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Première partie: le champ théorique

1. L'Ecole de Francfort et l'Economie Politique de la Communication : deux théories centrales du débat sur les

1.1 L'École de Francfort: fondement de la réflexion et débat sur l'actualité de son apport

« Film et radio n'ont plus besoin aujourd'hui de se faire passer pour un art. La vérité, c'est que ce ne sont plus que des négoces et cela leur tient lieu d'idéologie, qui légitimise supposément les refus qu'ils pratiquent délibérément. Ils s'autodéfinissent comme des industries et les chiffres publiés des revenus de leurs directeurs généraux suffisent à lever le dernier doute quant à la nécessité sociale de leurs produits »19.

Connue également comme la Théorie critique, l'Ecole de Francfort prend forme dans les années 1930 au cœur de la constitution des zones urbaines industrialisées. Dans ce contexte, la population qui migre de la campagne vers les villes acquiert de nouvelles habitudes pour s'intégrer aux processus de la production en série. Le rationalisme du système capitaliste envahit tous les secteurs, incluant également la production symbolique avec la participation des personnes à l'offre culturelle massive.

18 L'industrialisation entraîne avec elle la Société des Masses. De le même façon que la production passe d'une stade

artisanal à celui d'une production de masse, la population citadine est pensée comme une entité collective, de masse. Dans le contexte de l'Ecole Critique, le terme “Société des Masses” désigne la destruction des critères de valeur, symboliques et réglementaires hérités de la Révolution Industrielle La structure de la population en tant que “masse”, neutralisait les formes de protestation caractéristiques du XIXème siècle. La Société des Masses constitue un amalgame qui établit la “Culture de Masses” qui, selon Adorno, est constitué par la radio, la télévision, le cinéma et la presse, par lequel le public s'informe, s'entretient et se divertit. Ces médias affichent une égalité un nivellement indiscriminé du public dans le domaine social, culturel et politique. MUÑOZ Blanca. Theodor W. Adorno : Teoría Critica y Cultura de masas. Caracas : Editorial Fundamentos, 2000 p. 100 (Colección Ciencia), p. 100

19 ADORNO Theodor y HORKHEIMER Max. La industria cultural. Iluminismo como mistificación de masas. Revista

Electrónica Nombre Falso. [Consultado 19 de junio de 2012]. Disponible : http : //www.nombrefalso.com.ar/?s=industria+cultural, p.1

37 Les caractéristiques de cette nouvelle société moderne se présentent de la façon suivante aux yeux l'Ecole Critique: l'art se place au niveau des autres activités économiques, la qualité des biens symboliques s'en trouve affectée et le public cesse d'être critique face à l'offre culturelle massive.

Sous ce premier aspect, nous faisons référence à la (désacralisation) « désaurification »20 de l'art engendrée par la reproductibilité technique et aux

processus de valorisation économique. La production de biens culturels se fait “à la chaîne” à l'identique de tout autre produit conçu et généré dans la société de masses. S'agissant de la qualité, les processus de standardisation qui, sous prétexte d'auto-originalité, engendrent des produits identiques, ne peuvent qu'affecter la valeur non mercantile des contenus. Dès lors, le public se trouve dépossédé de sa capacité de jugement face aux institutions, perd de sa résistance quand ce n'est pas sa faculté à exercer son esprit critique quant aux produits proposés par les medias21.

Ce point de vue critique face à la production en série culturelle portait l'accent sur la manipulation dont étaient l'objet les biens symboliques de la part des possédants du capital et d'autre part, sur l'incapacité du public à discriminer la qualité de l'offre. Les personnes se retrouvent ainsi aliénés par les contenus eux-mêmes. En ce sens, le divertissement est favorisé quant à la perception de la culture comme façon de se cultiver, de s'améliorer, de nourrir l'esprit.

Dans ce cadre, la mise à profit du temps libre et l'approche à la culture changent également. Et c'est en ce sens que la rupture entre la culture d'élite et la culture populaire, l'offre d'options de divertissement et la marchandisation de la culture feront l'objet de l'analyse critique des théoriciens allemands, qui vont mettre en question ces transformations à la lumière de la création et de la réponse des publics:

20 La désaurification (désacralisation) ou la perte d'aura est un concept développé par Walter Benjamin. Selon cet auteur, les

biens perdent leur de caractère unique et de leur authenticité. L'expérience limitée dans l'espace/temps d'une œuvre par son propriétaire est bouleversée par sa mise à disposition en divers lieux et à des publics différents simultanément grâce à sa reproduction massive. L'avènement de la valeur marchande dans la culture se substitue à la valeur symbolique. Nous développerons plus avant dans ce chapitre la pensée de Benjamin. VOIROL Olivier. Retour sur l´industrie culturelle. Réseaux, 2011/2 N0 166 p 125 á 157 . [Consultado 3 de octubre de 2012]. Disponible : http : //www.cairn.info/revue-reseaux-

2011-2page-125.htm, p 130, 131

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« La culture de masse, rebaptisée « industrie culturelle » pour en souligner l´aspect mécanique, automatisé, ne se réduit cependant pas à son usage par le dictateur, elle est un bombardement permanent de loisirs qui affectent le jugement et en forment la raison. Depuis son avènement récent au XIXe siècle, elle vient détruire l´authentique culture populaire du passé, celle des traditions orales ou culinaires qui reposaient sur un « art inférieur », et les traditions de l´ « art supérieur », qui recherchent la difficulté, la distance dans l´expression formelle, ainsi que la critique des hiérarchies. Le pouvoir de ce qui s´impose partout n´est plus culture réelle mais simple domination, provient de sa puissance technique et de sa capacité à produire à la chaîne des programmes radiophoniques, des films ou des romans, reposant sur des morales faciles à saisir et satisfaisantes pour l´esprit »22.

La pensée de l'Ecole de Francfort tient, dans le texte La dialectique de

l'Illuminisme, une des œuvres les plus représentatives de cette théorie. Ce

document, écrit par Theodor Adorno et Marx Horkheimer, met en évidence le rationalisme régnant dans le monde capitaliste, monde dans lequel la culture est pensée comme une production. De ce constat va naître le concept d'Industrie

Culturelle développé par les deux auteurs de façon détaillée dans un des chapitres

de leur œuvre aujourd'hui bien connue.

Dans les mots de La Dialectique de l'Illumunisme, l'industrie culturelle manipule, chosifie, aliène les individus par le nivellement, la répétition et l'imitation. Les medias massifs, en tant qu'outils technologiques, sont les instruments de domination du pouvoir économique, qui convertissent les valeurs sociales en marchandises et ont une influence sur le comportement des personnes23.

Ce concept fondateur et fondamental – l'Industrie Culturelle – de la réflexion sur lesdites industries culturelles a été déterminant dans l'avancée des connaissances dans ce domaine ; pour autant, il est nécessaire de prendre en compte les variations des tenants de cette école et les évolutions surgies tout au long des années qui ont suivi avec la connaissance de nouvelles réalités. Ces évolutions, précisément, font

22 MAIGRET Eric. Sociologie de la Communication et des médias. 2ème Edition, Paris : Armand Colin, 2010, p. 58

23 SEGOVIANO Jenny. Dialéctica de la Ilustración y sus aportaciones al estudio de los medios masivos. Revista Razón y

Palabra, N0 75, [febrero-abril 2011]. [Consultado 14 de mayo de 2012]. Disponible : http :

39 l'objet d'un débat quant à l'actualité des postulats formulés au sein de l'école de Francfort, au-delà du fait que ces réflexions soient apparues dans un contexte de réalité historique qui peut nous sembler lointaine et bien différente aujourd'hui.

Il nous faut mentionner au préalable, avant toute analyse de ces évolutions de pensée au sein de l'école de Francfort que la Dialectique de l'Illustration a été écrite en 1940 et que le parcours de lecture que nous empruntons balaye tant la période antérieure que postérieure à sa publication.

Nous nous pencherons sur les particularités et les nuances de la pensée de l'école Critique en examinant les apports de Theodor Adorno, Walter Benjamin et plus près de nous, Edgar Morin.

Les deux premiers ci-dessus mentionnés sont des auteurs particulièrement importants à nos yeux, le premier par l'apport fait par ses réflexions sur l'industrie, pour son goût et sa pratique de la musique; le second, par l'intérêt qu'il a manifesté dans son travail sur la reproductibilité des biens culturels, en particulier sur la photographie et le cinéma. Quant à Edgar Morin, notre intérêt porte sur les évolutions qu'il aura engendrées à partir de la réflexion développée autour de l'Ecole Critique.

S'agissant d'Adorno, nous prenons en compte son parcours à partir de son exil de l'Allemagne nazie vers les Etas Unis. Le changement culturel, la découverte d'une société américaine dans laquelle les processus industriels étaient totalement développés ont fortement influencé ses travaux de recherches. A ce titre, les études menées en 1937 en collaboration avec le Pr. Paul Lazarsfeld sur l’impact des contenus de la radio sur le public nord-américain ont donné naissance aux premières inquiétudes sur les contenus musicaux des médias et sur la capacité de réaction de l'auditeur immergé dans un contexte déterminé.

Dans un travail publié en 1938, « Le fétichisme en musique et la régression de

l´écoute », Adorno évalue qualitativement la différence entre genres musicaux: la

musique dite sérieuse et la musique qualifiée de plus légère, chacune répondant à des intérêts différenciés. Celle-ci n'implique pas un effort d'écoute particulier quand la première requiert de la part de l'auditeur des capacités, des connaissances en

40 relation avec une éducation et certains modes de comportement pour en apprécier le contenu. Dans cette seconde catégorie définie par Adorno, il classe la musique

autonome, musique en marge des intérêts économiques; ce type de sonorité a des

qualités supérieures.

Plus précisément, ce concept de musique autonome est le point de convergence entre l'objet de notre travail et l'école de Francfort. En effet, la production indépendante des musiques traditionnelles en Colombie répond à une logique différente de celle hégémonique exercée par l'Industrie Culturelle. La façon dont s'y créent les contenus ainsi que la réponse des publics nous permettent d'affirmer de manière inéquivoque l’existence de cette convergence24.

A la différence d'Adorno et de Horkheimer, W. Benjamin connaît un destin bien différent. N'étant pas parti en exil, poursuivi par l'Allemagne nazie, il se suicidera à la frontière entre l'Espagne et la France. Plus qu'un fait anecdotique, ce bref rappel donne un sens particulier aux orientations prises par le travail de Benjamin en ce qu'il se développe et se concentre au cœur de la réalité européenne d'alors.

L'exil de Benjamin a été un long chemin d'errance en Europe, ses travaux de recherche ne se sont pas développés en un lieu fixe, considérant lui-même la réalité comme un fait discontinu et de ce fait, sa sensibilité pour des sujets d'étude variés, sa façon d'écrire et plus généralement ses méthodes ont différé de celles des autres auteurs de l'Ecole Critique. Il a concentré son intérêt sur les forces s'exprimant à la marge, que ce soit en politique ou dans les arts, observateur attentif et scrupuleux de la relation entre masses et technique, car, selon sa conception hors du champ de la culture de l'élite, le centre d'intérêt se trouvait précisément entre la perception et l'usage fait des biens culturels25.

La perte de « l'Aura » est l'un des concepts centraux développés par Benjamin au sein de l'école de Francfort: l'idée de l'unicité des biens qui prévalait avant l'avènement de la société de masse était authentique, qui conférait aux biens un caractère sacré, particularité qui disparaissait une fois enclenchées les processus de production capitaliste.

24 Nous détaillons ces caractéristiques plus en détails dans les chapitres suivants.

25 MARTIN BARBERO Jesús. Industria cultural : capitalismo y legitimación. En : De los medios a las mediaciones. MARTIN

41 D'autre part, le travail d'investigation qu'il a mené autour de la photo et du cinéma l'ont conduit à comprendre qu'au-delà des effets négatifs liés à la reproductibilité, il existait un espace possible de l'exercice critique pour le spectateur. Cette idée en particulier, qui définit une posture critique au milieu de la masse, développée par Benjamin dans ses analyses, est en convergence avec l'objet de notre travail.

« Et il fallait sans doute avoir une sensibilité bien éloignée de l'ethnocentrisme de classe pour pouvoir affirmer que la masse [pouvait être] comme une matrice d'un nouveau mode de perception « positif », dont les dispositifs se trouveraient dans la dispersion, l'image multiple et le montage, revendiquant ainsi une nouvelle relation de la masse avec l'art, avec la culture, dans laquelle le divertissement est une activité et une force de la masse face au repli sur soi dégénéré de la bourgeoisie. Une masse qui du statut de « rétrograde face à un Picasso devient progressiste face à Chaplin ». Le spectateur de cinéma devient un « expert », mais [un expert] d'un genre nouveau qui n'oppose pas mais au contraire conjugue le sens critique et la jouissance (!) Benjamin voit dans [le rapport] des masses et la technique une forme d'émancipation de l'art »26.

Et tant les développements théoriques d'Adorno que ceux de Benjamin, les conduisent-ils à une convergence dans leurs conclusions en ce qu'ils reconnaissent une capacité de résistance de l'auditeur. Adorno admet que l'autonomie de la réception puisse avoir lieu dans des contextes déterminés et Benjamin rend compte d'une position critique au-delà de l'exposition massive des industries culturelles.

« Par ailleurs, les auteurs de Capitalisme et industries culturelles affirment que la seule forme de déterminisme social reconnue par les théoriciens de Francfort serait celle relevant du passage à la marchandise : « L’œuvre d’art est considérée comme produit en soi avant d’être un produit social, inséré dans des conditions de production et d’usage socialement déterminées». Cette affirmation me paraît également inexacte: les travaux

26 MARTIN BARBERO Jesús. Industria cultural : capitalismo y legitimación. En : De los medios a las mediaciones. MARTIN

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de Löwenthal, Adorno et Benjamin s’attachent justement à mettre en lumière les médiations qui relient des œuvres particulières à des contextes socio-économiques précis. Même les analyses d’Adorno sur les produits culturels industriels comme le ballroom jazz, qui sont parmi ses travaux les plus discutables (du fait des généralisations excessives et la méconnaissance évidente qu’on y décèle) ne s’arrêtent pas au seul déterminisme du passage à la marchandise »27.

Pourtant, il nous est possible d'affirmer que l'Ecole Critique est en contradiction avec notre recherche lorsqu'elle se concentre sur le point de vue capitaliste de la production de biens culturels. Les conditionnements des contenus, la manipulation des créateurs et la définition du public comme un corps passif sont autant de points qui s'opposent à la réalité que nous nous proposons d'analyser dans cette thèse.

En effet, les éléments caractéristiques, selon Adorno, les biens culturels produits en masse, et qui diffèrent de notre analyse sont les suivants28 :

- Les créations culturelles sont produites comme un service vers le client, et de ce fait, tant les thèmes, les objectifs que les procédures s'adaptent aux nécessités des segments commerciaux.

- L'industrie culturelle se structure autour de prototypes qui répondent aux goûts conditionnés préalablement adaptés des masses, c'est-à-dire, « à la consommation

du même objet sous différentes présentations ».

- La production elle-même tend à faire disparaître ou à tout le moins à taire toute possibilité de rénovation et/ou d'expérimentation qui ne serait pas en accord avec les vues et les projets idéologiques de l'industrie; une apparente « liberté

d'expression » est revendiquée par les propriétaires du capital pour autant qu'on

n'attenterait pas à leurs propres intérêts.

Après l'examen de ces principes fondateurs, nous allons nous pencher sur les aspects particuliers qu'Edgar Morin a développés dans « L'esprit du temps » ; les conceptions développées ici coïncident avec notre thèse.

27 MATTHEWS Jacob. Industrie musicale, médiations et idéologie, pour une approche critique réactualisée des « musiques

actuelles ». Thèse de Doctorat Sciences de l’Information et de la Communication : Université de Bordeaux III : 2006 p.212

28 MUÑOZ Blanca. Theodor W. Adorno : Teoría Critica y Cultura de masas. Caracas : Editorial Fundamentos, 2000 p.100

43 Nous nous appuierons sur la lecture faite par Jésus Martin Barbero29 des

apports d´Edgar Morin pour en poursuivre plus avant l'analyse.

Il est nécessaire ici de préciser que le concept d'Industrie Culturelle selon E. Morin, bien que s'appuyant sur les fondamentaux de l'école de Francfort, ne met pas moins en évidence de nouveaux processus de production culturelle: la division du travail et la médiation technologique ne sont pas incompatibles avec la « création » artistique, et la standardisation elle-même ne parvient pas à annuler la tension créatrice.

Edgar Morin repousse ce regard fataliste porté sur la production de biens symboliques, son analyse de la culture de masse s'appuie sur deux aspects: la structure sémantique et les modes d'inscriptions dans le quotidien.

Dans le premier aspect, on distingue les processus de signification fusionnant l'information et la fiction, aspects qui sont distincts au sein de l'idéologie propre de l'Industrie Culturelle, alors qu'au quotidien, on reconnaît l'échange entre l'imaginaire et le réel. A partir de ces deux aspects se transmettent des éléments pour la vie pratique et des appuis pratiques pour la vie imaginaire. Cette réflexion va à l'encontre de l'idée de l'aliénation comme mécanisme fondamental du processus industriel et défend l'idée d'une population ayant besoin d'une part de mythologie pour satisfaire les nécessités du quotidien.

En lien avec les points de vue exposés par E. Morin et notre thèse, une première réflexion apparaît, s'agissant de la perception active et de la conception des processus industriels comme une nouvelle forme de production de la culture. La reconnaissance de ces nouveaux procédés de production culturelle est mise à profit par les producteurs indépendants qui trouvent là, dans la division des tâches et la production en série, des alliés pour la diffusion de leurs créations, sans pour autant entretenir nécessairement une relation étroite avec les intérêts du monde capitaliste.

29 MARTIN BARBERO Jesús. Industria cultural : capitalismo y legitimación. En : De los medios a las mediaciones. MARTIN

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1.2 Economie Politique de la Communication, une réflexion critique avec

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