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II. 2.3 / demande de formation des étudiants actuellement en cursus

II.4/ Approche compétence

Une notion piégeuse :

Admise comme une notion clé en formation supérieure, la notion de compétence est pourtant piégeuse et source de malentendus ; Kahn et Rey (2016) parlent d’une approche qui « souffre d’une incertitude épistémologique »21. L’enjeu est pourtant à la fois de taille et d’importance. Dans le débat sur les enjeux de formation se répand assez largement le souci de rendre compte de ce que l’individu sait réellement faire.

« Les partisans des compétences partent de l’idée que l’école ne peut se désintéresser de ce que tout individu doit être capable de faire dans la société d’aujourd’hui » (Rey 2014). Cette capacité à mobiliser et à articuler des connaissances face à des tâches complexes fait assez largement consensus (De Ketele et

21 Kahn et rey, notion de compétence, une approche épistémologique

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Gerard (2005), Le Boterf (1994, 2015), Legendre (2004), Rey, (2014), Roegiers (2010), Tardif (2006),…).

Pourtant, les dissensions ne manquent pas.

Territoire exclusif de la complexité et d’un haut niveau d’abstraction pour Rey (2014), sans quoi la compétence serait en réalité une simple procédure, la notion peut osciller librement pour Le Boterf (2015) entre opérer une tâche prescrite et agir et interagir de manière complexe. Cette nature de la compétence révèle sa limite d’un côté dans un registre interminable de composants qui, écrit en substance le Boterf (p.60), la dénature, mais d’un autre également dans une acception conceptuelle tellement large qu’elle en perd de sa lisibilité. Pire, la notion s’inscrit parfois dans un arrière-plan brumeux : bien souvent, écrit Rey (p.16), la compétence s’écrit dans les référentiels en définissant seulement le résultat attendu. Or la compétence n’est pas la performance, et ce raccourci méthodologique entretient le flou sur ce « quelque chose », qui est bien la compétence dont on a ellipsé la nature, et qui permet de s’orienter vers ce fameux résultat positif. Pour aller plus loin, Rey et Kahn (2016) notent ceci sur la compétence telle qu’on la trouve dans les référentiels : « la notion de compétence se présente donc comme une caractéristique du sujet, assurant la répétabilité d’un type de performances. Mais cette caractéristique n’est qu’inférée et rien ne garantit que la réalisation ponctuelle d’une performance soit imputable au sujet et aucun modèle explicatif ne permet de valider des prédictions quant aux performances ultérieures » (p.7). Au travers de cette critique, Rey reprend les limites exposées dans son ouvrage « la notion de compétence en éducation et en formation, enjeux et problèmes ». Il y pointe plus systématiquement différents soucis conceptuels, au rang desquels l’imputation (qu’est-ce qui permet de dire que la réussite de la tâche dépend entièrement de celui qui en a la responsabilité ?), un moteur au service des résultats (les compétences ne sont-elles pas d’ailleurs le plus souvent « orientées produit » ?), ou encore un territoire d’inférences potentiellement abusives (qu’est-ce qui permet d’affirmer que telle opération réussie garantit la répétabilité du comportement dans d’autres contextes de travail ?). Ces limites par ailleurs, Perrenoud les avait déjà pointées en 1995 sous d’autres termes (une promiscuité interpellante de la notion de compétence avec la pédagogie de maîtrise ou par objectif, la dissociation nécessaire de la compétence et de la performance, et la confusion -pas si illégitime selon lui-, entre la compétence et le savoir-faire, rejoignant ainsi Le Boterf sur l’idée que le niveau de complexité peut largement varier.

Un souci de transférabilité des savoirs

Nonobstant ces flous conceptuels, ces ruptures épistémologiques, reste la prescription d’enseigner avec et vers cette notion de compétence. Il s’agit, malgré tout, de développer des outils didactiques qui en portent à la fois les intentions et les traces effectives. Nous voulons bien entendu, comme formateurs, transmettre des contenus que l’étudiant sera ensuite capable de transposer dans sa réalité professionnelle. Là encore, conceptuellement, l’étape n’a rien d’acquis.

Passé le constat d’une répétabilité qui ne va pas de soi ou qui a été abusivement inférée, demeure la capacité fondamentale de l’étudiant à opérer un transfert de la compétence apprise dans un autre contexte. Derrière cette idée de transfert, il faut comprendre que « la démarche qui permet de répondre à une tâche ou une situation, une fois acquise par le sujet, pourra être appliquée à toutes les situations de même structure, même si celles-ci diffèrent par de nombreux caractères (…). Elle implique du même coup que la démarche mentale à l’œuvre dans l’exercice de la compétence puisse se rendre indépendante des contenus, objets ou contextes sur lesquels elle s’exerce » (p.9). Or, elle n’est pas infaillible, loin s’en faut :

« pour rendre compte du fait que le transfert puisse ne pas opérer, les psychologues qui ont travaillé sur cette question invoquent le poids du contexte : « les singularités de la situation peuvent cacher au sujet sa structure et l’empêcher de saisir qu’elle est l’occasion d’utiliser la démarche efficace », écrivent encore Rey

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et Kahn (2016) qui citent Day et Goldstone (2012). Quand bien même certaines situations peuvent revêtir des « traits structurels » commun qui les réuniraient en une « famille de situations », elles peuvent également comporter des « traits de surface » qui en brouillent la nature.

Si les auteurs se penchent avant tout sur une dimension logique des situations (si… alors…), nous pouvons nous autoriser un pas de côté et postuler qu’outre la nature logique des contextes de situation, il y a également les jeux de règles qui y sont associés qui les conditionnent différemment. C’est prendre assez peu de risques de notre part de postuler que les étudiants perçoivent des différences très nettes entre les statuts d’étudiant et celui de professionnel. Pas sûr donc qu’un ensemble de savoirs mobilisés pour passer un examen soient perçus spontanément comme une ressource utile pour faire face au travail réel, ce que Perrenoud (1995) ne contredit pas fondamentalement en affirmant que « l’école développe à coup sûr une compétence : elle prépare ses meilleurs élèves à mobiliser des savoirs en situation d’exercice scolaire ou d’examen, c’est-à-dire dans un type très particulier de contexte ».

Un nécessaire « faire avec » :

Puisque, encore une fois, il faut bien « faire avec », comment s’y prendre ? La formation doit bien opérer ses transpositions didactiques selon ce cadre prescrit de compétences. Des intentions générales sont là, Rey et Kahn (2016) concluent d’ailleurs ceci à propos des « familles d’activités », en guise de proposition d’une démarche globale : « ainsi est-il apparu utile que l’enseignant fasse connaître systématiquement aux élèves les caractères spécifiques propres aux grandes catégories de tâches scolaires et qu’en sens inverse, pour chaque nouvelle connaissance introduite, l’enseignant indique dans quel type de tâches celle-ci pourrait être mobilisée » (p.11). Mais ils tempèrent en affirmant qu’aucune garantie de réussite n’est de mise, la faute aux situations qui ne peuvent que s’interpréter, au réel que ne peut être que construit selon des repères qui nous appartiennent. Conscient de toute la prudence et de l’attention requise par cette notion de compétences, comment donc en opérationnaliser l’apprentissage ? Comment, concrètement, former par et aux compétences ? Nous imaginons bien ici que, si le cadre conceptuel est si âprement discuté, il n’y a aucune raison pour que les modèles didactiques qui en découlent ne le soient pas. Donc, pour ne pas trancher, ni rentrer dans des spécificités à tiroirs, nous prenons ici deux modèles très distincts l’un de l’autres, comme deux bornes qui balisent d’un bout à l’autre un territoire de nombreux possibles.

D’une part, nous présenterons une approche plutôt techniciste issue des travaux de Heinen et Lemenu (2015), et de l’autre une approche énactive de la compétence présentée par Terré, Sève et Sauvy (2016).

Du côté de Heinen et Lemenu, la démarche est avant tout analytique. Intentionnellement ou non, elle prolonge la définition de Perrenoud (1995) de la compétence, comme « des savoir-faire de haut niveau, qui exigent l’intégration de multiples ressources cognitives dans le traitement de situations complexes. Ce qui suggère immédiatement qu’une compétence peut être décomposée en éléments constitutifs plus spécifiques, les " éléments de compétence " dans la terminologie du collégial québécois, les capacités dans d’autres approches. Par le fait, la terminologie est ici différente puisqu’on y parle d’acquis ou de résultats d’apprentissages, notions empruntées au Processus de Bologne. Traduction de la notion anglophone de

« learning outcome », soit ce que l’étudiant doit savoir, comprendre ou être capable de réaliser au terme d’un processus d’apprentissage, acquis regroupant à la fois des savoirs, des savoir-faire, des aptitudes et des compétences. La démarche affiche une ambition particulière, c’est-à-dire de former non pas par les compétences, mais vers les compétences, le dispositif pédagogique étant une opérationnalisation méthodique à destination de la compétence, lue ici moins comme un moyen d’apprentissage que son produit. Pour ce faire, il s’agit pour les auteurs de classer des paliers à différents niveaux du processus : ils décomposent ainsi le chemin vers les acquis d’apprentissage terminaux (AAT) au moyen de d’acquis

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d’apprentissages intermédiaires (AAI) ou d’acquis d’apprentissages spécifiques (AAS). Procédant ainsi, les intentions sont nombreuses (p.29) : il s’agit d’augmenter la lisibilité des programmes et ainsi mieux le communiquer, donner du sens aux apprentissages et mieux impliquer les étudiants, articuler les contenus pour une plus grande mise en cohérence du programme, favoriser l’interdisciplinarité, responsabiliser les enseignants vis-à-vis de leur propre contribution et leur plus-value sur la constitution du futur formé, et enfin attirer l’attention des équipes sur les nécessaires critères, liés aux acquis d’apprentissage, de pertinence, de validité et de fiabilité.

Les critiques que l’on pourrait faire à ce modèle réunissent différents points soulevés précédemment, notamment de renforcer l’attente de résultat pointée par Rey, ou de contribuer à découper la compétence en sous-éléments au point de la vider de sa nature complexe et ajustée au contexte, comme le critiquent Le Boterf (1994), Perrenoud (1995) ou Tardif (1992) rappelant que dans tout système, le tout n’est pas la simple somme des parties. Nous pourrions aussi lui trouver, si l’on nous pardonne ce néologisme, une forme particulièrement scolo-typique, taillée pour l’évaluation, et à ce point éloignée du travail réel que les probabilités de transferts pourraient s’en trouver amoindries. Enfin, en jalonnant la compétence de savoirs jugés nécessaires à sa réalisation (démarche par ailleurs plus proche que jamais d’une pédagogie par objectifs), les auteurs contribuent à en faire un catalogue de savoirs jugés nécessaires au savoir-faire cible ; mais ils échouent, eux aussi, à porter l’attention sur la capacité à choisir les savoirs utiles, les mobiliser et/ou les mettre en tension.

Quid de l’approche énactive ? Pallie-t-elle les défauts du modèle présenté ci-dessus ? Elle a pour elle le mérite de l’originalité, et l’article « Une approche énactive du développement des compétences en milieu scolaire » (Terré, Sève et Sauvy 2016) propose une action sur la base de modèles théoriques qui n’ont pas une place prédominante dans les modèles usuels de l’enseignement par et vers les compétences. Il est néanmoins bien ici question de la compétence au sens de processus d’action plutôt que de son produit, puisqu’en matière d’évaluation des compétences, disent les auteurs, « nous faisons l’hypothèse que la recherche en éducation peut accompagner cette transition en apportant un éclairage non pas seulement sur ce qui caractérise l’activité d’un élève au moment où il est jugé compétent, mais aussi sur le processus de développement des compétences » (p.71). Convoquant l’idée d’une démarche intégrative des savoirs comme « une opération par laquelle un acteur rend interdépendants des éléments qui étaient dissociés au départ en vue de les faire fonctionner d’une manière articulée en fonction d’un but donné » p.71), les auteurs évoquent également la notion de complexité de Morin (1999) et la conception énactive de l’activité humaine de Varela (1989) pour proposer une autre manière d’enseigner.

Tout d’abord, il s’agit de sortir d’un modèle qui met l’apprenant en situation de se dépêtrer d’un problème imposé, puisque citant Varela (1989) les auteurs soulignent que « dans l’hypothèse de l’énaction, tout acteur détermine, à chaque instant, ce qui est significatif pour lui dans son environnement sans subir la prescription de stimuli, mais en sélectionnant ses propres sources de perturbations ». Selon ce regard, « est compétent l’élève qui parvient à reconnaître le potentiel offert par sa situation et à l’exploiter de façon « opportuniste » » (Durand et al., 2015). De plus, les savoirs ne constituent pas des fins en soi, mais des ressources pour agir en situation.

Le moyen d’enseignement pointé par les auteurs est l’histoire, en notant que « comme d’autres études menées en éducation physique (Evin, Sève et Saury, 2015; Saury et Huet, 2010), la mise en évidence d’histoires, en tant que structures archétypes du cours d’expérience des élèves, supporte l’idée selon laquelle « l’homme pense par "histoires" » (Theureau, 2004, p. 154) ». Il s’agit donc de donner à un événement significatif une forme d’histoire qui englobe la trame générale de l’action et pointe ses temps

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forts. Le levier de l’apprentissage repose à la fois sur l’engagement de l’apprenant qui rend la situation authentique et potentiellement plus porteuse de sens et d’apprentissages durables, ainsi que les capacités de l’enseignant à analyser le cours de l’action et en tirer un parti pédagogique.

S’il résout une partie des questions qui se posaient dans le premier modèle exposé et crée même de nouvelles opportunités, celui-ci en pose d’autres. Notamment, il pourrait être question de la place possible et les limites de l’autodétermination de l’élève ou de l’étudiant dans un système scolaire orienté vers des profils de sorties très normés. Ou encore, si ce renversement de paradigme entre contrainte et opportunité d’apprentissage conviendrait bien à tous les styles d’apprenants. Cela nous pousse même à devoir imaginer quelles nouvelles compétences à enseigner deviennent nécessaires en formation d’enseignant pour que le modèle puisse seulement être solide et généralisable. Pour autant ces deux modèles paraissent suffisamment distants l’un de l’autres pour penser des espaces entre ces deux bornes, ce que nous nous attacherons à réaliser dans la partie discussion du présent travail, en lien avec notre contexte de formation spécifique.