• Aucun résultat trouvé

UNE ANALYSE LINGUISTIQUE SUFFIT-ELLE POUR DECRIRE LES COMPORTEMENTS LINGUISTIQUES HUMAINS ?

La linguistique poursuit le but de décrire les systèmes langagiers en utilisant le moins de règles possibles (principe d'économie). Si ce but peut être tout à fait louable tant que l'on s'intéresse au système langagier lui-même, il n'est de loin pas certain qu'il soit applicable tel quel lorsqu'il s'agit de caractériser les processus cognitifs impliqués dans la reconnaissance ou la production du langage.

Premièrement, l'étude de processus mentaux qui sous-tendent le traitement du langage (compréhension et/ou production) introduit de nouvelles contraintes liées au fonctionnement du sujet lui-même, telles que la capacité limitée du cerveau à stocker de l'information (facteur lié à l'hypothèse du coût de stockage) et le temps nécessaire à chaque traitement de l'information (facteur lié à l'hypothèse du coût des procédures de

traitement). Les théories linguistiques ne peuvent donc être appliquées qu'avec précaution à l'étude du

traitement cognitif du langage. Deuxièmement, il n'est pas exclu que la manière dont les êtres humains traitent le langage diffère des règles observables dans la structure de la langue de référence.

Les deux hypothèses, coût de stockage et coût des procédures de traitement, ont dans un premier temps guidé les réflexions des psycholinguistes. Ainsi, le premier modèle psycholinguistique de la reconnaissance des mots morphologiquement complexes a explicitement favorisé l'hypothèse diminuant le coût de stockage (modèle de Taft & Forster, 1975, pour une description plus précise voir au chapitre II). En termes généraux, ce modèle propose qu'aucun mot morphologiquement complexe ne soit représenté sous forme entière dans le lexique mental. Une racine ou un affixe n'est représenté qu'une seule fois et chaque mot complexe correspond à la concaténation des morphèmes qui le compose (économie de stockage maximale, puisque aucune redondance n'est permise). L'absence de représentations unitaires pour les mots complexes exige toutefois l'application de procédures d'analyse morphologique pouvant être complexes (combinaison/séparation des morphèmes), ce qui induit une augmentation du coût en terme de traitement. Dans certains cas (prononciation/orthographe et/ou sémantique opaques), cette augmentation pourrait même être égale ou supérieure au bénéfice obtenu par diminution de la redondance dans le lexique. Certains auteurs (voir par exemple Butterworth, 1983, Henderson, 1985) jugent par exemple que les modèles qui favorisent l'hypothèse liée à une économie de stockage sont peu plausibles, puisque beaucoup de mots dérivés ne possèdent pas une structure sémantique et formelle entièrement analysable. Ainsi, Henderson signale que le sens du préfixe anglais un-, bien que clairement négatif, peut apparaître sous différentes variantes sémantiques :

"an unarmed man may never have been armed but an unfrocked priest has undoubtedly been de-frock-ed. An unearthed object has, at least metaphorically, been dug up, as if from the earth, whereas an unearthly object has never been part of the earth." (Henderson, 1985, p. 38).

Par ailleurs, Butterworth relève qu'un processus dérivationnel ne peut être appliqué à n'importe quelle base même si elle en respecte les contraintes d'application, puisque seules certaines combinaisons sont attestées dans le lexique. Butterworth compare, par exemple, le paradigme morphologique induce/induction/inducement au paradigme produce/production/*producement6 afin de mettre en évidence cette absence d'applicabilité

automatique des processus dérivationnels. Cet exemple montre en effet que le lexique ne

retient que certains mots construits à l'aide du mécanisme dérivationnel qui adjoint à une base verbale (dans les exemples induce et produce) le suffixe -ment afin de créer le nom de l'action réalisée par le verbe (inducement, *producement).

Finalement, pour Stemberger (1985), le coût computationnel d'un système entièrement décompositionnel pourrait être beaucoup trop important. Il estime par exemple, qu'il est peu probable qu'un locuteur construira, à chaque fois qu'il en a besoin, une forme complexe en combinant les morphèmes appropriés à l'aide d'une règle spécifique, la demande attentionnelle d'une telle démarche étant trop importante (voir aussi Baayen et Schreuder, 1994, pour une simulation mathématique de cette critique ; Sandra, 1994 pour une discussion de cette hypothèse).

Ces désavantages ont poussé certains auteurs, dont Butterworth (1983), à proposer un modèle qui entre en directe opposition avec celui proposé par Taft & Forster (1975) et qui favorise un coût de traitement minimal. Dans ce cas, tous les mots sont listés sous une forme unitaire, qu'ils soient morphologiquement complexes ou non. Aucune procédure d'analyse particulière n'étant nécessaire, le coût de traitement est minimal.

Force est toutefois de constater que plusieurs effets liés à la structure morphologique ne sont que difficilement expliqués de façon économique sans postuler l'intervention, d'une manière ou d'une autre, des informations morphologiques. Les modèles ultérieurs à ceux de Taft & Forster et Butterworth ont donc cherché un compromis entre les deux hypothèses antagonistes (économie de stockage et économie du coût de traitement). Les différences entre ces modèles résident principalement dans la description des étapes de traitement nécessaires à la reconnaissance des mots complexes. Certains modèles proposent en effet une influence morphologique avant que les mots complexes ne soient identifiés (hypothèse prélexicale) (voir par exemple Taft, 1994). D'autres proposent que ce ne soit qu'une fois les mots identifiés que leur structure peut influencer les procédures de traitement (hypothèse post-lexicale, voir par exemple Caramazza, Laudanna, & Romani, 1988).

La réalité semble toutefois être encore plus complexe. Certains auteurs proposent en effet que les deux analyses, l'analyse morphologique et l'analyse basée sur la forme entière du mot coexistent et peuvent être utilisées en parallèle. Si Caramazza et al. supposent que l'analyse basée sur la forme globale du mot gagne chaque fois que le mot est connu du locuteur, Frauenfelder & Schreuder (1992) proposent une compétition entre les deux types d'analyse. Selon les caractéristiques des mots impliqués, par exemple leur degré de transparence phonologique/orthographique et sémantique, leur fréquence d'usage, soit la voie morphologique, soit la voie traitant les mots en leur entier gagne (voir le chapitre II pour une description plus précise du modèle). Quant à Schreuder & Baayen (1995), ils présentent un modèle dans lequel les deux voies d'analyse collaborent.

Parallèlement à leur quête s'intéressant aux procédures optimales permettant le passage du signal sonore au lexique mental, les psycholinguistes doivent déterminer le format des représentations impliquées dans chaque étape du traitement des mots complexes. Rappelons que leurs caractéristiques dépendent en grande partie des procédures d'analyse postulées. Ainsi chaque modèle discuté précédemment propose une organisation lexicale spécifique. Nous y reviendrons lorsque nous décrirons plus précisément chacun de ces modèles (chapitre II).

Venant de montrer pourquoi l'étude des procédures et des représentations sous-jacentes à la reconnaissance des mots complexes ne peut être réduite à une analyse linguistique de la langue, nous préciserons dans le prochain chapitre les caractéristiques des différents modèles que nous avons nommés ci-dessus et présenterons les études qui s'y rapportent.

C

HAPITRE

II

P

SYCHOLINGUISTIQUE

: M

ODÈLES ET EFFETS EXPLIQUÉS

Dans le chapitre précédent, nous avons présenté brièvement les notions linguistiques qui nous accompagnerons durant toute cette thèse. Nous avons également esquissé que l'approche linguistique, avec son souci d'explication économique, n'est pas nécessairement adaptée à l'étude des processus cognitifs sous-tendant la reconnaissance des mots morphologiquement complexes. Notre tâche ici est de préciser de quelle manière les différents modèles psycholinguistiques les plus fréquemment cités dans la littérature ont répondu à la question relative au traitement des mots dérivés : quels types de représentations et quels types de procédures. Pour chaque modèle, nous préciserons également quels sont les effets expérimentaux qu'ils parviennent à expliquer.

Dans ce chapitre nous présenterons dans un premier temps les travaux de Taft & Forster (1975), auteurs qui peuvent être considérés comme les psycholinguistes précurseurs de l'aire actuelle en morphologie ainsi que les effets expérimentaux qui s'y rapportent. Nous décrirons ensuite les principales approches qui ont répondu aux propositions de Taft & Forster, à savoir Caramazza et collaborateurs (1988) avec le modèle AAM, Taft (1994), Frauenfelder & Schreuder (1992) et Schreuder & Baayen (1995). Les effets supplémentaires que ces modèles permettent d'expliquer seront également décrits. Finalement, après avoir passé en revue les modèles les plus usités du domaine de la morphologie, qui sont principalement dédiés à la reconnaissance des mots écrits, nous discuterons des aménagements nécessaires pour expliquer le traitement des mots parlés morphologiquement complexes.