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Patrice DURAN

1.  Action publique et politique publique

Curieusement, tout au moins en apparence, la réflexion sur l’action publique est relativement récente quand l’intervention des pouvoirs publics tout au contraire n’est pas chose nouvelle. L’action publique ne saurait être la simple caractérisation juridique de l’intervention d’une autorité publique, et, au delà de leur intérêt propre, les théories juridiques de la puissance publique ou du service public qui ont largement structuré notre droit public et encadré les pratiques des agents publics, ne nous ont pas permis d’en saisir pleinement la réalité ni la spécificité. Le droit est un langage et un outil, il ne saurait à lui seul se confondre avec l’action elle-même et en rendre compte. La réalité du pouvoir passe par l’observation fine des activités des autorités publiques si l’on veut en saisir la finalité, la nature et la portée. Cela suppose la combinaison de modes d’observation et de modes de raisonnement. Il n’y a pas d’observation possible sans données, ce qui suppose une activité intense de collecte, mais les données ne sont pas des faits tant qu’elles ne sont pas rendues significatives par une lecture appropriée. Celle-ci implique toujours une mise en ordre sélective de la

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Jürgen Habermas, Raison et légitimité, problèmes de légitimation dans le capitalisme

avancé, Paris, Payot, 1978.

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Jean Leca, Le gouvernement en Europe, un gouvernement européen ?, Politiques et

management public, vol. 15, 1, 1997,

Fritz Scharpf, Européanisation et gouvernement démocratique, Politiques et

réalité à partir d’un cadre de référence déterminé. L’analyse des politiques publiques, dans ses développements récents, a constitué cette théorie de l’action publique dont la nécessité à la fois intellectuelle et pratique se faisait fortement sentir dès lors que l’on voulait pouvoir rendre compte de ce que « les gouvernements font, comment ils le font, et quelle différence çà fait »6.

Il y a là au fond un cercle vertueux, car on n’imagine guère le développement d’une action publique se voulant rationnelle qui ne soit un minimum informée de l’état de la réalité sur laquelle elle désire intervenir et qui ne chercherait pas en retour à savoir ce qu’il en est advenu après. Mais que serait aussi une action qui ne chercherait à expliquer ce qui s’est passé et à en comprendre les ressorts ? Le savoir sur les politiques publiques est bien né de cette exigence et ses progrès très rapides attestent tout autant sa validité que sa pertinence. La systématisation de l’intervention publique ne pouvait que créer les conditions de possibilité de sa mise en observation et en connaissance. La logique est imparable, elle relève de cette rationalisation diffuse (Durchrationalisierung) que Weber voyait en l’œuvre dans nos sociétés modernes, qui n’a pour autant rien à voir avec le gouvernement de la raison.

La réflexion sur l’action publique est une manière de rappeler que le système politique occupe une place bien particulière dans nos sociétés. Non seulement il revient à ce dernier d’assurer la régulation des relations entre les hommes, c’est-à-dire la construction d’un certain ordre qui se veut juste, mais il est aussi, dans nos démocraties, producteur de bien-être pour ses ressortissants selon des modalités historiquement variables. C’est là ce qui fait la centralité du système politique et ce qui définit ses rapports avec les autres systèmes sociaux, la régulation politique ne pouvant jamais s’abstraire totalement des autres modes de régulation sociale.

Du même coup, on peut définir l’action publique de manière assez générale comme l’ensemble des processus sociaux à travers lesquels sont traités des problèmes considérés comme relevant de la compétence d’autorités publiques et dont le règlement conditionne pour une part la légitimité et la responsabilité. Compte tenu de ce que nous avons dit être le pouvoir politique, l’action publique ne saurait être vue du seul côté du pouvoir car, si elle est soumise à une contrainte d’efficacité, celle-ci n’a de sens qu’en fonction d’une certaine représentation de la légitimité politique et d’un cadre institutionnel qui spécifie les conditions d’exercice de la responsabilité.

Une fois ceci rappelé, on peut aisément s’accorder sur une approche pragmatique de l’action publique comme visant à la définition et la réalisation de politiques qui réussissent. Elle est à ce titre :

• une activité pratique

• orientée vers la poursuite explicite et rationnelle d’un but • grâce à l’allocation adéquate de moyens

• dont l’utilisation raisonnée doit produire des conséquences positives. Il s’agit bien d’articuler des moyens de manière conforme aux buts poursuivis de manière à produire des effets eux-mêmes conformes à ces buts. Elle est de ce fait inséparable d’un cadre d’action et d’un ensemble de moyens propres à lui permettre de réaliser ce qu’elle s’est fixée.

L’action publique est un concept générique et, à ce titre, son expression empirique déborde largement la notion de politique publique. De la même façon qu’on a dit que l’organisation était la manifestation la plus achevée d’un phénomène plus diffus qui était le phénomène organisationnel au sens où l’action collective revêt toujours un caractère plus ou moins structuré, il est clair que toute action publique ne présente pas nécessairement les caractéristiques d’une politique publique. Tous les actes des autorités publiques ne sont pas significatifs d’une politique ou d’un programme d’action. Comme nous l’avons rappelé ailleurs, si l’on définit l’action comme intentionnelle, une politique publique est bien une intention systématique, et, sauf à vider l’expression elle-même de toute réelle signification, on ne peut faire de l’empilage de mesures disparates et de

gestes divers la manifestation d’une action maîtrisée7. On le sait, le pouvoir

politique se donne à voir, et c’est bien là ce qui explique l’importance des dimensions symboliques dans la communication politique et qu’il est souvent plus facile d’attirer l’attention sur « les mots qui réussissent » que sur « les politiques qui échouent » pour reprendre la formule décapante de

Edelman8. Les autorités publiques recourent volontiers au vocable de

« politique » pour évoquer leur action justement parce que cette dernière appellation suppose volonté, engagement et continuité. Malheureusement, l’évaluation de « la politique de la Montagne » a du conclure à son inexistence, tout comme il s’avère en pratique souvent difficile de dire qu’il existe une politique de l’eau, de la protection de la nature, de la ville, etc. Une politique publique, si elle suppose un enjeu qui lui donne un sens, requiert l’identification de séquences d’actions articulées les unes avec les autres autour d’objectifs d’action précis. C’est pour cette raison que c’est souvent ex post que l’on peut déterminer si l’action publique présente ou

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Patrice Duran, Penser l’action publique, Paris, LGDJ, coll. “ politique ”, 1999.

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non le caractère d’une politique délibérée et que l’évaluation s’impose comme activité de contrôle.

Le caractère volontariste et intentionnel de l’action est donc très justement ce qui est mis en avant dans les définitions pratiques des politiques publiques. Ainsi, on considère généralement qu’une politique publique est le produit de l’activité intentionnelle d’une autorité investie d’une prérogative de puissance publique et d’une légitimité politique, ou encore une ligne d’action finalisée suivie par un ou plusieurs acteurs confrontés à un problème public, c’est-à-dire à un sujet nécessitant l’intervention des autorités publiques.

De même, on tend à différencier politique publique et programme d’action,

dans la mesure où un programme constitue l’objectivation d’une politique9.

Cette distinction est d’autant plus importante qu’il peut y avoir des écarts significatifs entre une politique définie et sa traduction en programmes d’action. Un programme recouvre l’ensemble d’activités organisées pour atteindre les objectifs d’une politique. Les éléments d’un programme sont facilement identifiables au plan empirique, car ils peuvent être définis en termes de temps, de coûts, de procédures ou de produits. À l’évidence, la réforme budgétaire en cours consacre une conception « programmatique » de l’action publique qui était jusque là étrangère à notre culture administrative visant, à travers la notion de programme, à assurer une meilleure maîtrise de l’action publique.

Une politique publique repose sur l’idée d’un choix cohérent et motivé par de bonnes raisons, qui est à l’origine d’une action que l’on estime juste et que l’on veut appropriée à une situation en fonction de la manière dont on l’interprète. On peut ainsi considérer que l’analyse de politiques publiques est un effort de mise en perspective des choix politiques, des processus d’action à travers lesquels ils sont conduits, des réalisations qui s’ensuivent et des conséquences qui en découlent.

En rapportant la production d’actions publiques à ses conséquences telles qu’elles peuvent mises au jour dans un espace social déterminé, l’analyse des politiques publiques introduit cependant des modifications considérables dans la gestion des affaires publiques comme dans les justifications sur laquelle celle-ci doit construire sa légitimité. C’est bien toute la logique du service public qui est à reconsidérer.

Résultats versus réalisations

Une politique publique est toujours à rapporter à l’enjeu qui commande l’intervention des autorités publiques, à la façon dont elles le perçoivent et le définissent. Les pouvoirs publics, qu’il s’agisse de l’État, des collectivités territoriales ou de l’Union européenne se mobilisent toujours sur la base d’une certaine représentation de l’état d’une société qu’ils apprécient en termes de valeur. Au départ de l’action, il y a nécessairement un jugement plus ou moins précis, plus ou moins explicite qui fonde le recours à l’action. Du même coup, l’action publique a bien, dans son déploiement, un caractère instrumental dont il convient d’apprécier l’efficacité à la contribution qu’elle apporte au traitement du problème qui l’a initiée. Ce point est décisif dans la mesure où il permet de replacer l’action publique dans toute sa spécificité, c’est-à-dire dans ce qui la différencie d’autres formes d’action. En effet, on ne saurait simplement mesurer une politique à la seule aune de ses réalisations. Des kilomètres de routes ne se justifient guère en eux-mêmes, pas plus que la construction de logements sociaux ou la distribution d’allocations sociales. Ce qui fonde de telles interventions relève d’enjeux plus larges, mais aussi plus politiques dans la mesure où ils ont quelque chose à voir avec ce qu’on voudrait que soit le monde : l’équilibre des territoires, la lutte contre la ségrégation sociale, la réduction des inégalités sociales, etc. La catégorie centrale de l’action publique est donc davantage celle de résultats que celle de réalisations. C’est dans ce sens que l’on peut dire qu’une perspective d’action publique vise à substituer une logique de résultats à une logique de réalisations.

Cette perspective qui met les conséquences de l’action au cœur de la réflexion sur la production d’action publique a des incidences fortes tout à la fois sur la conduite de l’action stricto sensu et sur son mode d’analyse. Tout d’abord cela permet de comprendre la pauvreté actuelle du discours doctrinal en matière d’action publique qui fait de la satisfaction de l’usager le point nodal de la légitimité de l’action publique. La référence à la seule satisfaction de l’usager ne peut tenir lieu de philosophie de l’action. La légitimité de l’action publique s’est certes construite dans la satisfaction des besoins de toute sorte, le service public ne saurait pour autant rester assimilé à une simple prestation, sauf à traduire une vision étroite de la gestion publique. De ce point de vue, l’analyse de l’action publique nous invite à une toute autre lecture.

Justement il convient de dissocier la qualité des produits des conséquences qu’ils développent. Ainsi la fiabilité juridique des permis de construire est une chose et la qualité de l’urbanisme en est une autre, et l’on voit très clairement qu’il n’y a pas de lien mécanique entre les deux. La construction

du TGV sud-est n’est pas en soi une garantie de développement local ni d’aménagement équilibré de l’espace. Il serait facile là encore de multiplier les exemples. La satisfaction de l’usager correspond à une logique de satisfaction immédiate en termes de fourniture de services. Elle est importante à déterminer pour valider la production, mais elle ne saurait suffire à légitimer l’action si par exemple elle devait conduire à de la discrimination des uns par rapport aux autres. Certes il ne s’agit pas de négliger la satisfaction de l’usager, ne serait-ce que parce qu’il y a là un enjeu important de qualité des services rendus, et qu’une des pressions les plus opportunes à la qualité de la production est la participation des usagers à la détermination des standards de qualité comme à l’appréciation de la fourniture. Il faut même concrètement l’organiser pour éviter les formes de défection qui peuvent être parfois tragiques pour les services publics ainsi

que l’a puissamment montré Hirschmann10i. Mais la satisfaction est un

problème classique d’allocation individuelle, or le bien-être individuel n’est pas le bien-être collectif, c’est bien connu. L’intérêt collectif ne se peut se prévaloir sans danger d’une conception de l’usager roi.