• Aucun résultat trouvé

C) Identité et appartenance sociale des collaborateurs

3) Pourquoi collaborer

Parmi tous ces collaborateurs, les lacunes des sources permettent de distinguer deux groupes : ceux dont les origines sont connues et ceux pour lesquels les origines ne sont pas du tout communiquées. Ce second groupe pose le plus de difficultés pour l’étude de cette partie. Cependant une étude du premier groupe peut permettre de mieux comprendre le profil des collaborateurs et ainsi faire ressortir un profil type.

Il existe une graduation parmi les nobles Romains du plus important au moins important : vir inlustris, vir spectabilis, vir clarissimus. Ces deux premiers titres ne pouvaient s’obtenir que grâce à certaines magistratures comme le vicariat pour les spectabiles et la préfecture du prétoire pour les inlustres79. Ce qui apparait clairement dans les sources est qu’une grande partie de ces collaborateurs sont à minima des clarissimi. Parmi les individus retrouvés seul Claudius, un envoyé de Clovis, pourrait ne pas être clarissime n’étant que « prêtre » même si cela ne l’exclut pas totalement car obtenir cette charge demandait un minimum de culture. Hormis ce cas, tous les collaborateurs connus appartiennent aux clarissimes.

194

D’autres phénomènes peuvent être observés en se basant sur les travaux de Karl Stroheker80 et Martin Heinzelmann81. Ces études montrent comment la haute noblesse occidentale s’est concentrée dans les ordres notamment les évêchés métropolitains : la famille de Sidoine Apollinaire en étant le parfait exemple. En parallèle, vers la fin du Vème siècle, beaucoup plus d’inlustres sont au service des rois barbares. Dans les périodes 470-480, aucun n’est à référencer alors qu’à partir de 490-500, les inlustres font leur grande percée dans les cours barbares comme le montrent les cas d’Apollinaris82, Arcadius83, Aredius84 ou encore Parthenius85.

Les souverains barbares recherchent ces types d’individus. Propriétaires riches et puissants, ils appartiennent à un réseau de nobles pouvant assurer au souverain un appui important parmi les populations, surtout par les évêques. Ces individus, par leur naissance, sont des gens éduqués et formés aux postes impériaux qu’occupaient leurs parents, ce qui assure au roi d’avoir des collaborateurs ayant les compétences nécessaires pour accomplir les missions qu’il leur donne. Tous les royaumes en Occident ont tenté de séduire cette noblesse et le fait que leur apparition n’est documentée qu’à partir de 460 n’est pas un hasard.

Premièrement, l’impossibilité pour l’état romain de se relever de la mort de Majorien en 461 est une catastrophe. C’est en effet à cette date que la noblesse commence à rentrer massivement au service des rois barbares. L’Empire ne paraissant plus assez viable pour nombre d’entre eux, notamment les clarissimes les plus bas, ils rejoignent les royaumes.

80 Stroheker 1941. 81 Heinzelmann 1976. 82 Alc. Avit. Epist., 24 ; 36. 83 Greg. Tur. Franc., III, 9 ; 12. 84 Greg. Tur. Franc., III, 9 ; 12. 85 Arator ad Parth. 102.

195

Deuxièmement, les événements de la révolte de Lyon entre 458 et 459 montrent la volonté des notables gaulois à refuser la déposition d’Avitus et de reconnaitre Majorien. Les Gaulois ne peuvent plus prétendre aux grandes responsabilités de la cour impériale et ne peuvent plus s’élever. Les rois barbares en profitent donc pour leur proposer des postes et les plus modestes parmi les nobles peuvent saisir cette opportunité d’accéder à des postes prestigieux et ainsi s’élever dans la hiérarchie sociale gauloise.

L’ordre social n’a pas évolué bien au contraire. Les barbares, lors de la pérennisation de leurs royaumes n’ont pas cherché à promouvoir des individus ne venant pas de la noblesse mais se sont bien assis sur cette dernière pour gouverner. Les rois barbares, qu’ils soient Burgondes, Francs ou Wisigoths ont su très rapidement que cette noblesse déçue serait la meilleure façon de pérenniser leurs royaumes. Leurs compétences et leur influence sur la société toute entière ainsi que leur position dominante au sein de cette même société rendent les aristocrates gaulois et espagnols les plus à même de contribuer à assoir le pouvoir royal. De plus, la royauté barbare peut se rapprocher du symbole impérial originel : l’imperator victorieux au combat.

Si les premiers collaborateurs pouvaient n’être que de simples clarissimes, la pérennisation des royaumes au fur et à mesure du Vème siècle a amené les notables les plus respectables à rejoindre les pouvoirs barbares. En cela, la famille Apollinarii-Aviti en est un parfait exemple. Si Sidoine Apollinaire, vir inlustris du fait de ses fonctions à Rome est opposé à Euric86, son fils est lui commandant militaire obéissant à Alaric II87, son petit-fils Arcadius est un homme puissant à Clermont

86 Notamment dans l’épisode du siège de Clermont : Sidon. Epist., V, 12. 87 Greg. Tur. Franc., II, 37.

196

puis remplit des missions pour Childebert à Bourges88. Son neveu, Avit de Vienne est un conseiller de Gondebaud89.

Les barbares peuvent avoir besoin d’un individu même si ce dernier n’est pas dans les plus hautes sphères de l’aristocratie et cela bouleverse l’équilibre de la noblesse. Tout l’enjeu des arrivées des barbares est la conservation du pouvoir, à savoir, est-ce que la hiérarchie sociale se maintient ou non. En jouant sur ces postes à responsabilités auprès des notables, les rois barbares savent qu’ils vont provoquer des tensions dans l’aristocratie et une compétition entre nobles pour les honneurs. A la question pourquoi rejoindre les royaumes barbares, une réponse serait la volonté de conserver le pouvoir et le contrôle sur la Gaule.

La fin du pouvoir romain prive les nobles de leurs capacités à exercer des charges et donc à accéder aux honneurs. Les barbares et l’Eglise offrent des possibilités et souvent ces deux structures travaillent ensemble.

Les souverains barbares ont tous à cœur d’avoir dans leurs cours des individus compétents trouvés dans la noblesse de Gaule et même la noblesse la plus influente possible. Cela démontre un non-bouleversement dans la hiérarchie sociale du Vème siècle. Si les dirigeants ont changé, la société occidentale n’a que peu évolué. Et même ces dirigeants ont des portraits rappelant ceux des empereurs90. Cela amène à ce deuxième objectif stratégique pour les rois barbares, préserver les élites occidentales et leurs modes de vie pour en faire des alliés puissants capables de stabiliser et d’améliorer la gestion de leur royaume. Cela est sans risque car la philosophie de la noblesse occidentale doit la pousser à

88 Greg. Tur. Franc., III, 9 ; 12.

89 Alc. Avit. Epist., 1-6 ; 21-23 ; 30 ; 44.

90 Sidon. Epist., I, 2. Hormis certains aspects physiques de Théodoric II, le portrait ressemble beaucoup à celui d’un empereur. Il peut s’agir d’une « déformation professionnelle » de Sidoine Apollinaire mais c’est surtout qu’il est vu comme un symbole du pouvoir notamment sur l’armée et un peuple, tel un empereur. En tout cas c’est le vocabulaire qu’on lui attribue. Gosserez 2010, pp. 128-131.

197

rechercher les honneurs et les missions auprès du pouvoir. Il faut pour les souverains donner tous les gages possibles montrant le respect des élites pour qu’elles se joignent naturellement aux organes de pouvoirs des royaumes.

Respecter l’organisation sociale de la société romaine est le seul choix cohérent possible pour les rois barbares et ils savent qu’ils y ont tout intérêt. Les rois barbares ont besoin des aristocrates de Gaule et plus que tout, ils ont besoin de leurs compétences et de leur influence sur le reste de la société. Attirer les meilleurs et s’assurer leur loyauté est la pierre angulaire de la stratégie des rois barbares pour s’assurer le contrôle des territoires qu’ils dirigent.

Parmi toutes les options disponibles91 pour contrôler leur territoire, certaines ont eu la préférence des souverains barbares au détriment d’autres. Pour rappel, ces méthodes permettant l’installation d’une population minoritaire mais supérieurement armée sont les suivantes : l’emploi de la violence, le contrôle de la communication, l’application du divide et impera, la reprise des structures traditionnelles et enfin maintenir la participation des populations les plus influentes du territoire dans la gouvernance. Parmi toutes ces possibilités, il semble clair que l’association des couches les plus influentes de la société avec le pouvoir barbare est la solution choisie par les souverains.

Les autres aspects existent aussi au Vème siècle : il y a bien des cas d’exil et de violence comme le montrent les exemples des évêques Volusianus92, Quintinianus93 ou encore Turibuis du Mans94, certaines institutions retrouvent leurs places puisqu’il est attesté un magister officiorum en la personne

91 Osterhammel 2006, p. 71. 92 Greg. Tur. Franc., II, 26. 93 Greg. Tur. Franc., III, 2.

94 Heuclin 1998, p. 37. Cet évêque dont on ne peut certifier la romanité mais qui est fort probable puisque tous les évêques du Mans le sont durant ce moment de l’Histoire, est accusé de sédition envers le pouvoir franc. Heuclin 1998, p. 37.

198

de Parthenius95. Enfin la stratégie du divide et impera est utilisée par Clovis pour rallier les évêques à sa cause comme le montre les cas de Volusianus et Quintinianus déjà cités. Cependant ces faits sont marginaux dans la vie politique du Vème siècle et si aucune source directe des rois barbares sur ce point n’est parvenue jusqu’à aujourd’hui, la collaboration des élites avec le pouvoir barbare et la reprise des structures traditionnelles sont bien les pivots de la stratégie des rois. Loin d’être des conjectures, les associations ponctuelles ou longues des aristocrates gaulois et espagnols le démontrent. Les faits témoignent de cette politique.

Plus qu’obliger les aristocrates à rejoindre les cours royales, les rois s’emploient à les attirer et à jouer de leurs besoins de retrouver le pouvoir. Pour réussir cela, les rois doivent connaitre cette aristocratie, ses codes et ses besoins pour les accueillir. Nul doute que plusieurs décennies passées à leurs côtés leur ont donné les clés de compréhension, les évènements historiques comme la déposition d’Avitus n’ont été que des catalyseur. Enfin, les premiers consiliarii ont sans doute dû affuter cette stratégie : pour que les Romains les plus influents et puissants des territoires soumis aux barbares les rejoignent, il faut leur donner des gages de stabilité sociale : ils doivent conserver leur pouvoir96.