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service sectorielle dans un organisme de formation

2.1. La posture du chercheur dans une recherche intervention

2.1.2. Le chercheur immergé dans l’organisation

En partant du principe que les sciences de gestion reposent sur l’observation des pratiques des acteurs de l’organisation, le professeur Savall pose 4 conditions pour une méthodologie rigoureuse d’observations des 3 principaux objets observables dans l’organisation : les documents écrits, l’expression orale et les actes (Savall, 2018). L’observation s’entend comme « un mode de collecte des données par lequel le chercheur observe, de lui-même, de visu, des processus ou des comportements se déroulant dans une organisation, pendant une période de temps délimitée » (Baumard et al., 1999). Ainsi, la rigueur de la méthode dépendra du fait que : a) Le chercheur accède en proximité aux acteurs-témoins de la gestion de l’organisation ; b) Les acteurs-témoins acceptent de s’exprimer librement en présence du chercheur ; c) Le chercheur matérialise avec beaucoup de rigueur ce qu’il entend lorsque les acteurs

s’expriment ;

d) Les techniques d’investigation permettent de limiter le biais de subjectivité inhérent à la relation entre le chercheur et les acteurs.

Il est intéressant de considérer comment le dispositif CIFRE permet de répondre à ces enjeux de rigueur scientifique. En effet, le dispositif CIFRE produit un phénomène d’immersion important. La présence continue sur le terrain d’étude, malgré les absences liées aux exigences de la vie du chercheur (colloques, recherches documentaires, vie du laboratoire), produit un phénomène d’assimilation du chercheur dans l’environnement de l’organisation où il finit par ne plus être identifié comme tel. Ce phénomène est accentué par la participation à la vie quotidienne de la société sur les métiers-clés de l’organisation. Cela peut même créer une confusion pour le chercheur sur son identité et sur la raison de sa présence dans l’organisation. C’est là que la relation continue avec le Directeur de thèse sert de rappel quant à la mission première : la recherche scientifique et la production d’une thèse de doctorat. Comme le souligne Thietart et al. dans « Méthodes en recherche de gestion », tout l’enjeu est de définir la place du chercheur : « Toute la difficulté d’une recherche consiste non à faire abstraction du chercheur (de soi-même), mais à qualifier et à maîtriser la présence du chercheur dans le dispositif de collecte. » (Thietart et al., 2014, Chapitre 9, p273). La Recherche-Intervention repose notamment sur le principe que « La production de connaissance se fait dans l’interaction avec

le terrain » (David, 2000), et que le caractère interventionniste du chercheur est assumé en ce qu’il vise à modifier la réalité pour l’appréhender (Cappelletti, 2007). Dans son rapport au terrain, le chercheur va organiser sa méthode afin de se retrouver en situation de « co-produire des connaissances avec les acteurs » (Savall et Zardet, 1996). Si ces principes permettent de rattacher la posture du chercheur à celle d’une « observation participante », cela laisse ouverte la question de la perception du rôle du chercheur, que ce soit par la direction de l’entreprise d’accueil ou par les collaborateurs. Quand le chercheur est un « participant complet », les sujets observés sur le terrain n’ont pas conscience de son statut, son rôle, de chercheur (Thietart et al., 2014, Chapitre 9, p278). Qu’en est-il dans le cadre du déploiement de la méthodologie de la Intervention au sein d’un dispositif CIFRE ? Autant la CIFRE que la Recherche-Intervention nécessitent une sensibilisation des acteurs de terrain à la recherche et à ses exigences méthodologiques car toutes les deux reposent sur une co-construction de la problématique avec ces derniers (Château Terrisse, al., 2016). Par ailleurs, la Recherche-Intervention utilise le conseil et ses outils « comme une technologie de la recherche » (Savall, Zardet, 2004). De ce fait, nous pourrions considérer que cette approche rend évidente la mission du chercheur, et son identification par les acteurs. Cependant, être chaque jour aux côtés des collaborateurs peut avoir l’effet inverse. Et le fait d’utiliser les outils du conseil au sein d’une société de conseil ne peut qu’accentuer l’assimilation du chercheur qui embrasse l’univers professionnel de son terrain. Si le rôle et les contraintes du chercheur sont, et doivent, être claires pour le décideur / donneur d’ordre, le professionnalisme et la posture du chercheur - intervenant semblent susceptibles de brouiller l’identification du rôle de chercheur pour les acteurs de l’organisation. Cette observation peut être facilement illustrée dans notre cas. En effet, la présence quotidienne et la participation à la vie de l’organisation ont, sans nul doute, fait perdre de vue aux acteur le rôle du chercheur. Ce dernier est d’ailleurs plutôt identifié comme un « faiseur » de thèse que comme un chercheur, tel un objet détaché de la réalité quotidienne de l’organisation, alors qu’il s’agit de l’objectif central de sa présence. D’une certaine façon, l’intérêt de cet effacement de la figure du chercheur pour celle de « collègue » a été de (re)trouver un accès « non biaisé aux informations » (Lee, 1993) et une capacité à effectuer des mesures discrètes (Thietart et al., 2014, Chapitre 9, p280). Cette perte de repère entre le chercheur et l’acteur aux yeux des participants est parfois soulignée comme souhaitable : « quand elle est exécutée de manière idéale, la recherche action brouille la distinction entre chercheur et participant, créant un processus d’investigation démocratique39 »

39 Traduction de l’auteur: “When ideally executed, action research blurs the distinctions between researcher and participants, creating a democratic inquiry process.”

(Marshall & Rossman, 2014). Berry décrypte le processus d’absorption du doctorant sur un terrain comme suit : lorsque la thèse est réalisée avec une « forte implication dans une ou plusieurs organisations », après une phase d’atterrissage, où le thésard « contrôle mal l’endroit où il atterrit », arrive la phase de socialisation. « Dans cette phase, le thésard devient quelqu’un : on lui parle, on l’invite dans des réunions importantes, il est investi de responsabilités. » (Berry, 2000). Ce constat, issu de son expérience dans la direction de thèses, vient confirmer ce phénomène d’assimilation du chercheur lorsque le contact avec le terrain est fort et continu. Dans notre cas, au bout de 10 mois nous nous verrons confier une équipe de consultants et la relation avec le plus important compte (en chiffre d’affaires) du cabinet. Cela a encore accentué l’assimilation du chercheur sur le terrain, l’importance de la phase suivante, la phase de distanciation, étape essentielle de la Recherche-Intervention, après la phase immersive (Cappelletti, 2010a). Berry qualifie cette phase comme étant de l’ordre de « l’arrachement au terrain ». Idéalement, le chercheur / thésard doit être « coupé physiquement du terrain » et des « sollicitations de toutes sortes dont il est désormais l’objet ». Pour Isabelle Barth (2018), la distanciation doit être pensée comme un « dispositif de décontamination » qui se concrétise par des temps où l’organisation est regardée comme un objet de recherche. Cette distanciation « décontaminante » est à la fois souhaitable sur une période conséquente à la fin du projet de recherche et sur des temps réguliers jalonnant le projet. En pratique, la convention CIFRE définit une proportion de temps à respecter entre l’entreprise et le laboratoire sans en préciser l’aménagement précis, qui fait l’objet d’une négociation entre le doctorant et l’entreprise (70/30 les deux premières années et 30/70 la dernière année du dispositif). Si les vues de Berry, en particulier, ne sont pas unanimement partagées, elles éclairent une certaine réalité de la recherche pour les apprentis-chercheurs et fournissent des points de repères et des bonnes pratiques qui ne contredisent pas l’approche de la Recherche-Intervention.

Cette immersion, ou assimilation complète, n’empêche en rien, dans un second temps, de lever à nouveau le voile sur la démarche de recherche et de (re)formaliser la relation acteur – chercheur, notamment par le biais d’entretiens semi-directifs ou d’exercices de restitution qui jouent le rôle de vecteur de co-construction de la connaissance avec les acteurs et d’instauration d’un effet miroir (Krief, Zardet, 2013). Ce repositionnement du chercheur est même souhaitable d’un point de vue éthique. La Recherche-Intervention, en ce qu’elle est transformatrice, a un impact sur des « sujets humains ». Et le fait qu’il ne s’agisse pas de modifier l’intégrité physique, comme dans les sciences biomédicales, ou de la psychologie du sujet, n’atténue en

rien la responsabilité éthique du chercheur en sciences de gestion. Le chercheur doit s’engager (Buono, 2018b) :

1) A respecter les personnes en protégeant leur anonymat, en les traitant avec courtoisie ; 2) A adopter une attitude bienveillante et à éviter de « nuire » à tout sujet ;

3) A être raisonnable et réfléchi dans son approche, de manière à ne jamais se trouver en situation d’exploitation des sujets pour le bénéfice de la recherche.

Pourtant, si les considérations éthiques peuvent apparaître plus complexes pour le chercheur en gestion, de meilleures garanties sont offertes dans ce type d’approche compte tenu de leurs caractéristiques (Roy & Prevost, 2013). L’implication éclairée des participants est notamment garantie par :

- La négociation formelle du terrain (processus d’embauche, dossier CIFRE, cadrage par écrit et dans le cadre d’une communication scientifique) ;

- La transparence de la démarche (libre accès à l’agenda du chercheur par l’ensemble des collaborateurs, relecture des communications par certains des collaborateurs, rapport d’avancement pour l’ANRT co-construit avec la direction) ;

- Une phase d’interrogation et de restitution formalisées de la démarche scientifique (entretiens semi-directifs, entretiens de restitution, présentation des résultats).

Le dispositif CIFRE, et l’approche par la Recherche-Intervention, concourent au fait que « toutes les décisions et toutes les activités concernant le processus de recherche, de même que le choix et la mise en œuvre des actions et l’analyse des résultats de ces actions sont réalisées conjointement de façon volontaire et engagée avec les participants qui décident en partenariat avec le chercheur de consacrer le temps et les efforts requis pour changer la réalité qui les confronte » (Roy & Prevost, 2013).

Ainsi, l’implication et la proximité du chercheur autorisent un accès direct aux objets observables, la récurrence des situations et des discours facilite la prise de note et la fiabilité de l’information récoltée, la confrontation des résultats au regard des acteurs permet une contradiction et une réduction du biais subjectif du chercheur.