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Champ d’application du porte-fort suisse

Dans le document Les garanties indemnitaires (Page 184-188)

L’IDÉE D’UN RAPPROCHEMENT ENTRE ASSURANCE ET SÛRETÉS PERSONNELLES

B. Champ d’application du porte-fort suisse

295. Problématique – Le porte-fort est donc rattaché, en droit suisse, à la notion de contrat de garantie. Ce genre comprend deux espèces. « Dans une première série de cas (die reine Garantie), l’événement incertain demeure sans relation avec une obligation déterminée : si le cas échéant, le bénéficiaire entre en rapport avec des tiers, ceux-ci, pour lors, ne lui doivent rien. C’est ainsi qu’une personne (souvent une banque, parfois une communauté publique) couvrira ou assurera l’heureuse issue d’une opération ou le bénéfice d’une entreprise, notamment un dividende. La plus fréquente aujourd’hui, la seconde espèce (die bürgschaftsähnliche Garantie), présente, par l’objet de la garantie, une analogie avec le cautionnement, d’où naît la difficulté de l’en distinguer »740.

La doctrine et la jurisprudence ont alors raisonné en termes de conflit, traitant le porte-fort et le cautionnement comme des concurrents. Cela implique de trouver des critères permettant de décider lequel des deux doit triompher dans un cas d’espèce (1). Cette démarche ayant échoué, d’autres auteurs proposent une piste au premier abord déconcertante : considérer que le cautionnement n’est rien d’autre qu’une application du porte-fort (2).

1. Théorie de la concurrence du cautionnement avec le porte-fort

296. La jurisprudence – Un arrêt daté de 1939 illustre assez bien le malaise du Tribunal fédéral face à la question741. Un bail avait été conclu entre deux sociétés. Un administrateur de la société preneuse avait signé l’engagement suivant :

« Je déclare me porter personnellement fort du loyer dû par la société Art Cinématographique SA à la Société immobilière Domus. Ce porte-fort cessera dès le jour où j’aurai donné ma démission de la S.I. Domus et je ne serai plus responsable des loyers à courir de cette date ». Les juges du fond avaient qualifié l’engagement de cautionnement. Le Tribunal fédéral corrige leur motivation sur un point essentiel : « À la vérité, contrairement à l’avis du juge cantonal, il n’est pas décisif que, d’après le texte français de l’art. 111 CO, celui qui s’oblige promet le “fait”

d’un tiers, tandis que [le garant] n’aurait pas garanti un fait du locataire, mais le payement du loyer. Le mot « fait » de l’art. 111 a le sens très large de toute prestation quelconque (“Leistung”, dans le texte allemand). Or le payement d’un loyer est une prestation qui peut être garantie par un porte-fort ou par une caution »742. La concurrence entre les deux mécanismes, sur le terrain de la garantie de l’exécution d’une obligation, paraît donc frontale.

739 V. infra, n° 610.

740 G. SCYBOZ, op. cit., p. 14.

741 Tribunal fédéral, 1ère section civile, 1er févr. 1930 : ATF, 65 II 30. Les décisions de cette juridiction

peuvent être consultées en ligne, à l’adresse www.bger.ch.

742 L’interprétation développée par le Tribunal Fédéral est tout à fait comparable à celle que, en France, la

doctrine favorable au porte-fort d’exécution propose d’appliquer à l’article 1120 C. civ (V. supra, n° 19 s.).

Comment savoir, alors, quelle qualification doit être retenue ? « Le critère distinctif réside en ce que le porte-fort assume une obligation personnelle qui est en soi indépendante de la prestation promise du tiers et qui n’astreint pas le porte-fort à l’exécution du fait promis, si le tiers ne l’exécute pas, mais à des dommages-intérêts, tandis que le cautionnement est un engagement accessoire qui oblige, au besoin, le garant à exécuter la prestation du débiteur principal ». Ces indications ne sont utiles que si les parties ont décrit le régime de leur garantie. Lorsque le texte de l’engagement est lapidaire, comme c’était le cas en l’espèce, les éléments énumérés par les juges semblent être davantage des conséquences de la qualification que des instruments permettant de la mener à bien.

Le Tribunal poursuit : « En l’espèce, un bail a été conclu et un loyer déterminé entre les deux sociétés. Le défendeur est intervenu par la suite pour se porter personnellement fort, soit responsable, du loyer dû ; cela ne peut pas raisonnablement signifier autre chose que la promesse de payer si le locataire ne s’en acquitte pas ; il y a donc là un engagement, assumé à titre accessoire, de fournir la prestation même du débiteur principal. Cette garantie est celle d’une caution, non d’un porte-fort ». L’opération de qualification ressemble plutôt à un tour de passe-passe. Une personne intervient pour « se porter personnellement fort », ce qui signifie qu’elle est « responsable », un mot qui ne semble pas faire pencher la balance vers le cautionnement plutôt que vers une garantie indemnitaire – au contraire. Et, tout à coup, cela signifie nécessairement que le garant veut se substituer au débiteur principal, donc qu’il est une caution. Le seul élément véritablement saillant dans la motivation est le constat que l’obligation principale préexistait, et que le garant est intervenu « par la suite ». Un auteur conclut de cette décision : « On peut raisonnablement se demander comment il est possible en pratique de garantir de manière indépendante une obligation contractuelle »743.

Dans un arrêt ultérieur, le Tribunal fédéral, analysant lui-même la juris-prudence antérieure, met en avant un autre critère : « L’existence d’un intérêt personnel du garant, distinct de celui du débiteur principal, est plutôt un indice en faveur du porte-fort, mais il ne revêt pas de caractère déterminant »744. Il ne permet donc pas de trancher.

297. La doctrine – Les auteurs soulignent les enjeux, bien sûr très importants, qui s’attachent à une exacte qualification des engagements garantissant l’exécution d’obligations. Le choix du cautionnement appelle en effet l’application d’une réglementation contraignante, tenant à la forme comme au fond de l’acte, tandis que le contrat de porte-fort semble bénéficier d’une grande liberté. Dès lors, la doctrine s’attache elle aussi à proposer des critères de délimitation. Un auteur avance ainsi : « Il existe quatre critères de distinction principaux. a) Indépendance de l’engagement : la promesse de porte-fort est indépendante de l’engagement du tiers envers le stipulant alors que le cautionnement a un caractère accessoire par rapport à la dette principale (il suppose l’existence d’une obligation valable).

743 T. ROSSI, La garantie bancaire à première demande: pratique des affaires, droit comparé, droit

international privé, Méta-Éditions, 1990, n° 311.

744 Tribunal fédéral, 1ère section civile, 25 mai 1999 : ATF, 125 II 305. Notons que, dans cette décision,

les magistrats affirment à nouveau que : « Le critère de distinction essentiel entre ces deux espèces de garantie réside dans l’accessoriété, c’est-à-dire le lien de dépendance de l’engagement de la caution à l’égard de l’obligation du débiteur principal ».

b) Nature de la dette garantie : le cautionnement garantit toujours le paiement d’une dette d’argent (ou du moins exprimable en argent) alors que le porte-fort peut porter sur n’importe quel comportement. c) Objet de la garantie : la caution donne une garantie de solvabilité du débiteur alors que le porte-fort promet la prestation même du tiers. d) Prestation promise : la caution s’oblige à payer la dette si le débiteur est défaillant alors que le porte-fort ne promet que des dommages-intérêts »745.

Reprendre ces critères un par un permet de s’apercevoir que les choses ne sont pas si simples. À tout seigneur, tout honneur, le critère de l’indépendance est le premier cité. Mais il ne répond pas véritablement à la question : « Face à une déclaration qui engage la “responsabilité personnelle” du promettant, qui peut com-prendre s’il s’agit d’une promesse accessoire ou indépendante ? Personne, et notamment pas le Tribunal fédéral, qui a pourtant retenu de manière constante ce critère de distinction »746.

Le deuxième critère, qui veut que seul le porte-fort soit envisageable comme garantie d’une obligation autre que monétaire, ne serait pas applicable en droit français. À côté du cautionnement des obligations de faire qui n’est qu’une garantie indemnitaire déguisée, puisqu’il est promis ab initio de payer une somme d’argent et non d’exécuter l’obligation principale, existe peut-être un véritable cautionnement de telles obligations : lorsque le garant s’engage à faire ce qui devait être fait747.

Le troisième critère, selon lequel la caution donne « une garantie de solva-bilité », alors que le porte-fort promet « la prestation même » du tiers, appelle la même remarque que le premier : cela n’aide pas véritablement à qualifier un engagement succinct rédigé en des termes non sacramentels748.

Quant au quatrième critère, il n’est pas non plus d’un grand secours : la doctrine suisse admet que le porte-fort s’engage, par stipulation expresse, à se substituer au débiteur principal plutôt qu’à payer une indemnité749. Une telle idée achève d’ailleurs d’égarer le juriste français, qui pensait trouver là une des seules certitudes auxquelles se raccrocher : un engagement de fournir la prestation à la place du débiteur principal est un cautionnement. Ce n’est manifestement pas le cas en droit suisse.

Aucun critère de démarcation, jurisprudentiel ou doctrinal, n’est donc pleinement satisfaisant. Mais une autre approche a été proposée.

2. Théorie de l’inclusion du cautionnement dans le porte-fort

298. Le cautionnement, porte-fort spécial – Certains auteurs critiquent la place occupée par l’article 111 au sein du Code des obligations, au sein des

« dispositions générales »750. Pour eux, le porte-fort aurait dû figurer dans la partie

745 F. CHAUDET, op. cit., n° 2302.

746 L. THÉVENOZ et F. WERRO, op. cit., n° 22, qui qualifient ironiquement ce critère de « formule

miraculeuse » qui « n’est d’aucun secours pour établir une règle générale ».

747 V. supra, n° 243 s.

748 Il peut paraître surprenant que l’on qualifie l’engagement du porte-fort comme celui qui promet « la

prestation même du tiers ». L’emploi du mot « même » suggérera d’ailleurs à un juriste français la qualification de cautionnement. Il faut comprendre cette expression comme suit : le porte-fort promet la prestation même du tiers, c’est-à-dire le résultat économique, factuel, attendu par le créancier, sans considération pour la validité de l’obligation juridique sous-jacente.

749 V. supra, n° 293.

750 V. supra, n° 283.

spéciale du Code des obligations, aux côtés du cautionnement751. Pourtant, Wavre avait déjà contesté cette vision du porte-fort comme contrat spécial : « [...] Le cautionnement est un contrat par lequel une personne s’engage envers le créancier à satisfaire à une obligation, si le débiteur n’y satisfait pas lui-même. Si le porte-fort garantit d’une façon générale tous les faits d’un tiers, la caution garantit certains de ces faits. [...] Le cautionnement est une espèce de promesse de porte-fort, celle par laquelle une personne garantit l’exécution de l’obligation d’un tiers »752. Singulier renversement de perspective par rapport au débat français, qui dénonce dans le porte-fort d’exécution l’empiétement d’une invention doctrinale douteuse sur le domaine seigneurial du cautionnement !

M. Rossi va dans le même sens et avance plusieurs arguments. Après avoir cité la place de l’article dans le Code, il poursuit : « Ensuite, contrairement aux dispositions sur le cautionnement, l’art. 111 ne réglemente pas le contrat de garantie mais énonce une règle de principe. Cette règle peut s’appliquer à plusieurs formes d’intercessions. Elle n’est donc pas typique d’un seul contrat. [...]Le “porte-fort” de l’art. 111 CO n’est donc pas une espèce de contrat, pas plus que ne l’est la

“subrogation” (art. 110 CO) ou la “stipulation pour autrui” (art. 112 CO). C’est une règle générale applicable à tout contrat et non seulement à des sûretés »753.

299. Le régime dérogatoire et protecteur du cautionnement – Dans une telle perspective, l’article 111 CO devient le genre et le cautionnement l’espèce. Or, les cautions bénéficient de certains avantages : bénéfices de discussion et de division, subrogation légale par exemple. Ces avantages n’ont pas été accordés « aux autres porte-fort »754. Le régime du cautionnement apparaît alors comme une faveur octroyée par le législateur au garant. Mais faut-il alors appliquer ce régime spécial chaque fois que le fait promis est l’exécution par un tiers d’une obligation ? Telle n’est pas la position du Tribunal fédéral, qui estime qu’il est possible dans une telle situation de conclure un porte-fort – il faut comprendre « un porte-fort classique », soumis au régime général du mécanisme755.

La prise en compte de la vocation protectrice du cautionnement fournit cependant un nouveau critère au juge qui doit choisir les règles à appliquer en présence d’une sûreté : le garant mérite-t-il protection ? C’est probablement ce raisonnement qui inspire le Tribunal fédéral lorsqu’il affirme : « La règle protectrice de l’art. 493 CO serait trop facilement éludée s’il suffisait d’insérer le mot “porte-fort” dans la formule soumise à la signature de la caution, alors que cette dernière en ignore souvent le sens. Une interprétation littérale stricte ne se justifie qu’à l’égard de personnes qui sont rompues à l’usage de ces termes, par exemple des instituts bancaires suisses »756. Dans une autre décision, il décide que : « le principe de protection entre en ligne de compte pour la qualification » de l’acte757. Des auteurs détaillent : lorsque les parties sont des professionnels, des personnes compétentes et

751 F. CHAUDET, op. cit., n° 2297. Dans le même sens, V. par ex. P. ENGEL, op. cit., p. 430 : « Il sied de

préciser cependant que le contrat de porte-fort est un contrat de garantie personnelle parmi d’autres ».

752 A. WAVRE, thèse préc., p. 55.

753 T. ROSSI, thèse préc., n° 334 s.

754 A. WAVRE, thèse préc., p. 57 s.

755 V. supra, n° 296.

756 Arrêt du 25 mai 1999, précité.

757 ATF, 113 II 434 c. 2b in fine, traduction de l’allemand proposée par L. THÉVENOZ et F. WERRO, op.

cit., n° 24, note n° 66.

averties, un texte clair tel que « je me porte fort, sans pouvoir soulever d’exceptions ni d’objections résultant du rapport de valeur » doit, conformément aux prévisions des parties, entraîner la mise à l’écart des protections légales accordées aux cautions.

En revanche, « La loi (CO 492 s) a pour but de protéger la personne inexpérimentée en la matière d’engagements excessifs qu’elle pourrait prendre, notamment à titre privé, parce qu’on ne peut pas raisonnablement prétendre qu’elle comprenne au moment de la promesse ce à quoi le texte l’engage »758. L’application concrète de ce principe de qualification n’ira pas sans poser quelques difficultés, mais le critère proposé – considérer la personne du garant, et surtout sa compétence – semble autrement plus logique et solide que ceux évoqués précédemment.

L’exemple suisse, qui vient d’être développé, remet en question un certain nombre de concepts du droit des sûretés qu’en France on croyait intangibles. C’est à la lumière de l’article 111 du Code des obligations que M. Ancel a eu l’idée de proposer l’article 1120 du Code civil comme fondement des garanties indemnitaires en droit français759. Le droit suisse, de plus, semble loin d’être isolé : il rattache le porte-fort à la notion de « contrat de garantie », les germanophones parlant de

« Garantievertrag ». Or, le droit allemand connaît aussi le Garantievertrag, qui n’est fondé sur aucun texte, mais rattaché à la liberté contractuelle760. Les définitions qui en sont proposées semblent compatibles avec celle du porte-fort suisse pris comme mécanisme général. La Cour de cassation allemande l’a en effet défini comme : « le contrat informel par lequel une personne s’engage, indépendamment de l’existence d’une dette principale, à répondre d’un certain succès ou à prendre en charge la réparation d’un dommage futur non encore réalisé »761.

Les concepts du droit suisse sont donc partagés par d’autres pays, mais, sur-tout, le rapprochement du porte-fort avec l’assurance semble cohérent au regard de l’Histoire du droit.

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