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Chapitre 3 – La stratégie de recherche

B. Le cadre théorique

3. Un modèle pour l’analyse des justifications des réviseurs

3.2. Application du modèle de l’IL aux justifications des réviseurs

Sans remettre en question sa pertinence ou son utilité comme cadre d’analyse, certains chercheurs ont critiqué, modifié, augmenté ou revu le modèle de l’IL (voir notamment Calvet, 1998; Remysen, 2011). Sans détailler toutes les modifications proposées par ces chercheurs, nous avons tenu compte des plus pertinentes pour l’application du modèle dans notre mémoire.

La plupart de ces modifications concernent la terminologie. D’abord, en raison de son caractère ambigu et polysémique, nous préférons utiliser, comme Remysen (2009 et 2011), le terme argument plutôt que norme pour qualifier les catégories d’arguments soulevés par les réviseurs. Comme divers chercheurs (notamment Canut, 2002; Remysen, 2009 et 2011; Jacquet, 2012 et 2015), nous avons retenu le terme constatif plutôt qu’évaluatif, car les arguments de cette catégorie ne comportent pas toujours de jugements de valeur : ils s’agit en fait d’observations ou de constatations. De plus, à l’instar de Jacquet (2015), nous avons retenu le terme émotionnel plutôt que fictif car, comme il l’explique, tous les arguments relevant des normes subjectives chez Houdebine « appartiennent à l’imaginaire linguistique […], et sont donc, d’un certain point de vue, par définition “émotionnels” » (Jacquet, 2015 : 104). Les arguments relatifs à un jugement de valeur de nature historique, esthétique ou affective font tous intervenir des émotions, ce qui n’est pas toujours le cas des autres catégories relevant des normes subjectives chez Houdebine (communicationnel, évaluatif et prescriptif) (Jacquet, 2015).

Enfin, comme Remysen (2011) et Guillemond-Villeneuve (2015), nous n’avons pas maintenu la distinction proposée par Houdebine entre les arguments objectifs (statistique et systémique) et les arguments subjectifs (communicationnel, constatif, prescriptif et émotionnel), car les arguments d’ordre systémique ou statistique ne sont pas toujours dépourvus de subjectivité. Par exemple, les réviseurs qui ont invoqué la fréquence pour justifier leurs choix se sont basés sur leur intuition et non sur une analyse quantitative d’un corpus donné. Donc, nous considérons que tous les arguments se situent sur un continuum, certains tendant plus vers l’objectivité que d’autres.

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Ainsi, afin d’analyser les arguments avancés par les réviseurs pour justifier leurs décisions, nous avons utilisé la grille d’analyse suivante, inspirée du tableau de Remysen (2011 : 55), (voir le tableau 2), qui se veut une synthèse de notre adaptation du modèle théorique de l’IL aux besoins de notre recherche.

Tableau 2 – Modèle de l’IL adapté aux fins de notre étude

Arguments Plus objectifs

Plus subjectifs

d’ordre statistique

(arguments relatifs à la fréquence d’un emploi) d’ordre systémique

(arguments relatifs à la langue en tant que système, c’est-à- dire en tant que code structuré à différents niveaux : sémantique, morphologique, grammatical, etc.) d’ordre communicationnel

(arguments relatifs à la langue en tant qu’instrument de communication, adaptable selon les contextes)

d’ordre constatif

(arguments relatifs à l’usage, qui varie selon les paramètres suivants : diatopie, diachronie, diastratie et diaphasie) d’ordre prescriptif

(arguments s’appuyant sur des autorités en matière de langue : dictionnaires, grammaires, auteurs reconnus, etc.) d’ordre émotionnel

(arguments relatifs à un jugement de valeur de nature historique, esthétique, affectif, etc.)

Nous avons tenu compte de tout argument qui fait référence à l’un ou à l’autre des types d’arguments (statistique, systémique, communicationnel, constatif, prescriptif ou émotionnel) même si le réviseur ne le formule pas de façon explicite, dans la mesure où il est possible de constater ce qu’il avance. Par exemple, même si le réviseur n’indique pas explicitement qu’il s’est basé sur un ouvrage de référence pour prendre sa décision, la mention de cet ouvrage dans sa justification a été considérée comme un argument d’ordre prescriptif. Nous avons aussi tenu compte de tout argument invoqué par un réviseur même s’il ne fournit pas toujours de preuve. Dans le contexte de cette étude, le modèle ne cherche pas à vérifier la validité des arguments invoqués par les réviseurs, mais plutôt à révéler des indices montrant de quelle façon ceux-ci gèrent des dilemmes norme/usage. Le tableau 3 permet d’illustrer comment nous avons appliqué concrètement ce modèle pour l’analyse des justifications des réviseurs.

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Tableau 3 – Exemples de justifications fournies par les réviseurs participants selon le type d’argument

Arguments Exemples

d’ordre statistique

(arguments relatifs à la fréquence d’un emploi)

(1) « le terme officiel normalisé [coconnage] n’était pas celui-ci [cocooning], mais j’ai pensé que c’était trop peu en usage comme synonyme pour préférer le remplacement (dans le même ordre que collimage pour scrapbooking) »

d’ordre systémique

(arguments relatifs à la langue en tant que système, c’est-à-dire en tant que code structuré à différents niveaux : sémantique, morphologique, grammatical, etc.)

(2) « S’écrit bien en français »

(3) « Pour moi, la tourbe et le gazon sont deux choses différentes »

d’ordre communicationnel

(arguments relatifs à la langue en tant qu’instrument de communication, adaptable selon les contextes)

(4) « […] le texte porte précisément sur le sujet. Dans un texte plus général, j’aurais peut-être changé le mot »

d’ordre constatif

(arguments relatifs à l’usage, qui varie selon les paramètres suivants : diatopie, diachronie, diastratie et diaphasie)

(5) « Le terme est largement employé au Québec »

d’ordre prescriptif

(arguments s’appuyant sur des autorités en matière de langue : dictionnaires, grammaires, auteurs reconnus, etc.)

(6) « Je l’ai modifié selon les recommandations d’Antidote »

(7) « Je sais qu’il est critiqué »

(8) C’est un calque de l’anglais, remplacé par salle à manger. réf. Logiciel Antidote »

d’ordre émotionnel

(arguments relatifs à un jugement de valeur de nature historique, esthétique, affectif, etc.)

(9) « Dit bien ce qu’il veut dire » (10) « Anglicisme inélégant »

(11) « Parfaitement acceptable en français à mes yeux »

Dans le premier exemple, le réviseur compare indirectement la fréquence de deux usages :

cocooning et coconnage. Même si le réviseur n’appuie pas ce qu’il avance par une étude

statistique de ces deux usages dans un corpus ou, à tout le moins, par une recherche d’usage dans la presse écrite ou le Web, il s’en remet à la fréquence; sa justification a donc été considérée comme un argument d’ordre statistique.

Dans les deux exemples d’arguments d’ordre systémique, les réviseurs font référence à l’un des niveaux du système de la langue française : dans le premier cas, il est question de morphologie lexicale38 et, dans le second, de sémantique. Ici aussi, les réviseurs n’appuient pas ce qu’ils avancent en indiquant le procédé de formation ou en relevant la nuance sémantique entre les deux mots invoqués (tourbe et gazon).

38. La morphologie lexicale concerne la formation et la création des mots par divers procédés (ex. : configuration, dérivation, préfixation, suffixation et composition) (Tamine-Gardes, 2008).

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Pour ce qui est de l’exemple de l’argument d’ordre communicationnel, on comprend que le réviseur a laissé le mot dans le texte parce qu’il convient au sujet du texte (l’immobilier) et au type de texte (un article de revue); donc, le réviseur adapte la langue aux caractéristiques du texte.

L’exemple 5 est un argument d’ordre constatif. Le réviseur constate que le mot est établi au Québec. C’est sa perception de l’usage et non une observation appuyée sur une recension du terme dans la base de données médiatique Eureka.cc, par exemple.

Bien qu’ils soient différents, les trois exemples d’arguments d’ordre prescriptif font tous référence à une autorité en matière de langue. Dans l’exemple 6, le réviseur indique explicitement l’autorité, alors que, dans l’exemple 7, il le fait de façon implicite. En effet, le réviseur fait référence à une marque (CRITIQUÉ) utilisée dans certains ouvrages de référence

sans nommer l’ouvrage en question. Dans le dernier exemple, le réviseur invoque l’origine anglaise du mot, mais il s’appuie sur un ouvrage de référence qui indique que c’est un calque de l’anglais. C’est pourquoi nous avons considéré cet argument comme étant prescriptif. Toutefois, si un réviseur invoque l’origine anglaise d’un mot sans s’appuyer sur quoi que ce soit, il a été considéré comme un argument d’ordre émotionnel. Dans certains cas, on pourrait penser qu’il s’agit seulement d’une constatation, car les réviseurs ne font pas de recherches chaque fois qu’ils perçoivent un écart dans un texte et résolvent des problèmes à partir de leur bagage de connaissances. Il se peut qu’ils aient déjà vérifié l’emploi dans un ouvrage de référence qui documente l’origine anglaise du mot. Cela dit, il nous est impossible de le savoir à partir des justifications fournies par les réviseurs dans notre étude. Ce serait interpréter leur pensée.

Enfin, dans les exemples 9, 10 et 11, ce sont des jugements de valeur individuels qui sous- tendent les arguments avancés par les réviseurs. Dans le premier cas, le réviseur trouve que le mot exprime bien ce qu’on veut exprimer; dans le deuxième cas, il relève l’origine anglaise du mot sans aucune preuve à l’appui et considère qu’il est laid; dans le dernier cas, le réviseur fait référence au concept de « bon usage », à la langue correcte, où tout ce qui s’en écarte est considéré comme une erreur. Bien qu’il soit possible que ce « bon usage » renvoie au français décrit dans les ouvrages de référence utilisés, rien ne nous permet de le confirmer. C’est pourquoi il a été considéré que ce sont des arguments d’ordre émotionnel.

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