une “passion” (Kierkegaard). La passion donne naissance à un comportement spécifique, qui à son tour, crée les circonstances et les idées nécessaires à l’analyse du processus, à son explication, et à sa “rationalisation.” (Paul Feyerabend, 1979, p. 23).

De même, Michel Crozier anticipait les discussions actuelles sur la gouvernance, en signalant les limites de la rationalité dans un monde globalisé :

“In this perspective, the first and most central hypothesis concerns the concept of rationality and its relationship to the structure of values. Western Europe, as the Western world generally, has lived during the last two or three centuries with a certain model of rationality which has had a decisive influence on values, at least by giving them the basic structure within which they could be expressed. This kind of rationality, which can be considered as the most powerful tool humanity has discovered for managing collective action, is founded on a clear distinction between ends and means and an analytical fragmentation of problems within a world that could be considered infinite. Within such a framework people can define goals according to their preferences (i.e. their values). Society’s technical knowledge could then provide them with the necessary (and sufficient) means to instrument their goals. Every problem can be redefined in such a way that ends and means may be clearly separated and so that a rationale solution could be easily found. Of course, collective action implies several participants with different orders of preferences. But in the economic sphere analytical structuring will help sort out single deciders to whom others will be linked by definite contracts (into which they will enter according to their orders of preference). And in the political sphere democratic procedures organized around the twin concepts of general will and sovereignty give the rationale for the same logic. (...) The system has worked well enough as long as societal change was slow, the intervention of public authorities rather limited, and the fragmentation and stratification of society strong enough to insure a pragmatic acceptance of social order and established authority. But once the explosion of communication and social interaction has disturbed the necessary barriers that made societies more simple and therefore more manageable, this basic pattern of rationality disintegrates.” (Michel Crozier, 1975, p. 40).

Alors que l’argument de Feyerabend se situe au niveau d’un acteur individuel, Crozier analyse la difficulté de différencier les fins et les moyens dés lors que l’on travaille au niveau de nombreux acteurs :

“First, there is no way to order goals either rationally or democratically. Furthermore, the quality and authenticity of preferences and goals becomes questionable. (...) Second, ends do not appear in a vacuum. They are part of structured universes which encompass means. Furthermore, they are interrelated and conflictual. None of them can be pushed very far without interfering with other

ends. Finally what are ends for one individual or one group are means for other individual or groups.” (Michel Crozier, 1975, p. 41-42).

L’étude de Crozier et Friedberg développe ce point de vue en montrant les effets imprévus des jeux d’acteurs et la difficulté d’appréhender la rationalité :

“En d’autres termes, aucun problème, finalement, n’existe comme tel. Pour être traité, il doit toujours être repris et redéfini, soit pour l’ajuster aux caractéristiques des jeux déjà en opération, soit pour permettre la création de ces incertitudes “artificielles” sans lesquelles aucun marchandage, aucun jeu n’est possible. Bref, entre la structure “objective” d’un problème et sa solution dans l’action collective s’intercale une médiation autonome, celle des construits d’actions collective, qui impose ses propres exigences et sa propre logique. Comme de plus on ne perçoit que ce que l’on sait résoudre, et que l’on ne sait résoudre du moins dans le court terme que ce qui est traitable dans le cadre des construits existants, la conclusion est claire. Instruments pour la solution de problèmes, les construits d’action collective sont aussi des contraintes pour ces solutions, s’ils ne les empêchent pas totalement.” (Michel Crozier et Erhard Friedberg, 1977, p. 24).

Faudrait-il pour autant rejeter d’emblée l’utilisation de la notion de rationalité? Dans les années quarante, sur la base de travaux empiriques dans les administrations privées et publiques nord-américaines, Herbert Alexander Simon était arrivé à des conclusions très proches quant à sa critique des comportements supposés rationnels au sein des organisations (Simon, 1945). Mais, Simon a reconstruit la problématique en introduisant la distinction entre les notions de rationalité substantive (l’objet de décision est ce qui importe) et de rationalité procédurale (le processus même de génération de la décision est ce qui importe), distinction à partir de laquelle il a développé la notion de rationalité limitée ou bornée. Selon Herbert Simon, dans la pratique quotidienne de la gestion dans les organisations, la rationalité procédurale l’emporte souvent sur la rationalité substantive. Sur la base des travaux de Simon, Etzioni indique que :

“What is rational from a comprehensive viewpoint is often non-rational from an instrumental viewpoint, though non-rationality appears also on the comprehensive level via the introduction of elements which prevent complete optimization.” (Amitai Etzioni, 1968, p. 261).

De plus :

“Each actor has its own rationality. What is rational for the organization as a whole may not be seen as rational for a sub-unit. What is rational for us, may not be rational for our children. Rationality is actor, time and space bounded.” (Amitai Etzioni, 1968, p. 262-263).

A partir de cette perspective, Etzioni conclut que :

“In fact, our central proposition is that societal decision-makers do not have the basic capacities for making rational decisions.” (Amitai Etzioni, 1968, p. 265).

Le travail de Simon a fondé de nombreuses approches qui prennent en compte aussi bien le sens et les moyens de l’action, que les processus quelques fois heurtés, mais souvent fort ennuyants, grâce auxquels les acteurs arrivent à régénérer un certain consensus sur ces finalités69. Ainsi, Dror mentionne

l’importance du processus de recherche des finalités dans les processus d’élaboration des politiques70. De manière que les organisations se maintiennent

autant par les finalités (domaine de la rationalité substantive) que grâce aux processus permanents de recherche de leurs finalités (domaine de la rationalité procédurale) (F. Malik, G. Probst, 1984, p. 108-109)71.

C. Toute action est “communicationnelle”, mais c’est là que commence le

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