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Suzanne de Cheveigné souligne à propos de ce courant qu’« il s’agit d’une approche plutôt individuelle de la question, en termes psychologiques plus que sociaux »48 et cite David Morley :

Nous devons nous écarter résolument de l’approche des usages et gratifications, avec sa problématique psychologiste et son insistance sur les différences individuelles d’interprétation. Bien sûr, il y aura toujours des lectures individuelles et privées, mais il nous faut examiner la manière dont ces lectures individuelles s’organisent dans des structures et groupements culturels49.

Finalement, le texte est polysémique, il admet plusieurs lectures possibles, mais pas une infinité : il ne faut pas « sous-estimer la force des déterminations textuelles dans la construction qui se fait du sens à partir de produits médiatiques »50.

Le modèle théorique de « contrat de lecture » développé par Éliséo Véron51 cherche justement à faire apparaître ce qui, dans le texte, délimite les conditions minimales, les présupposés indispensables pour que s’établisse une structure de communication. Le « contrat de lecture » représente l’adéquation nécessaire (pour la survie du média) entre le discours du média et les attentes du public : « il implique que le discours de chaque média reçoive une certaine adhésion de son public, qu’il reflète ses opinions en même temps qu’il les influence »52.

2.2.2- Approche interactionnelle

L’école de Palo Alto53 débute en 1942 sous l’impulsion de l’anthropologue Grégory Bateson54. Selon ces chercheurs, la complexité de la moindre situation d’interaction est telle qu’il est vain de vouloir la réduire à deux ou plusieurs « variables » travaillant de façon linéaire. Ils se détournent donc du modèle linéaire de la communication et adoptent le modèle

48 CHEVEIGNÉ Suzanne de, op. cit., 2000, p.17

49 MORLEY David, Television, Audiences and Cultural Studies, Londres : Routeledge, 1992, p.53 [cité par

Suzanne de Cheveigné, p.17

50 MORLEY David, « La réception des travaux sur la réception. Retour sur "Le public de Nationwide" »,

Hermès, CNRS Éditions, n°11-12, 1992, p.34

51 VÉRON Éliséo, « Quand lire c’est faire : l’énonciation dans le discours de la presse écrite », Sémiotique II,

Paris, IREP, 1984, pp.33-56

52 CHEVEIGNÉ Suzanne de, op. cit., 2000, p.21

53 Du nom de la petite ville de la banlieue sud de San Francisco.

54 BATESON Grégory, La Cérémonie du Naven, Paris : Éditions de Minuit (collection « Le Sens commun »),

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circulaire rétroactif proposé par Norbert Wiener55.

Dans cette vision circulaire de la communication, le récepteur a un rôle aussi important que l’émetteur. Empruntant des concepts et des modèles à la démarche systémique, mais aussi à la linguistique et à la logique, les chercheurs de l’école de Palo Alto essayent de rendre compte d’une situation globale d’interaction.

Selon l’approche interactionniste, la pratique d’un média n’est pas la soumission aveugle à des stimuli, l’ingurgitation passive ou la fascination volontaire mais la lente construction d’une identité personnelle dans un cheminement social, c'est-à-dire marqué par les projets, rapprochements et différenciations qu’un sujet est amené à vivre tout au long de son quotidien. Toute pratique est interactive au sens où le sujet est à la fois pilote de son action par des choix, des arrêts, des inflexions, des modifications, du cours des choses et est en retour sollicité par ses « partenaires », conscients ou pas de l’être, dans cette action qu’est lire un journal, regarder une émission, naviguer dans un cédérom, etc.56

Ce modèle instaure les pratiques médiatiques comme des processus complexes, subtils, à long terme, cumulatifs et interdépendants avec d’autres processus sociaux de communication. Ajoutons que la présence de la rétroaction (modèle circulaire) est indispensable pour prendre en compte la demande sociale dans le processus communicationnel.

Finalement, à la lumière des paragraphes précédents, nous considérons que les pratiques médiatiques sont des processus complexes, subtils, à long terme, cumulatifs et interdépendants avec d’autres processus sociaux de communication : nous nous inscrivons dans l’approche interactionnelle de la communication. En outre, nous serons attentifs aux éventuels effets de la fonction d’agenda des médias.

Ceci n’exclut pas de « concentrer l’attention successivement sur chacun des deux pôles de la communication : d’un côté ceux qui expriment leur pensée et, de l’autre, ceux qui entendent accéder à l’expression de cette pensée. Mais il nous oblige à penser ensemble les émetteurs et les récepteurs, à mettre en lumière leurs relations réciproques »57.

55 WIENER Norbert, Cybernetics. Control and Communication in the Animal and the Machine, Cambridge,

Massachussetts : The MIT Press, 1948

56 BÉLISLE Claire, BIANCHI Jean et JOURDAN Robert, Op. cit., p.319

57 BALLE Francis, « Les formes de la communication par les médias », In Lucien SFEZ, Dictionnaire critique

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En ce qui concerne le récepteur, nous choisissons le postulat psychosociologique, c'est-à-dire que nous considérons l’individu comme à la fois autonome et socialement inscrit. Chaque individu est un être intentionnel dont le comportement est sensé. Les motivations d’une action ne sont pas forcément objectivées mais ce qui peut-être qualifié d’« inconscient » renvoie pour une bonne part à du non-conscient et pas forcément à du refoulé.

Chaque personne, membre de collectifs sociaux et socialement inscrit, agit en relation avec les autres. La dimension sociale de toute conduite humaine sera prise en compte :

Un des aspects primordiaux de l’action humaine est la prise en compte du fait que l’action d’un sujet renvoie toujours à l’action d’autres sujets et qu’il y a une prise en compte de ce rapport mutuel au cours même du déroulement de l’action.58

L’objectif est de mettre en relation trois niveaux : le niveau intrapsychique des mécanismes impliqués dans la communication (motivations, affects, représentations, mécanismes de défense, mécanismes cognitifs d’attribution, d’interprétation…), le niveau interactionnel de la structure relationnelle, des fonctions et de la dynamique des communications et le niveau social des types de situation, des normes, des rituels, des statuts et des rôles59.

C’est donc du point de vue de la réception que nous allons étudier les caractéristiques du traitement multimédiatique du problème de la pollution de l’air. Les questions de recherche précises peuvent maintenant être construites en tenant compte des spécificités de notre objet d’étude.

58 BÉLISLE Claire, BIANCHI Jean et JOURDAN Robert, Op. cit., p.182

59 LIPIANSKY Edmond Marc, « Pour une psychologie de la communication », In Philippe CABIN (coord.), La

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Sire, à l’heure où je me trouvais en le Palais de Votre Majesté, à Whitehall [...], une insolente fumée sortant d’un lieu proche de Northumber landhouse, et non loin de Scotland Yard envahit la cour à tel point que salles, galeries et autres pièces en furent emplies et infestées, et que les personnes s’y pouvaient à peine entrevoir dans le nuage, nul ne pouvant l’endurer sans manifeste incommodité.

[...] La plupart des londoniens ne respirent que brouillard impur et épais accompagné d’une infecte et fuligineuse vapeur qui corrompt les poumons, de sorte que catarrhe, toux et consomption font en cette seule coté plus de ravage qu’en l’entièreté de la terre.

John EVELYN Lettre au roi Charles II, Londres, 1661 [Cité par Denis ZMIROU, colloque SFSP « Santé publique 1902-2002 »]

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B. PROBLÉMATIQUE

Le problème de la pollution de l’air est un mal ancien dont l’origine remonte peut-être aux temps reculés où l’homme apprît à maîtriser le feu. Déjà dans l’antiquité, les Grecs étaient préoccupés par la qualité de l’air qu’ils respiraient : « à la fin du Ve siècle [av. J.-C.], Hippocrate dénonçait les méfaits de l’air délétère sur la santé des habitants de la cité »60. Cependant, avec la révolution industrielle, le phénomène de pollution s’est profondément transformé dans le courant du XIXe et surtout dans le dernier quart du XXe siècle.

D’une part, en même temps que le problème lui-même, nos connaissances scientifiques ont évolué : d’une pollution majoritairement d’origine industrielle dans les années 1950 vers une prédominance des transports routiers à partir des années 1990. D’autre part, au fil des années s’est manifestée une prise de conscience collective grandissante du phénomène de pollution atmosphérique, que ce soit par la population ou par les hommes politiques, l’évolution de la législation. L’examen des évolutions respectives de notre compréhension du problème et de la législation nous permettra de faire émerger de nombreuses questions relatives à l’information, à la réception et au passage à l’action.

En outre, la situation sociale autour de ce problème mérite d’être éclaircie, là encore pour en sortir des éléments qui posent problème en terme d’information, de réception et de comportement. Premièrement, les habitants des grandes villes s’inquiètent de la qualité de l’air qu’ils respirent et affichent leur volonté d’adopter un comportement écologique, sans pour autant passer effectivement aux actes. Deuxièmement, le risque lié à la pollution atmosphérique semble cristalliser d’autres inquiétudes du corps social comme l’urbanisation, la place de la voiture en ville, la marche du progrès… Tout cela participe à la complexité

sociale du problème.

L’objectif de ce chapitre est donc de mettre à jour de nombreuses questions précises et adaptées à notre objet d’étude, en relation avec les trois aspects de la problématique générale : l’information, la réception et le passage à l’action.

60 DAB William et ROUSSEL Isabelle, L’air et la ville. Les nouveaux visages de la pollution atmosphérique,

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1- LE PROBLÈME DES GAZ D’ÉCHAPPEMENT

En l’an 61, lorsque Sénèque-le Philosophe dénonce « l’oppressant air de la ville et la puanteur des fumantes cheminées »61, pouvait-il se douter que les « pestilentielles fumées » provoqueraient la mort de plusieurs milliers de personnes en quelques jours à Londres, en hiver 1952 ?

Ce sont effectivement les phénomènes tragiques de la première moitié du XXe siècle qui ont poussé les scientifiques à se pencher sur les causes de la pollution : sources fixes, sources mobiles, responsabilité des hommes…