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la diversité des étudiants : construction d’un modèle descriptif

2.2 Adopter le point de vue des Autres

2.2.2 Les Autres

Les étudiants, au moment de leur première inscription, sont des Autres, par rapport aux enseignants, représentants du « monde universitaire », mais par rapport aussi aux autres étudiants, plus âgés, qui ont déjà subi des sélections – à travers les examens bien sûr, mais aussi indirectement par leur adaptation au système universitaire, comme le souligne la notion d’affiliation167. Les étudiants qui arrivent à l’université ont donc pour référence l’étudiant « normal » de première année décrit

166 Si l’on en croit l’enquête menée par Anne-Marie Houdebine (1996, « L’imaginaire linguistique et son

analyse » dans Travaux de linguistique n°7, CRSLCD, Université d’Angers, pp.9-26), les étudiants sont même de ce point de vue très normatifs.

167 Nous avons déjà introduit cette notion dans le chapitre précédent. Empruntée à Alain Coulon (1997, le métier

précédemment. Cette référence est subordonnée à celle que constituent les Uns, à travers une chaîne de références intermédiaires et indissociables : les nouveaux étudiants veulent être reconnus comme des étudiants légitimes de première année, étudiants qui souhaitent eux-mêmes être reconnus comme des étudiants de 2ième année, puis de 2ième cycle, etc. Les étudiants sont donc des Autres : en arrivant à l’université en particulier, ils ne se sentent pas encore appartenir au corps des autres étudiants, ceux qui sont intégrés. Ils se construisent donc une « figure de l’Autre », selon les termes de Landowski168 :

« (…) les exclus et les marginaux de toutes sortes, les uns malheureux, les autres satisfaits de leur différence réelle ou supposée, et pour qui la figure à construire comme celle de l’Autre (face auquel poser leur propre identité) ne peut se constituer que comme une représentation du groupe dominant à l’extérieur duquel précisément – qu’ils le veuillent ou non –, ils se savent, se croient ou se sentent rejetés. »

Ainsi, cette « figure de l’Autre » se construit à partir de ce que les étudiants s’imaginent devoir être pour devenir des Uns, à partir de la représentation qu’ils ont de l’étudiant qui réussit et des Uns – de leurs normes, de leurs lois, de leurs comportements. Selon l’auteur169, les options dans la construction de la figure de l’Autre correspondent à des « styles de vie », ou à des « modes d’être ». Cette seconde formule nous semble intéressante dans la mesure où il s’agit véritablement de choisir « une certaine façon d’être Autre », à laquelle correspond une certaine image des Uns, et un certain positionnement par rapport à ces Uns.

Landowski distingue ainsi quatre façons d’être Autre : celles du dandy, du snob, du caméléon et de l’ours. Les termes qu’il choisit pour les catégoriser relèvent du domaine de la mondanité qu’il étudie, et à ce titre ne sont pas nécessairement adaptés à notre propre situation. Toutefois, les analogies entre les relations mondaines et le système de sélection scolaire, toutes deux fondées en partie sur des stratégies de

distinction, ainsi que la difficulté à trouver des termes appropriés à notre situation nous incitent à conserver la même terminologie, qui a le mérite d’être imagée.

D’un côté, le dandy et le snob procèdent d’un même positionnement : tous deux se placent hiérarchiquement par rapport la référence, à ce M. Tout-le-Monde, figure emblématique de la centralité. La différence, c’est qu’alors que le snob adopte un mouvement convergent, cherchant à se conformer au maximum à ce qu’il s’imagine être un étudiant normal, le dandy cherche au contraire à s’en distinguer « par le haut », refusant qu’on le confonde avec une « masse » conforme et conformiste, refusant de perdre son individualité. Dans le monde des nouveaux étudiants, le snob correspond à l’étudiant qui ne se sent pas conforme à l’étudiant moyen de première année de Lettres et Sciences humaines, mais qui tente par tous les moyens de masquer ce qui pourrait

168 op. cit. p.50. 169 op. cit. p.52.

l’en différencier. Il est dans une situation d’insécurité, ne se sentant pas a priori légitimement candidat à l’intégration du groupe des Uns. Le dandy, à l’opposé, se sent déjà au-dessus de l’étudiant moyen, et refuse même de se plier aux règles les plus primaires et arbitraires de conformité à ce milieu. Il tente au contraire de montrer sa supériorité. Il est dans une situation d’« hypersécurité ». Nous verrons plus loin comment ces deux attitudes, celle du snob et du dandy se traduisent linguistiquement par des phénomènes d’hypercorrection et d’hypocorrection (infra p. 79).

Les deux autres axes sont délimités par le caméléon et l’ours. Leur particularité, qui les distingue fondamentalement des deux figures précédentes, réside dans leur positionnement non hiérarchique : ils ne cherchent pas à se positionner ni au-dessus ni au-dessous de M. Tout-le-Monde, incarnation de la normalité du groupe des Uns. Ils se placent tous deux sur un plan d’égalité. La différence entre ces deux figures, comme entre les deux figures précédentes, réside dans leurs mouvements de convergence / de non-convergence. Quand le caméléon tente de se conformer à la normalité, l’ours s’en distingue. Ainsi, pour notre situation, la figure du caméléon représente l’étudiant qui sans dénigrer ni abandonner les normes et les usages de son milieu (qu’il soit socio- économique, ethnique, générationnel, régional, …) accepte pour la situation de se conformer à l’étudiant moyen. Contrairement au snob, il n’est donc pas en situation d’insécurité. L’ours par contre rejette les normes et usages universitaires, refuse de se conformer à l’étudiant-moyen. Contrairement au dandy, il ne prétend pas pour autant que ses propres normes sont meilleures ou plus nobles que celles de l’étudiant moyen. L’ours incarne ainsi la figure du marginal170.

Ainsi se présentent les quatre figures de l’altérité dégagées par Landowski. Il les organise ensuite dans un schéma171 :

170 Nous avons d’ailleurs trouvé une très juste illustration de ce positionnement en tant qu’Autre dans la

« pratique oppositionnelle » décrite par Michel de Certeau : « La pratique oppositionnelle est celle qui permet, en milieu aliénant, de ne pas succomber, et même de s’affirmer autre. Au travail à la chaîne, fragmentés et soumis aux impératifs du gain, l’ouvrier oppose la pratique dite de la perruque, volant à l’usine le matériel qui va lui servir à construire, d’un bout à l’autre et de ses propres mains, un objet qui ne sera ni gardé, ni revendu, mais offert en cadeau à autrui… » (…) Il ajoute qu’il s’agit d’un art d’« habiter l’espace de l’autre sans le posséder ». (Michel de Certeau, « On the oppositional practices of Everyday Life » Social text, Fall, 1980, p.3-43, cité par Chambers Ross, « Récits d’aliénés, récits aliénés », écriture et altérité, Poétique n°40, p.73). Chambers utilise en outre cette « pratique oppositionnelle » pour expliquer ce qu’il appelle le récit aliéné, « qui s’adresse à un destinataire présumé étranger aux buts et aux axiomes qui définissent le programme d’une narration que pourtant il s’agit de faire accepter à l’autre, et même, à la rigueur, de lui imposer ». Davantage que cette notion de « récit aliéné », ce qui nous intéresse ici, c’est le lien établi par Chambers entre posture d’altérité et pratique rédactionnelle. Nous développerons nos réflexions sur ce lien dans le chapitre 3.

171 En réalité, Landowski (Landowski, op. cit. p.30) construit son modèle à partir du « carré sémiotique » de

Algirdas Julien Greimas et Joseph Courtés (1979, Sémiotique, dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Tome 1, Hachette, Paris, pp.23-33), fondé sur les notions de conjonction, non-conjonction, disjonction, non- disjonction. Nous n’avons pas conservé cette première modélisation, mais nous retrouvons bien dans ces quatre figures les relations de contrariété (dandy/caméléon, snob/ours), de contradiction (dandy/snob, caméléon/ours) et de complémentarité (snob/caméléon, dandy/ours).

Caméléon « l’étudiant normal » Ours

Notons que ce schéma, comme nous allons le souligner (voir infra §2.2.3), ne doit pas être compris comme mettant en relation des positions figées : ces positions – celles du

dandy, du snob, du caméléon et de l’ours, ne doivent être comprises qu’en situation : un même individu peut être dandy dans son cours d’histoire et snob ou caméléon avec son garagiste ou même dans son cours d’anglais. Notons aussi que ce schéma peut aussi être présenté de façon plus synthétique en opposant les figures de l’Autre selon deux critères : le caractère +/- convergent et le caractère +/- hiérarchique :

+ HIERARCHIQUE – HIERARCHIQUE

+ CONVERGENT snob Caméléon

– CONVERGENT dandy Ours