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L’argumentation et la conception collaborative de systèmes de travail : des dimensions épistémiques orientées tâches et des

l’intégration des idées respectives

2.4. L’argumentation et la conception collaborative de systèmes de travail : des dimensions épistémiques orientées tâches et des

dimensions épistémiques orientées relations interpersonnelles

2.4.1. Les activités argumentatives en co-conception : éléments de définition En psychologie ergonomique – et pour les différentes raisons évoquées dans la section précédente – plusieurs études se sont intéressées spécifiquement aux activités argumentatives en conception collaborative. Elles prennent un ancrage théorique du côté des théories de l’argumentation et notamment celles retrouvées dans les recherches sur l’apprentissage collaboratif (Détienne, Baker & Visser, 2009). Argumenter est un moyen d’amener quelqu’un à accepter quelque chose et il existe plusieurs façons d’y arriver (Schwarz & Baker, 2017). Selon les études sur les situations de co- apprentissage – qui nourrissent les études sur les situations de co-conception – l’argumentation est :

23  un dialogue, c’est-à-dire un raisonnement qui se fait à travers le discours (Schwarz & Baker, 2017). L’argumentation se retrouve plus ou moins formellement dans les activités dialogiques (Plantin, 1995).

 une interaction communicative qui doit justifier d’au moins deux conditions : 1) un conflit verbal mutuellement reconnu par les participants via l’expression d’une différence de position ; 2) une phase argumentative au sein de laquelle les participants expriment au moins une fois un acte de communication (un argument) conforme à leur position (Baker, 1999).

 une interaction communicative qui produit de la connaissance : chaque participant à l’activité discursive argumente à l’aide de sa bibliothèque personnelle de savoirs ce qui produit de la connaissance au sein de l’interaction (Ibid.).

Ainsi, on peut distinguer deux grands types d’activités argumentatives (Schwarz & Baker, 2017 ; Baker, 1999) :

1) Une argumentation dialectique (compétitive) : elle s’inspire de la théorie dialectique de Barth & Krabbe (1982) et se définit comme une sorte de jeu interactif dont l’objectif est de gagner à l’aide de ses propres arguments. Il existe une situation de conflit mutuellement reconnue par les participants et une thèse débattue par ces derniers. Les participants ont alors des rôles dialectiques à savoir le (ou les) défenseur(s) de la thèse et le (ou les) adversaire(s).

2) Une argumentation constructive : particulièrement présente dans les situations de résolution collective de problèmes (situations de co-apprentissage ou situations de co- conception). Dans ces situations, le partage de connaissances entre les collaborateurs constitue un ensemble d’arguments qui prônent ou déprécient les solutions proposées. Il n’y a donc pas de conflit réel mais la clarification des propositions, via les connaissances de chacun, conduit à l’acceptation ou au refus de ces dernières.

Notons que les deux types d’argumentation produisent de la connaissance. Ce qui les différencie clairement, c’est la présence ou non d’une thèse avérée. Elles se distinguent aussi par leur objectif : l’argumentation dialectique vise à résoudre un conflit autour d’une proposition alors que l’argumentation constructive permet d’élaborer et de co-construire le sens d’une proposition.

2.4.2. Les dimensions épistémiques argumentées en conception collaborative L’argumentation est étudiée en situation de conception collaborative d’artefacts, principalement pour la raison suivante : développer des outils d’aide à la prise de décision collective (Darses, 2006). On retrouve des outils « orientés tâches ». Ils aident les concepteurs à faire un choix logique (Moran & Carroll, 1996) en pondérant l’importance de différents critères majoritairement rationnels (coût, utilité, fragilité, disponibilité, etc.). Par exemple, le modèle QOC14 (Mac Lean, Young, Bellotti, & Moran, 1996) vise à formaliser l’espace de conception en détaillant les options évoquées et les critères en faveur et/ou contre les options. Logiquement, ce modèle conduit les concepteurs à choisir les options pour lesquelles il y a le plus de critères positifs. On retrouve aussi des outils qui aident les concepteurs à intégrer les points de vue et les connaissances diverses en permettant à chacun de s’exprimer et de

24 donner ses arguments (Darses, 2006). Dans un monde où les activités collaboratives sont de plus en plus distantes et asynchrones, nous pouvons qualifier ces outils comme étant « orientés relations interpersonnelles » puisqu’ils soutiennent l’efficience du réseau social (en cas de conflit non réglé, le processus de conception n’avance plus).

Les recherches en psychologie ergonomique visent à ne pas identifier seulement des critères abstraits de conception, mais à rendre compte aussi du contexte d’évocation de ces critères (Darses, Détienne, Falzon & Visser, 2001 ; Darses, 2006 ; Baker, Détienne, Lund & Séjourné, 2009). Par exemple, l’étude de Darses (2006) s’intéresse aux interactions argumentatives se rapportant à la conception d’un objet de travail, et également à celles se rapportant à l’ensemble de la situation de travail qui se verra transformée par l’arrivée de cet objet. La recherche montre qu’au côté des critères classiques de conception (sécurité, fiabilité, etc.) sont utilisés des arguments portant sur l’expérience du métier, le contexte opérationnel de la tâche, l’environnement matériel, etc. ; et que ces autres arguments sont au moins tout aussi importants que les critères rationnels. L’étude de Baker & al. (2009) s’intéresse quant à elle aux profils interactifs des concepteurs. Elle montre que les concepteurs possèdent des rôles argumentatifs (liés à leurs activités argumentatives dans l’interaction) et des rôles épistémiques (liées aux connaissances qu’ils mettent en jeu) qui dépendent de l’objet à concevoir mais également du contexte de l’interaction (les présents, les absents, etc.) et des rôles statutaires (le client, l’exécutant, le représentant de tel ou tel métier, etc.). L’étude de Détienne, Baker, Fréard, Barcellini, Denis & Quignard (2016) étaye cette idée à travers l’étude des profils interactifs dans les communautés épistémiques en ligne15. Elle s’intéresse à deux types de contenus épistémiques : les connaissances relatives à la tâche et les connaissances relatives au groupe. L’analyse montre que le débat argumentatif ne concerne pas toujours l’objet à concevoir, il concerne aussi la gestion de la communauté et des relations interpersonnelles.

En conclusion, nous pouvons dire que l’évocation de critères et d’arguments en conception collaborative n’est pas purement logique et rationnelle. Elle dépend aussi du contexte, des caractéristiques de la situation à concevoir et des caractéristiques du groupe concerné. Une argumentation « orientée tâche » s’accompagne d’une argumentation « orientée relations interpersonnelles » (les règles collectives : à la fois règles de l’interaction et règles du groupe en générale, les rôles de chacun dans l’interaction et dans le groupe, etc.). La dimension argumentative en conception fait appel à une dimension épistémique d’ordre « technique » mais aussi à une dimension épistémique « sociale ». Cela s’observe d’autant plus lorsque le collectif est livré à lui-même et à ses propres règles, comme dans le cas des communautés.

Maintenant que nous avons identifié qu’elles étaient les dimensions importantes en conception de systèmes de travail : les dimensions importantes pour l’efficience de la future organisation (première section du chapitre), ainsi que les dimensions importantes pour l’efficience de l’activité de conception de ces systèmes (deuxième section du chapitre), nous allons nous pencher plus spécifiquement sur les caractéristiques propres aux systèmes citoyens (prochaine section du chapitre). Nous verrons que les spécificités de ces systèmes conduisent à questionner la présence d’une dimension épistémique jusqu’à alors peu étudiée en conception collaborative : la dimension idéologique. Nous proposons dès lors une conclusion intermédiaire à ce premier chapitre.

15

Communautés en ligne au sein desquelles les activités collectives ont pour objectif (entre autres) de produire de la connaissance : Logiciel Open Source, Wikipédia (Barcellini, Détienne & Burkhardt, 2014).

25 Conclusion intermédiaire

Dans un premier temps, nous avons montré que la conception de systèmes de travail nécessitait l’articulation de deux dimensions : une dimension sociotechnique relative aux objets de la situation, aux règles et aux régulations ; et une dimension psychosociale relative aux motivations personnelles et aux valeurs collectives et individuelles. Nous pouvons d’ores et déjà nous questionner sur l’impact et le rôle des valeurs dans la conception de nouvelles organisations (que ce soit des organisations

de travail ou non).

Dans un second temps, nous avons montré que la conception collaborative (d’artefacts, de systèmes de travail, etc.) reposait sur une dimension argumentative, sur une dimension épistémique relative à la tâche (l’objet à concevoir) et sur une dimension épistémique relative aux relations interpersonnelles

(rôles et règles de l’interaction, règles du groupe en général). Nous pouvons également nous questionner sur l’existence d’une dimension épistémique relative à l’idéologie des concepteurs

et/ou des individus concernés par le système conçu.

Les deux interrogations que nous venons de soulever peuvent notamment être investiguées par l’étude de la conception collaborative de systèmes sociotechniques citoyens.

3. LES SYSTEMES CITOYENS : DES ORGANISATIONS COMMUNAUTAIRES

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