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Les cadres de référence liés au changement conceptuel Le Changement Conceptuel

Étude d’une ingénierie didactique « équilibre et stabilité »

7.2 Analyses préliminaires 1 Analyse de contenu

7.2.3 Les cadres de référence liés au changement conceptuel Le Changement Conceptuel

Notre travail se situe dans le cadre théorique constructiviste du changement concep-

tuel. Une première théorie de ce type a été proposé par Posner et ses collaborateurs

(Posner, Strike, Hewson, & Gertzog, 1982) du côté de la didactique et par Susan Carey au début des années 80 dans le champ de la psychologie cognitive comme le relatent Moreira et Greca (2003, p.4) ou Tiberghien (2002, p.32). Le point de vue général de Posner et al. est un parallèle entre les changements individuels et les changements dans l’histoire des sciences selon une vision Kuhnienne (Kuhn, 1962) qui suppose un change- ment radical (paradigm shift) de système explicatif, l’un devant être abandonné au profit d’un autre permettant de résoudre tous les problèmes que le premier est incapable de résoudre. Pour mener à bien, ou à tout le moins amorcer, ce changement conceptuel, les auteurs proposent plusieurs conditions que l’ancienne et la nouvelle conception devraient respecter : que l’étudiant soit insatisfait par ses conceptions actuelles, que la nouvelle conception soit intelligible, plausible et qu’elle promette une utilisation fructueuse. Après quelques années et suite à des résultats mitigés de l’utilisation de cette première version

de leur théorie, Posner et Strike proposèrent quelques modifications visant à prendre en compte d’autres facteurs issus entre autres de l’idée d’écologie conceptuelle (Posner & Strike, 1992 cité par Novak, 2002, p.14). Malgré ces modifications, ce point de vue n’est pas partagé par l’ensemble de la communauté des chercheurs en didactique et la principale critique provient de l’aspect Kuhnien « remplacement d’une structure par une autre » qui apparaît très limité pour expliquer des changements conceptuels de formes va- riées (Tiberghien, 2002, p.32). Parmi les théories alternatives au changement conceptuel de Posner et al., Vosniadou et al. (Vosniadou et al., 2001) ont développé une théorie fon- damentalement différente dans le sens qu’elle suppose l’existence de systèmes explicatifs bien organisés comme des « mini-théories » (ou théories spécifiques) qui seront révisées, lors du changement conceptuel, de manière lente par l’incorporation à cette structure, de nouveaux éléments issus du savoir scientifique accepté, et permettant d’atteindre un ni- veau d’organisation structurel plus cohérent avec cette vision scientifiquement acceptée. Le point commun de ces deux visions du changement conceptuel est qu’il est dépendant du domaine. D’autres courants du changement conceptuel ne font pas cette hypothèse, ni même celle d’une organisation bien structurée du système explicatif des individus qui apprennent. C’est le cas de l’approche « p-prims » de DiSessa (1993) qui considère les connaissances des novices comme des « morceaux de connaissance » (cf. Knowledge in Pieces) superficiels, sortes d’explications personnelles de la réalité physique basées sur des abstraction d’expériences et d’observations de phénomènes.

Dans ce courant du changement conceptuel, on peut citer aussi par exemple M. T. H. Chi, Feltovich, et Glaser (1981) (M. Chi, 1993 ; M. T. H. Chi, 2008) qui considèrent les chan- gements dans des catégories ontologiques ou Municio Pozo et Gómez Crespo (1998) qui considèrent un « changement représentationnel » plutôt que conceptuel. Nous n’allons pas chercher spécifiquement à appuyer tel ou tel autre de ces points de vue (ou théories) sur la ou les structures qui organiseraient la pensée des étudiants, mais nous avons vu dans le deuxième chapitre que les investigations préliminaires sur les concepts d’équilibre et de stabilité que nous avons menées et celles de la littérature en didactique, au moins en mécanique, suggèrent que des structures du type p-prims ou facets plutôt qu’une théorie cohérente de ces concepts chez les étudiants après l’enseignement secondaire sont plus à même d’expliquer les comportements observés. Nous pouvons constater par exemple que l’utilisation de telle ou telle conception, détaillée dans la suite de ce chapitre, est par exemple sensible à la fois au changement de système étudié mais aussi à la configuration d’un même système ou encore au scénario de la situation dans laquelle les étudiants

sont confrontés à ce système. Ceci paraît difficilement conciliable avec l’utilisation d’un système de pensée bien organisé de type « mini-théorie » (on trouve une discussion de ces différences dans Tiberghien, 2002, p.33).

De même, nous n’allons pas considérer le changement conceptuel dans sa signification implicite d’un remplacement d’une ancienne conception par une nouvelle , si ce n’est, à considérer qu’un changement d’organisation est un remplacement, mais ceci revien- drait à admettre que les anciennes conceptions disparaitraient au profit des nouvelles, ce que les recherches en didactique n’ont jamais montré (Duit, 1999). Au contraire, on constate souvent une forte résistance au changement de ces conceptions erronées, et ce que l’on peut d’ors et déjà anticiper à propos des conceptions auxquelles on s’intéresse ici, c’est qu’elles seront difficiles à modifier. En effet, parmi les raisons qui feraient obs- tacle à un changement profond des conceptions des étudiants, qu’a listé Duit (1999), figure l’ancrage dans la vie quotidienne. Or, les expériences de physique quotidiennes dans lesquelles interviennent l’équilibre et/ou la stabilité sont nombreuses (que ce soit l’utilisation d’une balance ou de dispositifs qui y ressemblent, par exemple) aussi bien que les cas d’utilisation de ces termes dans le langage courant, à propos de domaines non scientifiques, par exemple, dans lesquels ces termes ont une signification à la fois proche car procédant d’une certaine analogie avec le domaine de la physique (comme l’équilibre d’un compte bancaire), et éloignée, car basée sur des analogies très locales qui ne rendent pas compte de toute l’étendue du concept (comme l’équilibre d’un repas)3.

Application à notre problématique

De ces différentes théories, nous allons retenir qu’un changement conceptuel peut être initié par un conflit cognitif ou socio-cognitif (Ausubel, 1969 ; Vygotsky, 1978), et c’est cette stratégie que nous allons mettre en œuvre dans notre ingénierie didactique. Il ne s’agit pas là, bien sûr, de la seule voie qui permettrait un changement conceptuel. Pour amener les élèves de la classe à construire le concept voulu, en passant de leur conception propre (erronée ou incomplète) à une conception plus conforme au savoir établi, deux approches « conflictuelles » peuvent être utilisées :

3. Voir la liste des termes énoncés par les étudiants comme représentatifs de l’idée d’équilibre, issue des questionnaires informatiques et de l’article de Pedreros Martinéz (2013) présentés au chapitre 4, page 67.

• Mettre les étudiants face à deux situations apparemment différentes qui appellent de manière spontanée l’application de deux raisonnements issus de deux conceptions incom- patibles (du point de vue théorique), l’une étant conforme au savoir établi et l’autre non (c.-à-d. une conception erronée). Les amener ensuite à comprendre qu’il s’agit en fait de situations d’une même classe (par exemple conduisant à une formulation théorique identique) et que le raisonnement « conforme » permet de les expliquer toutes les deux, ce que ne permet pas le raisonnement issu de la conception erronée. Ceci qui va conduire à un conflit cognitif (Piaget, 1960) chez ceux-ci, facilitant un changement conceptuel visant à abandonner l’une des conceptions au profit de l’autre.

• Mettre les étudiants face à une situation qui peut permettre l’application d’au moins deux raisonnements correspondant à deux conceptions incompatibles (du point de vue théorique) non obligatoirement présentes chez le même individu et les amener « collec- tivement » à échanger leurs points de vue contradictoires (Buchs, Butera, Mugny, & Darnon, 2004) dans le but de provoquer un conflit, dit socio-cognitif (Vygotsky, 1978), menant vers un changement conceptuel chez les sujets.

Dans le cas qui nous intéresse ici, le raisonnement adéquate, cible, est connu des élèves (c.-à-d. la conception sous-jacente est présente dans leur esprit) ou, dit autre- ment, fait partie de leur « écologie conceptuelle » et il ne s’agit donc pas de faire acqué- rir une nouvelle connaissance aux élèves, mais plutôt d’étendre le domaine de validité d’une de leurs connaissances, de modifier leur réseau conceptuel, de le réorganiser (voir figure 7.1). Il s’agit donc d’une réorganisation des liens entre les différents concepts de l’écologie conceptuelle des étudiants et non d’une addition d’un nouvelle conception ou d’un changement global de structure.

La TCC : Théorie des Champs Conceptuels

Afin de rendre le changement conceptuel espéré plus intelligible, nous allons chercher à le modéliser plus finement, et si possible à en obtenir une représentation graphique. Pour cela, nous allons utiliser le cadre théorique de la Théorie des Champs Conceptuel (Vergnaud et al., 1978 ; Vergnaud, 1990) qui offre une vision des connaissances, ba- sée sur les processus, sur l’« action » du sujet. C’est un cadre cognitiviste, bien adapté au traitement des problématiques d’apprentissage des compétences complexes comme celles que l’on trouve dans le domaine des sciences et des techniques. Bien qu’étant plus ancien, il offre aussi une vision didactique intéressante des récentes théories issues des

neurosciences cognitives comme celles développées à partir des années 2000 autour du

Dual Process Memory (Sun, 1994).

Ce cadre donne une place centrale au concept de schème, qui est « l’organisation inva- riante de la conduite pour une classe de situations données » (Vergnaud, 1990, p.136), c’est-à-dire les éléments cognitifs qui permettent à l’action du sujet d’être opératoire. Les conceptions que nous avons relevés dans la première partie, entrainent les étudiants à raisonner d’une certaine manière face à un problème (ou dans situation donnée), en se focalisant sur des aspects de surface ou de proximité avec des problèmes ou des situa- tions connues, rendant donc leur conduite invariante pour ces classes de situations (ou de problèmes). Il s’agit donc bien là de l’expression d’un schème. Mais à la différence de la classification que nous avons fait alors en terme de clusters de facets (Minstrell, 1982) ou que nous aurions pu faire en terme de coordination classes de p-prims (DiSessa, 2002), nous avons ici une modélisation plus dynamique, un processus, qui permet de prendre en compte les aspects évolutifs, adaptatifs, des connaissances (l’équivalent, en somme, des réorganisations qui ont lieu entre les p-prims au sein des classes de coordinations). Nous détaillerons les éléments que nous avons retenu de ce cadre, pour notre travail, au fur et à mesure de l’analyse des conceptions qui suit.