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L'ÉMERGENCE D'UNE NOUVELLE RÉGULATION

C'est ce que remarquent également Reason et ses collègues (Free, 1994)

B. L'ÉMERGENCE D'UNE NOUVELLE RÉGULATION

Nouvelle autonomie des prestataires et affaiblissement de la maîtrise E D F

A la suite des transformations concernant la gestion des chantiers, on constate que les entreprises ont pris avec une indéniable satisfaction une certaine indépendance sur les chantiers, n o t a m m e n t par rapport aux contremaîtres d ' E D F .

« Les gars d'EDF, faut toujours qu'ils passent par leur hiérarchie, là main- tenant [avec ce nouveau système] on travaille beaucoup mieux. » (Chef d'équipe, prestataire, Bugey)

En revanche, les contremaîtres d ' E D F qui étaient au cœur des rela- tions dans l'ancien système ont perdu une part très importante de leurs prérogatives. N ' é t a n t plus habilités à diriger des équipes mixtes, ces sei- gneurs déchus se retrouvent en tête à tête face à leurs équipes d'agents E D F . Beaucoup confessent que ce face-à-face m a n q u e singulièrement

de cordialité. E n effet, le pacte de non-agression mutuelle s'appuyait très largement sur la possibilité pour les contremaîtres de distribuer de nom- breux chantiers et ainsi de permettre aux techniciens de monter en grade et de superviser « en direct » les équipes de prestataires. Une satisfaction d'amour-propre à laquelle s'ajoutaient tous les avantages financiers de la situation.

« Avant, tout le monde pouvait passer chef pour quelques mois, c'était mieux, on avait les gars d'entreprise à diriger. » (Mécanicien, Bugey) De manière beaucoup plus radicale, on constate que la position char- nière des contremaîtres d ' E D F au cœur du système d'informations sur les ajustements des chantiers n ' a pas été reprise par les Chargés de contrôle. Pour deux raisons principalement. D'abord, les tout nouveaux chargés de contrôle sont très mal acceptés sur les chantiers tenus uni- q u e m e n t par des agents E D F (ce qui représente encore 30 % des chan- tiers au Bugey). Les agents de maintenance E D F leur reprochent d'« être passés de l'autre côté » et d'être devenus des « flics ». Ils sont très hostiles à u n contrôle réalisé par des collègues, qu'ils n'estiment pas habilités à réaliser de tels contrôles. Les relations sont tendues à l'extrême, et les chargés de contrôle déclarent être fréquemment empêchés de faire leur travail : on omet sciemment de les prévenir, par exemple, de la levée de tel ou tel point d'arrêt.

« C'est des gars que je connais très bien que je contrôlais... C'était très dif- ficile de se faire accepter, surtout par les agents d'EDF... X, le chargé de tra- vaux sur Hopkinsons, il m'a dit que je ne servais à rien... Et après, il m'a dit, c'est pas à moi de courir après tout le monde... Donc finalement, il a reconnu que je servais à quelque chose. » (Chargé de contrôle, Bugey)

Ensuite, leurs relations sont tout aussi difficiles avec les prestataires.

Ces derniers n'apprécient pas davantage l'intrusion de ces chargés de contrôle, qu'ils connaissent pour la plupart, pour avoir travaillé quelques années auparavant sous leurs ordres lorsque dans l'ancien système les chargés de contrôle étaient des « chargés de travaux ». Les prestataires veillent jalousement sur leur nouvelle indépendance ; ils considèrent que l'instauration de chargés de contrôle tue dans l'œuf cette nouvelle liberté.

« Les contrôles qui sont faits pour nos soupapes, c'est un peu ridicule...

sans les chargés de contrôle, ça irait bien. Ils demandent s'il n'y a pas de chif- fons dans la tuyauterie ou du scotch, qu'on aurait oubliés... c'est une perte de temps. » (Chef de chantier, prestataire, Bugey)

Cette difficulté à trouver leur place et leurs marques auprès des inter- venants de maintenance, prestataires c o m m e agents d ' E D F , est renfor- cée par le flou de leur fonction. En théorie uniquement chargés de tâches de surveillance et de contrôle, en pratique les chargés de contrôle assu- rent des missions de faciliteur sur les chantiers. Ils rendent de menus ser- vices aux chefs de chantier prestataires, et sont utilisés pour leur très bonne connaissance des arcanes du site.

« Des décisions on en prenait au début et puis après on informait systé- matiquement... de toute façon on n'a pas de pouvoir de décision, on ne sait pas jusqu'où va notre rôle... moi j'ai fait refermer une vanne une fois, eh bien il paraît que je n'aurais pas dû... je risquais rien mais ça n'est pas sain de l'ambiance comme ça, maintenant on va voir le chef directement. » (Chargé de contrôle, Bugey)

Au flou entourant leur fonction viennent s'ajouter des difficultés rela- tionnelles avec les contremaîtres, qui se désintéressent tout à fait des char- gés de contrôle, les laissant le plus souvent livrés à eux-mêmes sans véri- table direction. O n comprend les raisons qui provoquent cette négligence de la part des contremaîtres. Pour ces derniers, les chargés de contrôle apparaissent comme le symbole de la nouvelle donne, qui leur fait perdre beaucoup de pouvoir.

« Les chargés de contrôle, je refuse de m'en occuper... ils traitent directe- ment avec les Contremaîtres Principaux d'Exécution. » (Contremaître, méca- nique, Bugey)

La maîtrise d ' E D F est sérieusement ébranlée : les contremaîtres qui régnaient en maîtres sur l'ensemble des chantiers se retrouvent à la por- tion congrue, et les Contremaîtres Principaux d'Exécution, leurs supé- rieurs, se trouvent démunis pour obtenir des informations de première main sur les chantiers, ne pouvant compter que sur des chargés de contrôle ostracisés.

Le double recours aux préparateurs

Pourtant malgré les tiraillements, de façon tout à fait surprenante, on observe que les Contremaîtres Principaux d'Exécution continuent à suivre assez précisément ce qui se passe sur les chantiers. C o m m e n t l'expliquer? D'abord, en réalisant que les agents d'entreprise, pour heu- reux qu'ils soient de bénéficier des avantages d'une autonomie sur leurs

chantiers, m a n q u e n t parfois de conseils quant à l'utilisation des gammes E D F et surtout des tout nouveaux Plans de Qualité ou Plans de Qualité Sûreté.

« Ça les arrangeait bien que ce soit nous, EDF, le contrôle technique...

au début quand on leur a dit qu'il fallait signer la gamme, il y en a qui ont drôlement pâli...» (Ingénieur de maintenance, service Préparation, Bugey)

Les informations qui leur m a n q u e n t ne sont pas disponibles auprès des chargés de contrôle, trop novices dans la fonction et surtout sans aucun pouvoir décisionnel. Les chargés de chantier des entreprises pres- tataires ont donc recours de plus en plus aux préparateurs auprès des- quels ils peuvent recueillir relativement rapidement des informations précises, souvent uniquement par téléphone. L'émergence de cette rela- tion est en marge de la manière dont les rapports entre prestataires et agents E D F ont été initialement pensés. On l'a dit, les « correspondants E D F » des prestataires sont normalement les Contremaîtres Principaux d'Exécution, ils sont cependant court-circuités de plus en plus systéma- tiquement par les prestataires.

« Si c'est pas litigieux, le Contremaître Principal d'Exécution, qui est notre

"correspondant EDF", il dit de changer la pièce... ça je sais faire. Si c'est litigieux, c'est pas lui qui prendra la décision, alors du coup moi maintenant, je vois directement avec le préparateur, je préviens le Contremaître Princi- pal d'Exécution, mais s'il n'est pas là, j'attends pas, sur les dossiers il y a tou- jours le nom et le téléphone du préparateur. » (Chargé de travaux, presta-

taire, Bugey)

Les préparateurs, pourtant absents de la Structure d'arrêt et des chan- tiers, paraissent indispensables aux prestataires. Le comportement des prestataires contraste avec celui des agents de maintenance E D F et de leur maîtrise, qui avaient pris l'habitude de se passer des conseils de la préparation. Les agents d'entreprise ont, semble-t-il, à cœur de respec- ter les procédures de travail de la façon la plus correcte possible. Com- ment expliquer cette attitude ? On constate qu'à mesure que les relations se contractualisent entre E D F et les entreprises, ces dernières souhaitent se prémunir contre d'éventuels reproches qui pourraient leur être faits, et qui pourraient les empêcher d'obtenir de nouveaux marchés. Cette pré- occupation de respecter les procédures permet également de satisfaire un deuxième objectif, à savoir s'affranchir des arrangements informels autre- fois pratiqués, gérés et contrôlés par la maîtrise technicienne d ' E D F et ainsi se dégager de l'emprise des contremaîtres d ' E D F habitués à les com-

mander. Il s'agit donc d'une part d'éviter de pratiquer des ajustements tacites de façon à ne pas risquer une erreur qui pourrait coûter cher aux contrevenants, et d'autre part de ne pas retomber dans la facilité consis- tant à se laisser guider par les pratiques des agents E D F qui, compte tenu de leur connaissance du site, disposent encore indéniablement d'un ascen- dant sur les prestataires. Suivre les procédures, autant que possible, per- met de satisfaire à ces deux objectifs.

Par conséquent, les préparateurs, à la différence des Contremaîtres Principaux d'Exécution, disposent d'informations de première main sur les chantiers. U n e situation qui oblige leurs frères ennemis à passer par eux pour se tenir au courant d'éventuelles dérives. O n verra un peu plus loin pourquoi les Contremaître Principaux d'Exécution doivent main- tenir un canal d'information de bonne qualité.

« Les entreprises nous court-circuitent... Elle passent directement par la préparation, auprès du préparateur affecté à leur matériel, alors pour être informé, il faut une bonne relation entre "moyens" et "travaux". » (Contre- maître Principal d'Exécution, chargé pour l'arrêt du gros équipement pri- maire, Bugey)

Cette confession, difficile à o b t e n i r révèle la fragilité des Contre- maîtres Principaux d'Exécution. Leurs anciens informateurs privilégiés qu'étaient les contremaîtres ne gèrent plus en direct q u ' u n tiers des chan- tiers, quant aux nouveaux chargés de contrôle, ils ont du mal à s'impo- ser et sont donc quantité négligeable dans le jeu. Cependant, en dépit de ces handicaps majeurs, ils ont su nouer u n contact avec les prépara- teurs, une manière de rester informés et de ne pas être complètement dépossédés de l'évaluation des dérives des chantiers qui faisaient leur force et les rendaient si puissants dans l'ancienne régulation. Q u a n t aux préparateurs, ils échangent leurs précieux renseignements contre la pro- messe à demi prononcée par la maîtrise d'Exécution de faire appliquer par leurs équipes les tout nouveaux Plans Qualité et Plans Qualité Sûreté.

L'entrée des préparateurs dans les coulisses des chantiers montre que pour ceux qui ne possèdent pas intimement les multiples ajustements infor-

1. Lors des entretiens, aucun Contremaître Principal d'Exécution n'avait admis entre- tenir des relations régulières avec un ou des préparateurs. Ce n'est que par hasard et alors que nous attendions dans le bureau d'un préparateur, que plusieurs coups de téléphone émanant de Contremaîtres Principaux d'Exécution nous ont fourni l'indice permettant de mettre en doute les dénégations des Contremaîtres Principaux d'Exécution et ainsi d'éta- blir que non seulement des relations entre les deux groupes existaient bel et bien, mais que les demandeurs étaient les Contremaîtres Principaux d'Exécution.

m e l s p o u r f o n c t i o n n e r a v e c des d o c u m e n t s p r e s c r i t s i n c o m p l e t s , il est i m p é r a t i f d e t r o u v e r u n e m a n i è r e d e p o u v o i r m o d i f i e r les d o c u m e n t s a u m o m e n t o ù le b e s o i n se fait sentir. C o m m e ils s o n t les seuls h a b i l i t é s à m o d i f i e r les p r o c é d u r e s et q u e d e s u r c r o î t faire a p p e l à e u x d i s p e n s e d ' a v o i r r e c o u r s à la h a u t e m a î t r i s e t e c h n i c i e n n e d o n t les chefs d e c h a n t i e r p r e s - tataires c h e r c h e n t à se d é m a r q u e r , ils s o n t u n e r e s s o u r c e i m p o r t a n t e .

C e t t e t r a n s f o r m a t i o n d e s m o d e s d e r e l a t i o n s a u s e i n d u s y s t è m e B u g e y e s t e n c o u r s . L a n o u v e l l e r é g u l a t i o n n ' e s t p a s stabilisée. L a m a j o r i t é d e s p r o b l è m e s se r è g l e e n c o r e d a n s les t e r m e s d e l ' a n c i e n é q u i l i b r e , b a s é s u r u n e g r a n d e a u t o n o m i e informelle.

2. L E S C H A N T I E R S D E N O G E N T :

L A C O N S T R U C T I O N D E D E U X M O N D E S

L a vie s u r les c h a n t i e r s d e N o g e n t se d é r o b e à c e u x q u i c h e r c h e n t à p e r c e r s o n m y s t è r e . D e u x m o n d e s se f o n t d é s o r m a i s face : d ' u n c ô t é d e s p r e s t a t a i r e s d e p l u s e n p l u s e n t r a î n é s , a u t o n o m e s , précis, et d e l ' a u t r e d e s a g e n t s E D F , a n x i e u x et r e v e n d i c a t i f s , q u i o n t d e p l u s e n p l u s d e dif- ficultés à m a i n t e n i r u n e i n f o r m a t i o n s u r les c h a n t i e r s .