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Les années 90, les droits des femmes et la vague des réformes des codes de la famille

CHAPITRE I : Les codes de la famille en Afrique : une histoire mouvementée

1.3 Les années 90, les droits des femmes et la vague des réformes des codes de la famille

l’égalité des sexes, particulièrement en Afrique, est devenue l’une des préoccupations majeures affichées par l’ensemble de la communauté internationale (Sow, 2010; Bisilliat & Verschuur, 2000). Comme le rappelle Calvès (2014), l’émancipation ou l’empowerment des femmes dans les pays du Sud est aujourd’hui un objectif affiché par l’ensemble des agences multilatérales et bilatérales de développement ainsi que de nombreuses institutions et ONG internationales. Aussi, la promotion de l’égalité des sexes et « l’autonomisation des femmes » constituent l’un des huit (8) objectifs du millénaire pour le développement (OMD). Pour la plupart des agences internationales de développement, les inégalités fondées sur le genre nuisent au développement et au processus de réduction de la pauvreté (Banque Mondiale, 2011). Cette prise de conscience en Afrique comme ailleurs dans le monde s’inscrit dans une histoire plus longue de revendications formulées par les mouvements et organisations de femmes en faveur de l’égalité de genre (Sidibé, 2007; Camara, 2007; Nyamu-Musembi, 2005; Gautier, 2004 ; Sow, 2004). Au cours de la décennie 90, et grâce aux activités de plaidoyer des ONG féministes de plus en plus nombreuses et organisées, les initiatives au niveau international en faveur du respect des droits des femmes et de l’égalité des sexes se multiplient (Calvès, 2014). En Afrique subsaharienne, cette décennie a été surtout marquée par un essor considérable des questions de droits de la personne en général, ceux de la femme en particulier (Molyneux & Razavi, 2003). Depuis 1992, la promotion par les femmes du plein exercice de leurs droits est au cœur de l’agenda de plusieurs conférences internationales parmi lesquelles on peut citer Rio 1992, Vienne 1993, Caire 1994, Beijing 1995, New York 2000 ou des réunions régionales africaines dont Dakar 1994, Addis-Abeba 1999. Par exemple, deux chapitres du programme d’action adopté au terme de la conférence internationale sur la population et le développement tenue au Caire en 1994 abordent spécifiquement les questions de l’égalité entre hommes et femmes et du manque de pouvoir des femmes à travers le monde (Calvès, 2014). Quant à la conférence de Beijing, son plan d’action constitue « un agenda pour l’empowerment des femmes » (Nations Unies, 1995), à savoir le

« renforcement du pouvoir des femmes » (Calvès, 2014). Selon les Nations Unies, ce « renforcement du pouvoir des femmes et leur pleine participation dans des conditions d’égalité dans toutes les sphères de la société, incluant la participation aux processus de décision et l’accès au pouvoir sont fondamentaux pour l’obtention de l’égalité, du développement et de la paix » (Nations Unies, 1995, para. 13).

C’est au cours de ces conférences internationales que le mouvement mondial des femmes a fait pression sur les gouvernements nationaux afin que ceux-ci entérinent les engagements internationaux en faveur des droits des femmes. C’est également dans la foulée de ces conférences internationales auxquelles ont participé plusieurs activistes et ONG féministes, que les initiatives nationales en faveur de l’égalité entre les sexes se multiplient en Afrique : création de ministères ou de secrétariats d’État féminins, réformes législatives en faveur des femmes, fonds dédiés à la mise en œuvre des engagements pris lors des diverses conférences onusiennes en matière « d’équité de genre » » (Calvès, 2014; Antrobus, 2007; Falquet, 2003). Au sein des agences multilatérales et bilatérales de coopération, l’adoption du gender mainstreaming fait de l’égalité de genre une dimension transversale à intégrer dans les programmes et politiques de développement dans des domaines comme l’éducation, la santé, l’économie, la lutte contre les violences faites aux femmes ainsi que les droits humains (Calvès, 2014; Adjamagbo & Calvès, 2012; Moser & Moser, 2005). Au même moment, les mouvements internationaux et régionaux pour les droits de la femme gagnent en visibilité et en influence. Le discours des droits humains a été utilisé comme outil de réflexion et arme de lutte par les associations féministes et féminines africaines. Il leur a permis d’exercer une meilleure maîtrise des questions qui les touchent et de les exprimer à travers divers réseaux nationaux et internationaux. C’est l’une des raisons pour lesquelles le slogan

Women’s rights are human rights (« les droits des femmes sont des droits humains

Outre les reformes juridiques et constitutionnelles initiées par le haut, les activités de plaidoyer, mais aussi d’éducation et d’aide juridique menées sur le terrain par les associations de la société civile, notamment les associations de défense des droits des femmes, ont joué un rôle clé dans la création d’un environnement juridique favorable aux femmes et une meilleure prise de conscience de leurs droits (Banque Mondiale, 2011; Nyamu-Musembi, 2005).

Au Maroc et en Algérie par exemple, la réforme du code de la famille a été rendue possible grâce à la pression des organisations féminines, des féministes et autres acteurs de la société civile (les militants des droits de l’homme notamment). Les réformes du code de la famille dans les deux pays (2004 pour le Maroc et 2005 pour l’Algérie), intervenues aux termes d’un processus long et laborieux, ont fait l’objet de larges débats nationaux qui très vite, se sont transformés en débats sur les rapports sociaux inégalitaires entre hommes et femmes (Bras, 2007). Ces débats se sont structurés autour du questionnement entre droit et société, notamment en termes de transformations sociales profondes, ou d’un mouvement général des sociétés maghrébines vers la « modernité » (Bras, 2007). En effet, ces réformes avaient un référent religieux, les plus hautes autorités de chaque pays ayant donné des directives afin que les codes de la famille ne contredisent pas le Coran (Bras, 2007). Cette référence à la religion qui prône l’obéissance de la femme à son mari ou qui accorde plus de faveurs aux garçons par rapport aux filles (notamment en matière d’héritage), s’oppose aux principes de la convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDEF/CEDAW) ratifiée par les deux pays. Elle s’oppose également à la convention relative aux droits de l’enfant (ratifiée par le Maroc en 1993, et par l’Algérie en 1996). Comme le souligne Bras (2007), ces deux réformes du code de la famille comportent de nombreuses discriminations à l’endroit de la femme dont la soumission à son mari, l’homme désigné comme unique chef de la famille, la polygamie autorisée et basée sur la

charia, la difficulté pour la femme de se marier avec un homme non-musulman, le droit de répudiation accordé entre autres.

Malgré ces discriminations, les réformes du code de la famille dans les deux pays ont pu mettre en avant la question des droits de la femme, notamment dans le contexte de pays musulmans. S’appuyant spécifiquement sur le cas du Maroc, Pruzan-Jørgensen estime aussi que cette réforme a été importante pour les Marocaines : « The Mudawana reform was an extremely important development in

terms of the formal improvement of Moroccan women’s rights within the family »

(Pruzan-Jørgensen, 2011: 254). Selon l’auteure, les Marocaines qui ont mené ce combat ont dû faire face simultanément à plusieurs fronts : les modèles patriarcaux à travers les coutumes et les traditions, les interprétations conservatrices de la religion et le régime « autocratique » présent dans le pays (Pruzan-Jørgensen, 2011).

Ailleurs, notamment au Bénin en Afrique subsaharienne, l’adoption du code de la famille a été également possible grâce à la pression des organisations et associations de femmes comme Wildaf-Bénin appuyées par d’autres acteurs de la société civile. Déposé sur le bureau de l’Assemblée nationale depuis 1995, le projet de code de la famille censé « réduire les inégalités entre hommes et femmes » au Bénin a mis sept ans à être adopté par les députés. La structure des opportunités politiques tant nationale qu’internationale étant favorable à l’adoption de mesures législatives visant à lutter contre les discriminations envers les femmes, les OSC féminines ont fait pression sur les parlementaires en menant plusieurs actions de protestation (sit-in devant l’Assemblée nationale, marches, conférences-débats, lobbying, etc.). Après sept ans de mobilisation, le code a enfin été voté.

Au Sénégal, les débats sur la réforme du code de la famille remontent aux années 1990, précisément en 1996. Au cours de cette année, le Conseil supérieur islamique du Sénégal a mis en place un comité intitulé Comité islamique pour la

l’objectif de ce comité était la réforme (ou révision) du code de la famille adopté en 1972. Contrairement à ce qui s’est passé dans plusieurs pays, la réforme du code de la famille sénégalais provenait des OSC islamiques plutôt que des OSC féminines et visait une « meilleure prise en compte des valeurs islamiques » dans le code de la famille (Mbow, 2010). Cette initiative fera vite face à la résistance des organisations féminines et féministes ainsi qu’à celle des militants des droits de l’homme, lesquels constitueront ce qu’on appelle « le camp des laïques » (Brossier, 2004b). Ce « camp des laïques » juge le projet de réforme des OSC islamiques rétrograde, dangereux et y voit une menace pour la cohésion de l’union nationale et la cohabitation entre communautés religieuses du pays.

Au Mali, la décennie 90 a également été marquée par de nombreuses initiatives ou politiques publiques en faveur du respect des droits des femmes et de l’égalité entre les sexes. Il faut souligner que tout cela a été possible grâce à des structures d’opportunités politiques internationales et nationales. Ces opportunités ou contextes politiques favorables concernent d’une part, la signature ou la ratification de plusieurs accords et traités internationaux, et d’autre part, l’avènement de la démocratie dans le pays en mars 1991. Depuis 1990, le Mali est signataire de nombreuses conventions, résolutions ou déclarations sur les droits des femmes et des enfants dont la résolution des Nations Unies sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes (1993), celle sur la traite des femmes et des filles (2006), la Déclaration de Pékin sur l’autonomie des femmes, le gender mainstreaming et l’égalité hommes/femmes (1995), le Plan d’action du Caire (1994), la Déclaration du sommet du millénaire à New York (2000) ou la Convention relative aux droits des enfants (ratifié par le pays en 1990). Le pays est également signataire de nombreux textes africains relatifs à la protection des droits humains des femmes et à l’égalité des sexes. Parmi ces textes, nous pouvons citer le Protocole à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples relatif aux droits des femmes appelé Protocole de Maputo (2003), la Déclaration de Banjul sur les violences faites aux

femmes (1998) et la Politique Genre de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) (2004) qui invite notamment les quinze (15) États membres dont le Mali, à « créer un environnement propice à l’égalité et à l’équité en matière de genre (…), créer un environnement propice pour la protection légale des hommes et des femmes afin d’assurer une égalité des genres » (Ministère de la promotion de la femme & CECI, 2009 :13).

Comme le souligne Wing (2005), le contenu de ces accords et traités internationaux ratifiés obligeait le Mali à initier des réformes législatives et juridiques nécessaires pour se conformer aux engagements pris devant la communauté internationale. En ce qui concerne la réforme du « code de la famille » (ou l’élaboration d’un nouveau code des personnes et de la famille), Schulz (2010) affirmait que cette démarche s’inscrivait dans la réalisation de la plateforme de Beijing (celle de 1995) qui portait essentiellement sur l’égalité entre les sexes. Ce qui est certain, c’est que le processus d’élaboration de ce nouveau texte a commencé juste après la tenue de cette conférence de Beijing à laquelle plusieurs organisations de la société civile féminine malienne ont participé.

En plus de la signature ou la ratification de ces nombreux accords et traités internationaux, le contexte national a surtout été marqué par l’avènement de la démocratie dans le pays au début de la décennie 1990, précisément en mars 1991. Ici, il est important de souligner le rôle joué par les femmes dans ces changements politiques, notamment à travers l’organisation de nombreux meetings et marches de protestation contre le régime militaire et dictatorial du général Moussa Traoré, au pouvoir depuis vingt et trois ans (Sanankoua, 2008; Schulz, 2003). Cette période de démocratisation a permis d’ouvrir des espaces publics de débats pour les femmes, notamment grâce à la création de plusieurs centaines d’organisations (ONG, associations, groupements, coopératives…) pour défendre leurs droits (sociaux,

a ratifié les accords et traités ci-dessus énumérés (Diallo, 2009; Sanankoua, 2008; Wing, 2005) et a consenti de nombreux efforts en faveur des femmes : la création d’un Secrétariat d’État chargé de la promotion féminine en 1991, d’un Commissariat à la promotion de la femme en 1993 (ce commissariat était rattaché à la primature), d’un ministère de la promotion de la femme en 1997, d’une direction nationale de la promotion de la femme en 1999, l’élaboration d’une politique nationale Genre en 2009, et bien sûr la réalisation de nombreuses réformes politiques et législatives comme celle relative au code des personnes et de la famille.

Comme le souligne Schulz (2010), la réforme de la législation sur les rapports familiaux s’inscrivait dans le contexte plus large de la réforme de la justice malienne à travers le Programme décennal de développement de la justice (PRODEJ) et visait surtout à corriger les incohérences et les insuffisances de l’ancien code du mariage et de la tutelle adopté en 1962. En effet, tout est parti des insuffisances du code du mariage et de la tutelle (en vigueur de 1962 à 2011), notamment ses nombreuses dispositions discriminatoires envers les femmes. Tout a commencé avec une étude de la CAFO (Coordination des associations et ONG féminines du Mali) menée en 1995 en collaboration avec l’Association des juristes maliennes (AJM) et le Commissariat à la promotion de la femme. Financée par l’ambassade des États-Unis au Mali et réalisée par le Groupe d’appui à la réforme juridique (GAREJ), un groupe d’experts, spécialistes de différents domaines du droit (droit civil, droit du travail, droit coutumier, code pénal…), cette étude qui a porté sur l’analyse des principaux textes juridiques maliens, visait à identifier les dispositions discriminatoires envers les femmes ainsi que celles en contradiction avec les accords et traités internationaux ratifiés par le Mali. Intitulée La situation de la femme dans le droit

positif malien et ses perspectives d’évolution, cette étude a concerné plusieurs

domaines et textes juridiques du pays : le régime successoral, le code domanial et l’accès des femmes à la terre, le code pénal, le système fiscal, le code du mariage et de la tutelle, le code de la parenté, le code de nationalité, le code du travail et le code

de prévoyance sociale. Ce qui a particulièrement attiré l’attention des auteurs de l’étude, c’est le nombre élevé de dispositions discriminatoires envers les femmes dans le code du mariage et de la tutelle. Aux termes de cette étude, plusieurs recommandations ont été formulées, la principale étant la « réforme du code de la famille » (entendre par là le code du mariage et de la tutelle) pour « une prise en compte équitable des aspirations, opinions et intérêts de toutes les catégories de citoyens » (GAREJ, 1995). Cette réforme devait déboucher sur l’élaboration d’un nouveau code des personnes et de la famille plus égalitaire entre hommes et femmes.

Pour partager les conclusions de l’étude avec tous les acteurs maliens, notamment les organisations de la société civile, à savoir les associations féminines, islamiques, chrétiennes, celles de défense des droits de l’homme entre autres, le ministère de la promotion de la femme, de l’enfant et de la famille, le ministère de la Justice, l’administration publique ainsi que les partenaires techniques et financiers, la Coordination des associations et ONG féminines du Mali (CAFO) a organisé deux séminaires à Sélingué, ville située à 140 km de la capitale Bamako. Dirigés par un comité mis en place à cet effet, ces séminaires visaient à identifier les principaux axes thématiques (et sous-thématiques) qui devaient servir de références aux futures concertations régionales sur le droit de la famille au Mali. En effet, suite à l’identification de nombreuses dispositions discriminatoires envers les femmes, les associations et ONG féminines ont fait pression sur les autorités politiques afin que celles-ci lancent les travaux d’élaboration d’un nouveau code de la famille. C’est ainsi qu’en 1998, dans le cadre de la vaste réforme de la justice au Mali, le gouvernement lance officiellement les travaux d’élaboration du code des personnes et de la famille. Le projet fut ainsi confié au ministère de la promotion de la femme, de l’enfant et de la famille, un ministère qui venait d’être créé.

des populations, des concertations régionales et nationales seront organisées en 2000 autour des principaux thèmes et sous-thèmes retenus lors des séminaires de Sélingué : statut du mariage religieux, âge au premier mariage, obéissance de la femme à son mari, succession et héritage, tutelle de l’enfant, et adoption et filiation des enfants, notamment. Les conclusions de ces concertations régionales ainsi que celle du district de Bamako vont faire l’objet d’une synthèse nationale en septembre 2001 à Bamako. Le comité qui a présidé cette synthèse nationale était dirigé par l’AMUPI (Association malienne pour l’unité et le progrès de l’Islam). C’était un comité hétéroclite composé de représentants de tous les départements ministériels, des associations de femmes et de de jeunes, des partis politiques, des institutions de la république, de l’administration civile et militaire, des associations et confessions religieuses, des chefs de quartiers (et/ou chefs traditionnels), des syndicats et organisations socioprofessionnels, du Conseil national des personnes âgées, de la chambre de commerce et d’industrie du Mali, de l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture et de la chambre des métiers, de la presse, des délégués de toutes les régions du Mali et du district de Bamako. Sur la base des conclusions de cette synthèse nationale, fruits d’une « large concertation » (quoique limitée aux villes), un groupe d’experts a été recruté par le ministère de la promotion de la femme, de l’enfant et de la famille pour rédiger le premier draft du projet de code des personnes et de la famille.

En mai 2002, le texte ainsi rédigé sera soumis au conseil des ministres qui ne l’enverra pas à l’Assemblée nationale de peur de faire face à la réaction des OSC islamiques. Avec l’élection d’Amadou Toumani Touré (ATT) en juin 2002 comme président de la République, le texte restera dans les tiroirs jusqu’en 2005, date à laquelle il le confiera au ministère de la Justice. Le ministère de la promotion de la femme, de l’enfant et de la famille continua tout de même à participer aux travaux visant son adoption. Après la mise en place de plusieurs commissions de révision de ce projet de code, celui-ci fut enfin soumis à l’Assemblée nationale qui l’adopta le 3

août 2009 à travers une session extraordinaire.

Si l’environnement international et national ainsi que la mobilisation des OSC féminines dans plusieurs pays africains ont permis la réforme de leurs codes de la famille, on doit noter que ces réformes ne se sont pas déroulées sans réaction, notamment de la part des OSC islamiques dans plusieurs pays.