• Aucun résultat trouvé

Plusieurs disciplines s’intéressent à l’étude des actions collectives comme la sociologie, les sciences

politiques, l’économie et la géographie à travers ses effets sur les territoires (Moine, 2006 ; Amblard

et al., 2015)

Il existe différents types d’action collective, classiquement on les sépare en deux catégories : l’action

collective qui relève davantage des mouvements sociaux (syndicalisme, militantisme, mouvements

ouvriers, grèves…) (Tilly, 1984) et la sociologie des organisations (Bernoux, 2005).

Pour Crozier et Friedberg l’action collective « résulte d’un mode de coopération entre acteurs afin

qu’ils puissent accomplir des objectifs communs malgré leur orientations divergentes » (1977 p. 16).

Ils précisent aussi que « l’action collective peut constituer un problème dans nos sociétés parce que

ce n’est pas un phénomène naturel. C’est un construit social dont l’existence pose problème et dont

il reste à expliquer les conditions d’émergence et de maintien » (1977, p. 15).

L’action collective peut être caractérisée par différentes composantes que nous exposons ci-après.

- L’acteur

Selon la théorie économique classique, l’acteur agirait selon sa seule volonté de maximiser son profit

à moindre coût, mais cette dernière motivation ne permet pas de décrire toutes les actions mêmes

celles qui sont sans intérêts de maximisation économique. Selon l’individualisme méthodologique, un

acteur agirait donc selon ces propres motivations et selon sa propre rationalité qui peut donc différer

d’un individu à un autre. Un acteur agirait avant tout parce que l’action qu’il effectue a un sens pour

lui (Boudon, 2002).

Un acteur a différents attributs. Il a un rôle c’est-à-dire une fonction dans un système d’action donné

(Bernoux, 2005). Il a des compétences, c’est-à-dire des aptitudes que d’autres acteurs n’ont pas

(Crozier et al., 1977). Il est détenteur de valeurs ou de principes qui justifient ou légitiment son action

en situation collective (Boltanski et al., 1991; Lafaye et al., 1993). L. Boltanski et L. Thévenot ont

identifié six « cités » qui justifient l’action des acteurs en situation. Pour ces auteurs les acteurs

trouvent leur légitimité à agir comme ils le font en référence à : la « cité domestique » qui a trait aux

problématiques locales, aux traditions, à l’habitude ; la « cité inspirée » qui se réfère à la beauté, la

44

rareté, la créativité ; à la « cité civique » qui se rapporte à des valeurs d’intérêt général et de

démocratie ; à la « cité industrielle » qui concerne l’appréciation de l’efficacité, de la productivité,

des performances ; la « cité marchande » réservée à la richesse, au marché, à la possibilité de faire

des affaires ; et enfin la « cité de l’opinion » qui attache de l’importance à ce qui est connu,

renommé, à la notoriété comme source de vérité (Boltanski et al., 1991). En 1993 C. Lafaye et L.

Thévenot discutent la possibilité d’avoir une septième cité : la « cité écologique ». Ils en arrivent

cependant à la conclusion que les arguments et les justifications des acteurs à se mobiliser en faveur

de l’écologie se rapportent à une ou plusieurs des autres cités ce qui ne permet pas de constituer

une nouvelle cité à proprement parler (cette dernière devant être indépendante des autres

justifications) (Lafaye et al., 1993).

L’acteur agit donc de façon contingenté, c’est-à-dire qu’il n’est pas totalement libre dans son action,

des contraintes extérieures d’ordre matérielle, structurelle ou humaine réduisent sa liberté. L’acteur

ne peut agir de façon hyper rationnelle (il ne peut pas tout connaître) mais il n’est pas non plus

complètement soumis aux éléments extérieurs lorsqu’il agit (Crozier et al., 1977). L’acteur est

stratégique dans le sens où il va négocier sa participation à l’action afin de conserver ses marges de

liberté. En faisant cela « il participe à l’élaboration des définitions de soi et d’autrui, à l’invention de

conduites, d’attitudes, de ressources et de buts et qui tout en étant marqué par son passé n’est

jamais réductible à lui » (Padioleau, 1986 cité par Friedberg, 1997).

Pour M. Callon et B. Latour, un acteur est tout ce qui peut agir de façon imprévisible et autonome et

avoir une incidence sur les autres acteurs (Callon, 1986; Callon et al., 1997; Kortelainen, 1999). Les

acteurs ou les « actants », comme ils sont aussi appelés, peuvent donc être des machines, des

ceintures de sécurité, des animaux ou des microbes par exemples (Kortelainen, 1999; Latour et al.,

1983; Law, 1992). Il n’y a pas de distinction entre acteurs humains et non humains, cela permet en

théorie de donner une place équivalente aux acteurs humains et non humains dans la

compréhension des actions collectives. Nous considérerons ici les acteurs non humains comme étant

tous les êtres vivants en dehors de l’espèce humaine (nous n’inclurons pas les objets matériels en

tant qu’acteurs). Cela permet de davantage prendre conscience que les non humains sont des

acteurs à part entière et que le changement dépend aussi de ces derniers et non seulement des

acteurs humains. L’idée est aussi de mieux comprendre les rapports qui se jouent avec la biodiversité

dans la mise en place de la compensation écologique. Le principe de symétrie pour décrire à la fois le

monde social et le monde non-humains doit permettre d’adopter un regard décentré, ce qui permet

de décrire ce que l’on observe sans l’intégrer directement dans des conceptions prédéfinies. Cela

doit permettre de donner à voir la place des non-humains dans l’action de compensation. Ce principe

de symétrie tend ici aussi à réduire la distance entre humains et non-humains et à en considérer les

45

liens. La distinction entre nature et culture a pu être remise en cause par certains anthropologues

(Latour, 1991).

Les acteurs vont pouvoir se mobiliser et former une action collective. Cette action collective pourra

se formaliser sous la forme d’un réseau, d’un système de gouvernance, nous choisirons le terme

d’organisation pour définir cette formalisation. Nous proposons de décrire la mobilisation des

acteurs grâce au cadre analytique de la traduction. Cela permettra de comprendre comment on

passe d’acteurs isolés à la formation d’une organisation (dont le but sera dans notre cas la mise en

place de la compensation écologique).

- La traduction pour décrire la mobilisation des acteurs

Le cadre analytique de la traduction a été développé à partir des années 1980 par M. Callon, B.

Latour et M. Akrich, notamment au sein du Centre de Sociologie et de l’innovation (CSI) abrité par

l’Ecole des Mines (Muniesa, 2015). Cette équipe s’intéresse particulièrement à l’étude des rapports

entre les dynamiques sociales et l’innovation, et plus largement à l’étude des rapports de la société

avec les techniques et les sciences (Akrich, 1987; Akrich, et al., 1987; Callon, 1986; Callon et al., 2006;

Callon, et al., 1999). Utilisé dans de nombreux domaines : sciences de gestion (Walsh et al., 2011),

sciences de l’innovation et de l’organisation (Dedeke, 2017; Rodger, et al., 2009), géographie et

aménagement (Cvetinovic, et al., 2017; Murdoch, 1998), le cadre analytique de la traduction a plus

largement permis de travailler sur des problématiques environnementales telles que la gestion des

ressources naturelles, notamment l’exploitation des stocks de crustacés et des forêts (Callon, 1986;

Briec et al., 2016), ou la gestion des rivières (Kortelainen, 1999; Chou, 2012).

M. Callon, dans son article sur la domestication des coquilles Saint Jacques de la Baie de Saint Brieuc,

décrit comment des chercheurs arrivent à mobiliser des marins pêcheurs, des collègues scientifiques

et des coquilles St Jacques afin de produire de la connaissance qui permettra de gérer durablement

la population de ces mêmes Saint Jacques (Callon, 1986). Il décrit également comment cette gestion

durable peut s’effondrer à tout moment si certains acteurs se démobilisent. Il décrit ce processus de

mobilisation (pour gérer durablement la ressource) à travers quatre étapes qui forment ce qu’il

nomme la « traduction » : la problématisation, l’intéressement, l’enrôlement, la mobilisation des

46

Tableau 2 : étapes de la traduction telle que définie par M. Callon

Etapes de la traduction Définition

Problématisation

« définition du point de

passage obligé (PPO) »

p. 183

La problématisation consiste en la formulation de questions. Un acteur appelé

traducteur souhaite un changement, pour cela il s’efforce donc de formuler des

questions, cette formulation lui permet « d’identifier les acteurs indispensables à

un changement ». Il identifie les acteurs qui lui permettraient de répondre aux

questions formulées.

Idéalement cette formulation se cristallise par un « point de passage obligé » (PPO)

qui représente le lieu commun de tous les acteurs. Ce PPO doit permettre de

convaincre les acteurs qu’ils n’ont pas d’autre choix que de passer par là s’ils

veulent continuer à agir. Le PPO doit donc consister à un alignement des

problématiques de chacun des acteurs.

Intéressement « ou

comment sceller les

alliances » p. 185

« L'intéressement concerne l'ensemble des actions par lesquelles une entité

s'efforce d'imposer et de stabiliser l'identité des autres acteurs qu'elle a défini

dans sa problématique. »

Enrôlement « comment

définir et coordonner les

rôles » (p. 189)

« Il désigne le mécanisme par lequel un rôle est défini et attribué à un acteur qui

l’accepte. L’enrôlement est un intéressement réussi. »

Mobilisation des alliés

« les portes paroles

sont- ils représentatifs

? » p. 193 et 197

« Mobiliser c’est rendre mobile des entités qui ne l'étaient pas, […] des acteurs

s’allient et font masse pour rendre crédible et indiscutable » l’action.

(Source : mise sous forme de tableau d'après Callon, 1986)

On comprend alors comment des humains et des non-humains s’associent pour former des

organisations, qui traduisent un changement. La sociologie de la traduction a recours à trois

principes méthodologiques (Callon, 1986, pp. 175-176):

- L’impartialité : « l’observateur s’abstient de porter des jugements sur la façon dont les

acteurs analysent la société qui les entoure, il ne privilégie aucun point de vue et ne censure

aucune interprétation »;

- La symétrie : qu’il s’agisse d’acteurs humains ou non humains, il faut « expliquer dans les

mêmes termes les différents points de vue et argumentations qui s’opposent ». Pour cela

nous choisissons le vocabulaire de la traduction. ;

- La libre association : « L’observateur abandonne toute distinction à priori entre faits de

Nature et faits de Société, et rejette l’hypothèse d’une frontière définitive séparant les

deux ». L’observateur au lieu d’imposer aux acteurs une « grille d’analyse préétablie, les suit

pour repérer comment ils définissent et associent, parfois en les négociants, les différents

éléments dont ils composent leur monde qu’il soit social ou naturel ».

Il n’y a donc pas de distinction entre acteurs humains et non humains. Ces principes

méthodologiques révèlent que pour M. Callon et d’autres auteurs comme J. Law, qui se sont

intéressés à la traduction ou la théorie de l’acteur réseau, les acteurs humains et non humains sont

aussi importants les uns que les autres au sein du réseau et qu’ils contribuent tous deux à s’auto

façonner. Un réseau est autant formé par des acteurs humains que non humains. En effet ils

considèrent que les humains ne façonnent pas plus les non humains que l’inverse (Law, 1992). A ce

47

titre il n’y a pas lieu de les distinguer en employant un vocabulaire différent pour les décrire. La façon

dont ils agissent et les rôles qu’ils ont dans le système (ou le réseau) sont tout aussi importants.

Le postulat ici est qu’il n’existe pas de vérité préalable du fonctionnement de la société, sur laquelle

on pourrait s’appuyer définitivement pour analyser le processus en cours. C’est une approche qui

interroge les frontières entre sciences sociales et sciences naturelles, une approche constructiviste

de la réalité, dans le sens ou les interactions et le sens se construisent au fur et à mesure d’un

processus laborieux d’organisation (Muniesa, 2015). Ce processus peut être sujet de controverses.

- Remise en cause ou stabilisation de l’organisation : vers la controverse ou le système

d’action concret.

La traduction aboutit donc à la constitution d’« un réseau de liens contraignants » entre les différents

acteurs humains et non humains (Callon, 1986, p. 199). Deux solutions s’offrent alors :

- Soit le réseau devient fébrile, c’est-à-dire que les portes paroles n’arrivent plus à rallier, ils ne

représentent plus les alliés, la mobilisation est remise en cause et « la traduction devient

trahison ». Une controverse7 peut alors éclater (Akrich et al., 1987; Callon, 1986). Suivra sans

doute alors une série de nouvelles traductions jusqu’à la stabilisation du réseau ;

- Soit le réseau se stabilise, les marges de manœuvre et de liberté des acteurs sont très

réduites et contraintes. L’action est réglée, régulée et peu remise en cause. La signification

des liens de causalité s’oublie, le réseau de relations devient alors une « boite noire » (Akrich,

1987; Callon et al., 2006). Les idées et les pratiques s’établissent et deviennent des normes

institutionnalisées (Dedeke, 2017). On arrive à une organisation stabilisée, lorsque que les

jeux d’acteurs ont été régulés, c’est ce que M. Crozier et E. Friedberg nomment « système

d’action concret ».

Toutes ces différentes étapes sont plus ou moins concomitantes ou successives, mais rarement aussi

distinctes que ce que le laisse penser le découpage du processus (Callon, 1986).

Il y a souvent un acteur qui a particulièrement intérêt à ce que l’action collective ait lieu, et se

déroule de la meilleure façon possible, c’est-à-dire de la façon qui l’intéresse. Cet acteur se désigne

alors comme devant être le traducteur du problème qu’il souhaite résoudre (Callon, 1986). C’est

donc lui qui va mener ou en tout cas initier la traduction

- Les résultats de l’action collective

7M. Callon désigne par controverse « toutes les manifestations par lesquelles est remise en cause discutée,

négociée, ou bafouée la représentativité des portes paroles. Les controverses désignent donc l'ensemble des

actions de dissidence. » (Callon, 1986 p. 199)

48

Ces systèmes figés et stabilisés permettent l’action collective, ou plutôt une certaine action

collective. En effet les ajustements successifs ont parfois pu détourner ou pu faire dériver les

objectifs initiaux qui ont conduit l’action collective vers des destinations non envisagées, non prévues

ou non souhaitées au départ. Pour M. Akrich cette dérive sera vue comme une adaptation

indispensable au succès des innovations techniques ou technologiques (1987). En effet ces

ajustements, qui font dériver le contenu de l’objet technique, sont à l’origine de son adaptation, son

acceptation, son adoption et donc son succès. Dans les théories de l’innovation, notamment

industrielle, le succès est donc évalué en terme de mobilisation, c’est à dire en terme d’adoption du

produit par un large public. Si ça ne marche pas c’est qu’il y a eu un défaut d’adaptation auprès des

acteurs en place. L’adaptation permettrait donc la mobilisation. Plus le produit est adapté à un large

public, plus la mobilisation sera grande. L’action collective est le fruit d’une adaptation réciproque

entre son objectif initial et la mobilisation des acteurs. Cette adaptation est la traduction en action

des objectifs de l’action collective. On peut cependant, se demander si cette traduction correspond

aux attendus initiaux des raisons de l’action collective. En effet, toute action collective produits des

effets. Il est possible que les résultats produits ne répondent pas aux buts initialement poursuivi par

l’action collective. Crozier et Friedberg parlent « d’effets contre intuitifs », d’« effets pervers », qui

désignent « les effets inattendus, non voulus » (1977, p. 16). Ces effets sont inhérents à toute

entreprise collective et ils ne sont bien sûr pas intentionnels, ils marquent le décalage entre les

orientations de départ et les effets globaux produits par l’action collective.

L’analyse des politiques publiques distinguent les effets des résultats issus de l’action collective. Pour

P. Lascoumes et P. Le Galès, les effets vont concerner le changement qui aura eu lieu (ou non) sur les

organisations et les comportements, l’idée est de voir si effectivement il y a une mobilisation et quels

changements génère cette mobilisation notamment auprès des acteurs. Il y a ensuite les résultats de

l’action collective ou de l’action publique, l’idée est de comprendre dans quelles mesures ces

résultats répondent aux problèmes qui ont justifié la mise en place de la politique publique

(Lascoumes et al., 2012).

Certains géographes assimilent le territoire à un système complexe. Pour C. Raffestin le territoire

peut être vu comme le résultat de l’action des sociétés(Moine, 2006)L’action collective tendrait donc

à créer et ou à maintenir des territoires (Amblard, 2015).

49

La figure 6 résume le fonctionnement d’une action collective.

Figure 6 Schéma de mise en œuvre de l’action collective