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Si Jésus avait été le protagoniste principal de l’évangile, il se fait plutôt discret sur la scène du récit des Actes en limitant de fait son autocaractérisation – ce que Malbon a appelé la christologie représentée. La représentation est celle du personnage qui se caractérise lui-même en parlant ou en agissant. J’observerai dans les prochaines sections les quelques épisodes où le personnage Jésus participe lui-même à sa propre caractérisation.

2.2.1 – Ouverture (1.1-5)

1 Cher Théophile,

J’ai parlé, dans mon premier livre, de tout ce que Jésus a commencé de faire et d’enseigner 2 jusqu’au jour où il fut enlevé après avoir donné ses ordres, par l’Esprit

saint, aux apôtres qu’il avait choisis.

3 C’est à eux aussi qu’avec beaucoup de preuves il se présenta Vivant après avoir

souffert; il leur apparut pendant quarante jours, parlant du règne de Dieu.

4 Comme il se trouvait avec eux, il leur enjoignit de ne pas s’éloigner de Jérusalem,

mais d’attendre ce que le Père avait promis – ce dont, leur dit-il, vous m’avez entendu parler : 5 Jean a baptisé d’eau, mais vous, c’est un baptême dans l’Esprit saint que

vous recevrez d’ici peu de jours (1.1-5).

Dans l’introduction du deuxième tome à Théophile, le narrateur des Actes ne relie pas simplement deux livres entre eux, mais aussi deux personnages : le Jésus de l’évangile et le Jésus Vivant des Actes. Dès l’ouverture, Luc introduit son personnage Jésus comme étant celui qui n’avait que commencé à faire et à enseigner dans l’évangile. Il montre ainsi à son lecteur que le Jésus des Actes n’est pas un nouveau personnage, mais le même que celui de l’évangile qui poursuit maintenant ce qu’il avait amorcé. Narratologiquement, cette annonce veut dire que tout ce que le lecteur a appris concernant le personnage principal de l’évangile

2 – Comment? 2.2 – Christologie représentée

demeure valide. Les traits qui ont été construits au long de la première narration sont donc à conserver alors que le second récit rajoutera des informations complémentaires de caractérisation. Ce postulat avait déjà été introduit en Lc 24 où le narrateur avait insisté sur le fait que le Jésus ressuscité et Vivant n’était pas un nouveau personnage à découvrir, mais constituait le retour d’une figure déjà connue248. De plus, les nombreuses preuves de sa résurrection le confirment aussi (cf. Ac 1.3) :

Plainly his resurrection body had no need of material food and drink for its sustenance. But Luke may imply that he took food in the company of his disciples, not for any personal need of his own, but in order to convince them that he was really present with them and that they were seeing no phantom249.

En Lc 24.41-43, Jésus ressuscité a donc mangé du poisson grillé devant les onze pour leur prouver qu’il était non seulement ressuscité, mais aussi Vivant comme autrefois, avec eux. La mort et la résurrection du héros ne provoquent pas une mise à zéro des informations déjà données au lecteur, mais ajoutent progressivement à la caractérisation du personnage Jésus de nouveaux traits, comme l’avait fait le grand récit de l’évangile. Plusieurs indications du début des Actes renforcent ce postulat. Premièrement, pendant quarante jours, le personnage principal continue ce qu’il avait commencé en enseignant et en agissant (1.3). La continuité annoncée (1.1) est confirmée par le fait que Jésus enseigne le même message que dans l’évangile, à savoir le règne de Dieu. Deuxièmement, le narrateur met à nouveau en scène un maître entouré de ses disciples, enseignant et donnant ses ordres (1.4). Troisièmement, les cinq premiers versets constituent un retour arrière (analepse) qui atténue les effets de la

248 Bersot, « ’Le vivant’ dans la finale de Luc ». 249 Bruce, The Book of the Acts, p. 34.

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résurrection en présentant le Christ ressuscité avec les traits… de sa figure prépascale. Bref, le fait que la première caractérisation du Jésus des Actes soit identique à celle de l’évangile a pour effet d’insister sur l’unité des deux récits lucaniens.

2.2.2 – Ascension (1.9-11)

9 Après avoir dit cela, pendant qu’ils regardaient, il fut élevé et une nuée le déroba à

leurs yeux. 10 Et comme ils fixaient le ciel, pendant qu’il s’en allait, deux hommes en

habits blancs se présentèrent à eux 11 et dirent : Hommes de Galilée, pourquoi restez-

vous là à scruter le ciel ? Ce Jésus, qui a été enlevé au ciel du milieu de vous, viendra de la même manière que vous l’avez vu aller au ciel (1.9-11).

Le récit d’ascension des Actes est plus complet que celui de l’évangile, insérant en outre certains éléments des autres apparitions de la finale de Luc (Lc 24)250. J’en souligne deux. Premièrement, je remarque qu’à Emmaüs, lorsque les yeux des deux disciples s’ouvrirent et reconnurent Jésus, il disparut de devant eux (Lc 24.31). De la même manière, c’est pendant que les disciples regardent qu’une nuée dérobe Jésus à leurs yeux (Ac 1.9). Ils fixent alors le ciel pour, je présume, essayer de voir ce qu’ils ne voient plus (1.10). Deuxièmement, deux hommes en habits éclatants avaient demandé aux femmes (au tombeau) pourquoi elles regardaient dans la mauvaise direction : « pourquoi cherchez-vous le Vivant parmi les morts? Il n’est pas ici (Lc 24.5b-6a) ». De la même manière, deux hommes en habits blancs demandent aux disciples témoins de l’ascension de Jésus pourquoi ils regardent là où Jésus n’est plus visible : « Pourquoi restez-vous là à scruter le ciel (Ac 1.11b)251? »

250 Marguerat, Les Actes des Apôtres (1–12), p. 48-49. 251 Tannehill, The Narrative Unity of Luke-Acts, p. 19-20.

2 – Comment? 2.2 – Christologie représentée

Il y a ici un paradoxe narratif. En effet, si depuis le début du récit Jésus est le personnage principal, sa sortie devient problématique, car elle fait mentir le narrateur qui avait annoncé à son lecteur la suite des actes et des paroles de Jésus. Ce départ impromptu crée un vide dans le texte : l’absence du héros252. Parce que le lecteur n’a pas été préparé à ce départ (du moins le lecteur vierge de tout autre récit chrétien), il est laissé à lui-même pour tenter de comprendre ce qui se passe, au risque évident de mal interpréter. En toute logique, le lecteur est en droit de s’attendre à voir revenir le personnage par le même chemin qu’il a emprunté pour son départ : « il viendra de la même manière que vous l’avez vu aller au ciel (1.11b) ». Le message donné aux disciples demeure mystérieux, car il faut toutefois cesser de scruter le ciel, donc de l’attendre (1.11a). Avec le narrataire Théophile, le lecteur implicite connaît déjà en bonne partie l’histoire racontée : il sait que la parousie n’aura pas lieu durant la narration des Actes, mais que le personnage Jésus apparaîtra occasionnellement dans le récit, mais non dans une nuée cette fois-ci. Parce qu’à Emmaüs Jésus est apparu là où on ne l’attendait pas, il est implicitement convenu que le départ du personnage au début des Actes est un faux départ et qu’il y a fort à parier que le reste du récit laissera voir, ou entrevoir, Jésus là où on ne l’y attendrait pas.