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Une approche du changement technique dans les exploitations sur le long terme à travers la notion de transition

Les travaux qui abordent les transitions entre différents types d’agricultures (de « conventionnelles » à « écologiquement intensive » ou « biologique »; de mono à « multifonctionnelles » …) s’intéressent également au changement sur le long terme dans l’exploitation en relation avec des dynamiques qui se jouent à des niveaux qui ne sont pas abordés par les auteurs précédents : niveaux sociaux, niveaux de l’apprentissage, de l’appartenance à des réseaux sociaux. Leur démarche d’analyse des changements techniques est néanmoins peu détaillée.

Wilson (2008) adopte une posture normative sur l’évolution des exploitations entre des positions de multifonctionnalité plus ou moins intenses au cours du temps. Il souligne d’abord, en s’appuyant sur des références de sociologie et d’économie rurales, que ces évolutions varient beaucoup entre exploitations : linéaires pour certaines ou, pour d’autres, fluctuant fortement entre des postures plus ou moins multifonctionnelles au gré d’un jeu de facteurs liés à la situation financière, aux dispositifs successoraux, aux situations géographiques... Il insiste sur la nécessité d’analyser les exploitations dans le «temps long» afin de repérer ce qu’il appelle les corridors de décision constitués par les effets de dépendance au chemin (un changement de direction difficile au vu des investissements déjà engagés), de verrouillage (choix irréversibles) et, plus globalement, de mémoire des systèmes qui pèsent sur les choix envisageables dans le futur. Il note cependant que le « corridor des possibles » s’élargit au cours du temps, ce qu’il attribue essentiellement à l’éloignement du point nodal où se produit un changement de direction dans la trajectoire. S’il insiste sur la manière dont ces choix sont fortement impactés à l’état initial du système au moment de la reprise, à travers les connaissances accumulées par les générations précédentes, il évoque très peu le rôle des apprentissages et de la transformation de ces connaissances dans le passage d’un point nodal à l’autre d’une trajectoire. Néanmoins, cette conception des trajectoires de transition est intéressante dans la mesure où elle décrit des mécanismes différents, à l’intérieur de phases marquées par une tendance stable et au moment des changements nodaux où l’univers des possibles se modifie. L’insistance sur l’effet mémoire des systèmes suggère que si on veut interpréter le maintien de certains choix techniques, il faut pouvoir les relier à certaines finalités de long terme maintenues en tension vis-à-vis d’objectifs immédiats (comme c’est le cas en matière de transformation des caractéristiques des sols dans le passage de systèmes dits « conventionnels » vers des systèmes à « bas intrants » ou « biologiques ») (Dick 1992).

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La transition vers l’agriculture biologique (AB) et, plus récemment, vers la protection intégrée a fait l’objet de travaux pluridisciplinaires en agronomie et en sociologie (Lamine 2009, Lamine & Bellon 2009a, Lamine & Bellon 2009b, Lamine et al. 2009). Pour ces auteurs, la dynamique de changement est appréhendée par le biais des notions de trajectoire et de transition : la transition semble désigner le passage ou le processus permettant le passage d’un état à un autre, l’état final étant défini ; la trajectoire désigne également le trajet parcouru, mais peu d’indications sont alors données sur l’état final à atteindre. Ces deux notions sont utilisées presque indifféremment pour souligner l’originalité et l’importance d’analyser le chemin parcouru par les exploitations afin de se diriger vers des formes « d’agricultures écologiques ». Du fait de l’intérêt porté au processus permettant le changement, ces travaux se rapprochent du courant sur l’adaptabilité des exploitations. En revanche, ils diffèrent dans la façon d’aborder le processus : analyse selon des cycles d’adaptation pour les uns, selon une description linéaire du chemin parcouru pour les tenants de la transition, qui se focalisent plutôt sur les déterminants (techniques, sociaux, économiques) tout au long de la trajectoire permettant la transition progressive.

Lamine & Bellon (2009a) constatent que la littérature minimise en général l’importance des aspects liés à la transition et aux trajectoires et que les travaux considèrent rarement la conversion à l’AB comme un processus plus long que la durée officielle. Les approches agronomiques sur la conversion se focalisent en général sur les effets de la conversion, et les motivations qui sont prises en compte se limitent à des considérations technico-économiques. Les rares travaux s’intéressant aux processus de transition sont pris en charge par les sciences sociales, qui, en contrepartie, ignorent souvent les caractéristiques des systèmes de production. Dès lors, Lamine & Bellon (2009a) proposent le cadre « Efficiency-Substitution-Redesign » (ESR), développé par les écologues Hill & MacRae (1995) mais aussi Altieri & Rosset (1996) pour étudier les stratégies de transition de l’agriculture conventionnelle vers des agricultures « écologiquement intensives ». Par rapport à une phase « conventionnelle », la phase d’efficience est marquée par l’optimisation de l’utilisation d’intrants, autrement dit la suppression des gaspillages inutiles. La phase de substitution correspond à un remplacement des intrants chimiques par des techniques mécaniques ou biologiques (désherbage mécanique, pesticides biologiques par exemple). Enfin, la phase de reconception (redesign) consiste à transformer la structure et les fonctions de l’agroécosystème, en particulier en mettant en place des mesures prophylactiques.

L’analyse des trajectoires, approche utilisée préférentiellement par des sociologues plus que par des agronomes, implique d’étudier la conversion avec des méthodes qualitatives fondées sur des « entretiens compréhensifs ». Ceux-ci permettent l’identification d’évènements biographiques conduisant progressivement à la conversion mais aussi l’analyse des conceptions qu’ont les agriculteurs de leur travail. Ce sont ces approches qui permettent, d’après Lamine & Bellon (2009a), d’étudier à la fois les changements de pratiques, les apprentissages des agriculteurs et les réseaux

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sociaux auxquels ils appartiennent, sans qu’ils ne précisent comment. Les trajectoires des agriculteurs biologiques englobent en même temps des trajectoires techniques, sociales, des trajectoires d’apprentissage et des trajectoires d’appartenance à des réseaux (Bellon et al. 2007). En comparant des trajectoires de conversion d’agriculteurs à l’AB et à la Production Intégrée (PI), sociologues et agronomes montrent que les différences entre AB et PI sont finalement moins nombreuses que les convergences, ce qu’ils relient au fait que l’on est, dans les deux cas, dans la nécessité de redéfinir le système d’exploitation (Lamine et al. 2009). Cette redéfinition conduit notamment à passer d’un raisonnement technique par technique (optimisation des traitements) à la construction d’itinéraires techniques pour chaque culture et à un système de production pensé sur des rotations longues (Meynard & Girardin 1991, Ammon 1997 cités par Lamine et al. 2009). Dans le cas de la production intégrée, l’ampleur des changements dépend pour ces auteurs du degré de recomposition des pratiques agronomiques. Sans expliquer précisément lesquels, les auteurs affirment que cette transition suppose des apprentissages importants, qui reposent à la fois sur l’accompagnement par des conseillers et sur les dynamiques collectives qui se construisent au sein de groupes d’agriculteurs. Les transitions vers la protection intégrée sont par nature plus réversibles donc plus fragiles que la conversion à l’AB, car non stabilisées par la certification et par le marché. Les auteurs postulent que leur robustesse est en partie liée à leur ancrage dans des dynamiques collectives. A partir de leurs terrains d’étude (Eure et Oise), ces auteurs identifient des éléments caractéristiques de la progressivité des trajectoires et donc de leur « robustesse » : conduite d’essais en bandes sur une ou plusieurs parcelles9, recours accru à l’observation des cultures, contractualisation de pratiques favorables à l’environnement (CTE) imposant un suivi méthodologique et permettant de prendre des risques financiers.

En conclusion, pour analyser la diversité et les dynamiques d’évolution des changements techniques, nous allons mobiliser différents aspects des travaux cités ci-dessus :

• La transition (Lamine & Bellon 2009a), qui va nous permettre d’établir des liens entre les dynamiques de changements techniques et les apprentissages ;

• La typologie de trajectoires (Capillon 1993), car nous souhaitons établir des liens entre apprentissage et trajectoire de changements de pratiques ;

• La phase de cohérence et les changements exceptionnels qui permettent de passer d’une phase de cohérence à une autre (Moulin et al. 2008) : nous tenterons de les appliquer aux changements techniques eux-mêmes afin d’identifier parmi un ensemble de changements, ceux qui font basculer la cohérence de l’exploitation ;

• Le cadre d’analyse ESR, afin de donner une portée interprétative à nos résultats.

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« pour se faire la main, autant que pour vérifier que les conseils du technicien sont valides, avant de franchir le pas sur l’ensemble des parcelles » (Lamine et al. 2009).

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Ainsi, nous avons identifié des pistes pour analyser le changement technique sur le «temps long», à l’aide notamment de trajectoires découpées en phases plus ou moins stables au cours desquelles s’accumulent les ingrédients du changement, lui-même plus ou moins long en fonction de la nature des transitions opérées. Comment analyser la manière dont l’agriculteur modifie ses connaissances dans le même temps ? Nous tenterons de répondre à cette question dans le chapitre suivant.

4.

L’approche de la didactique professionnelle pour aborder les

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