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Que serait-il arrivé si?

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Academic year: 2022

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Que serait-il arrivé si ?

Les questions que posent

les œuvres de fiction à bifurcations

Mémoire de Léa Murawiec Dnsep 5 à l'Eesi d'Angoulême

Qui n'a pas déjà rêvé de revenir sur un choix qu'il a pu faire dans le passé mais regrette amèrement

aujourd'hui ? Qui ne s'est jamais repassé en boucle une scène de sa vie en imaginant la réplique fracassante qui lui a manqué ce jour-là ?

Dans la fiction, il est possible de revenir sur ses actes.

Certaines fictions offrent ainsi à leurs personnages des moyens qui leur permettent de revenir sur certaines de leurs actions et d’en tester d'autres.

Expérimenter ces chemins alternatifs, se poser la question

« et si ? », voilà ce que permet la bifurcation.

La bifurcation porte sur la séparation, dans l'Histoire ou dans une vie individuelle, entre plusieurs chemins possibles. À chaque bifurcation émergent des univers différents, des personnes différentes.

Dans la culture occidentale sur laquelle je me baserai principalement ici, le déroulement du temps est presque toujours représenté de façon linéaire.

Cette unicité temporelle, bien que récemment remise en question par la science, rythme le cours de nos vie.

L’unilinéarité du déroulé des événements, qui se figent de façon unique dans le temps et écrivent notre histoire personnelle ou l'Histoire collective est la condition de la rationalité occidentale.

Mais elle peut aussi être vue comme un enfermement, comme source de frustration. De là naît le questionnement récurrent « que serait-il arrivé si ? »

La bifurcation est alors un moyen d'aller à contre courant de ce temps imposé, de cette linéarité des chemins, et de s'ouvrir à l'expérimentation.

Pour qu'il y ait bifurcation, il faut suivre le déroulement conventionnel du temps, du passé vers le présent. Lorsque nous, lecteur, revenons sur un point du passé dans un récit, nous le faisons depuis la linéarité temporelle de notre réalité. Le récit à bifurcation adopte alors des formes originales car il doit s'accommoder avec son déroulement linéaire.

Depuis que ce type de récit existe, aux environs du XIXe siècle, différentes représentations graphiques coexistent selon le média d'application. Les formes sont multiples.

La plus connue est celle du livre dont vous êtes le héros, où un récit à bifurcations permet au lecteur de parcourir le

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livre en sautant d’un point à l’autre, suivant un ordre que lui seul a déterminé.

La narration peut également prendre une forme

arborescente, le récit adoptant alors une structure ramifiée.

À chaque embranchement, matérialisé par des événements- clés qui sont le nœud de l'action, l’auteur propose autant de développements qu’il y a de branches.

L'application d’un procédé arborescent à la littérature lui pose un défi de taille, puisqu’une arborescence a une structure multidimensionnelle, alors que le langage et surtout l'écriture sont linéaires.

La bifurcation peut être mise en œuvre dans des récits à boucle temporelle, une forme particulière de voyage dans le temps où le futur est rattaché au passé. Un certain laps de temps se répète alors continuellement, la boucle temporelle commençant à un point fixé dans le temps sans s’achever de la même manière dans la narration. Le récit revêt plutôt une forme cyclique dans sa narration, chaque période de temps revécue se superposant à la précédente.

Comment créer un récit interactif pour le livre ? Comment faire revenir le lecteur sur certaines décisions que le

personnage a prises ?

La réponse apportée détermine les espaces de narration, et interroge le pouvoir que l’auteur confère à son lecteur d’ordinaire habitué à une attitude passive ou muettement active dans son imaginaire.

Ces formes de bifurcation ont été expérimentées de façon spécifique par l’Oulipo et ses déclinaisons dans d'autres médias comme l'Oubapo. On les trouve également mises en œuvre dans d'autres médias narratifs. Chaque medium fera appel à des codes narratifs très précis et qui lui sont

propres pour contourner la contrainte de linéarité du récit.

Dans les histoires dont vous êtes le héros, ce sont des chiffres qui renvoient à la suite de l'histoire. Dans Vanille ou Chocolat ? de Jason Shiga, dont nous parlerons plus tard, ce sont des petits fils qui lient les cases entre elles et que doit suivre le lecteur, et un système d'onglets. On trouve souvent dans les schémas, qu'ils soient

mathématiques, économiques ou managériaux, un système de flèches, qui symbolisent le déroulé du temps. Chaque médium aborde à sa façon la question « et si… ? » Se poser la question du « et si...? » dans le jeu vidéo, c'est se demander si je veux éviter de tuer cet ennemi, si je veux parler avec ce personnage dans la rue, si je veux ne pas suivre les instructions...

Le jeu vidéo est un medium particulièrement adapté à l’exploration des bifurcations.

Grâce à l'interactivité dans la simulation de choix, il offre, parmi les médias numériques, l’expérience la plus proche de la réalité. Le jeu vidéo est bien connu pour libérer le joueur des conséquences de ses actes, qu’il peut

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expérimenter sur un terrain virtuel comme celui proposé par le jeu GTA.

Quelle place donner au joueur dans un récit interactif ? Quelle place réserver à celui qui souhaite s’écarter du récit ? Est-il vraiment obligé de tuer ses ennemis pour réussir ? Comparé à tous les possibles dans la narration à l’ère du jeu vidéo, le livre peut susciter chez son lecteur une forme de frustration, née de la passivité de sa lecture, de son

incapacité à agir sur les événements. En matière de récit à bifurcations, le format papier a-t-il d’autres atouts à faire valoir face au format numérique ? Produire un récit interactif, qu'est-ce que cela implique pour son lecteur ? Après tout, est-il si libre et maître de ses choix, dans un récit dont tous les recoins ont déjà été explorés et définis par l'auteur de la fiction ?

Les fictions à bifurcation essaient de questionner le lecteur sur ce qui le constitue, comment il s'est construit à travers les décisions prises au cours de sa vie et ce que ses choix disent de sa personnalité. Certaines œuvres de fiction qui relèvent plutôt de la science-fiction imaginent la rencontre dérangeante d'un personnage avec ses doubles issus

d'autres univers nés de bifurcations différentes : qui aurait- il été s’il avait pris telle décision à tel moment ? Notre civilisation s’est construite selon le principe de non-

contradiction : on ne peut affirmer que la même chose est à la fois vraie et fausse. Face à la nécessité d’un choix,

invoquant le logique et le raisonnable, nous sommes en permanence contraints d’emprunter une voie et de renoncer à toutes les autres. Le raisonnement par superposition doit céder le pas à celui par exclusion, imposé dès le plus jeune âge par la famille et

l'enseignement.

Cette logique est dominante dans notre rapport au monde, qui voudrait en permanence nous contraindre à choisir entre des opinions contraires pour n'en retenir qu'une seule.

La bifurcation dans des récits arborescents offre la possibilité de s’en affranchir dans l’espace de la fiction, pour se projeter dans des rôles contradictoires par superposition de chemins qui ne pourraient exister dans une même réalité.

Face à un monde en mouvement, il est difficile de se décider, de donner son avis, de trancher ou d’opérer des choix rapides. Nous manquons souvent de temps et de recul sur nos décisions. Disposer de récits où tout est possible est grisant. Ils permettent d’expérimenter un semblant de libre-arbitre là où tout a l'air déterminé. Il devient envisageable de se projeter dans d'autres possibles avec beaucoup plus de liberté que ce que proposait la littérature jusqu'alors.

Quelles en seraient les conséquences ? Quelles conclusions tirer de la possibilité d'expérimenter ce qui nous est

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impossible ou interdit dans la réalité ?

L'existence d’une opposition entre un « bon » et un « mauvais » choix, le bon étant bien-entendu l'idéal à atteindre, pourrait être supprimé dans un récit à bifurcation. Comment nous comporterions-nous alors, dans un cadre où le bien et le mal sont placés sur le même plan de possibilités ? Où la bifurcation ne nous impose plus d'assumer une cohérence morale dans nos actes ? Quelle image nos décisions nous reverraient-elles de nous-même ? Au moment de procéder à un choix, il arrive de se retrouver paralysé en envisageant ses conséquences. Il faut alors se projeter dans le futur pour essayer d'emprunter fictivement ces chemins. La fiction à bifurcations pourrait-elle

apprendre à analyser un éventail de cas de figures pour mieux raisonner dans la réalité ? Grâce à la bifurcation, d’autres chemins sont envisageables et se trouvent déroulés sous nos yeux.

L’accès à tous les rebondissements d'un récit lui fera-t-il perdre son caractère surprenant ?

Il nous arrive de rêver de réécrire un livre que nous venons de lire, avec l’intuition que l'intrigue aurait été plus

convaincante, qu'il aurait aurait été plus logique que le héros prenne une autre décision à tel moment. Que serait-il arrivé si, dans Titanic de James Cameron de 1997, Jack et Rose avaient trouvé un canot permettant de les sauver tous les deux ? Que serait-il arrivé si tel personnage dans tel film avait décidé d'avouer ses sentiments un peu plus tôt à celui qu'il aime avant qu'il ne finisse avec une autre ?

Ces récits à bifurcations qui font revenir sur les chemins qu'empruntent les personnages de fiction à travers leurs différentes décisions pourraient faire davantage

réfléchir le lecteur sur ses propres choix.

Le joueur de jeux vidéo est conditionné pour ne plus remettre en question certains codes et actions propres à l’univers du jeu, en particulier la violence et le respect des directives de la voix off. Se poser la question « que se passerait-il si » permettrait de vérifier le caractère

déterministe ou prédestiné de certains comportements. De se libérer d’un destin qui nous emprisonne dans une vie dont nous ne voulons pas. Et si tout devenait possible à valeur égale ?

Se poser la question « et si...? » dans une uchronie, c'est se demander ce qu'il serait arrivé si les nazis avaient remporté la Seconde Guerre Mondiale ou si Napoléon Bonaparte l’avait emporté à Waterloo... L'auteur partant de faits historiques réels qu'il transpose et adapte de manière alternative, l'uchronie brouille les pistes du vrai et du faux.

Elle se doit d'être crédible, pour permettre la mise en abyme et susciter le questionnement : à peu de choses près

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notre monde aurait pu être totalement différent.

En tant que créatrice, je suis moi-même souvent confrontée à ces interrogations.

Quand m'arrêter dans une œuvre ? Quel est le meilleur chemin pour exprimer un message ? A quels dilemmes soumettre mes personnages pour leur donner plus de vraisemblance et susciter l'empathie ?

La bifurcation est centrale dans le travail du créateur qui doit sans cesse faire des choix entre les différents chemins que sa fiction pourrait prendre, entre différents devenirs pour ses personnages.

La question « que serait-il arrivé si ? » se retrouve

également en littérature, en philosophie et dans certaines branches des sciences dures, comme la physique. Ces disciplines scientifiques imaginent les possibilités du futur à l’intérieur d’une démarche rigoureusement scientifique.

L'état de superposition a ainsi été envisagé dans le cadre de la physique quantique. Pour en rendre compte,

Erwin Schrödinger a imaginé en 1935 une parabole dans laquelle la vie d'un chat enfermé dans une boîte dépend de la désintégration d'un élément radioactif. Un phénomène quantique, qui ne se stabilise qu’une fois observé. Tant que la porte de la boîte est fermée, il existe deux chemins

superposés : l’un où le chat est mort, l’autre où il est vivant.

Le chat est à la fois mort et vivant.

Cette parabole rejoint la définition de la bifurcation dans certains récits de science-fiction où, à chaque choix difficile que le héros est amené à faire, les chemins non conservés restent actifs dans une dimension parallèle dont il perçoit les échos dans sa notre vie.

Enfin, se poser la question « que serait-il arrivé si ? » est divertissant. Au delà des questionnements moraux que suscitent les fictions à bifurcations, il réside un plaisir gratuit à la possibilité d'explorer ces choix qui stimule une production incessante de fictions pour répondre à ce besoin de compréhension du monde.

Explorons ce qu'elles disent de ce monde à travers une pensée en bifurcations.

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La boucle temporelle comme bifurcation

Une boucle temporelle est une forme particulière de voyage dans le temps dans laquelle le futur est rattaché au passé.

Une certaine période du temps se répète alors

continuellement. La boucle temporelle commence à un point fixé dans le temps, mais ne finit pas au même point du scénario. Cet état s'apparente au point de divergence d'où naît la bifurcation.

Ce principe est utilisé dans les jeux vidéo et dans d'autres médias interactifs, où un personnage, pris dans une boucle, en apprend davantage sur son environnement à chaque itération, une dernière boucle se terminant enfin par la maîtrise complète de l'environnement du personnage. Ce procédé scénaristique est alors un processus de résolution de problème, et l’objet du récit devient : comment quitter cette boucle ?

Par exemple, dans sa version sortie sur Gameboy color en 1998, le jeu Bomberman procède par boucles temporelles successives. Le jeu est organisé autour de cinq

environnements : la forêt, l'océan, la roche, les nuages, le feu. Chaque environnement comporte cinq niveaux, qui augmentent progressivement en difficulté jusqu'à mener au niveau final, le boss. Il est impossible d’accéder au palier suivant avant d'avoir vaincu tous les ennemis sur le terrain.

On peut dire que le personnage qu’a choisi le joueur se retrouve coincé dans une boucle temporelle qui se

réinitialise au début du niveau en cours dès qu’il meurt, et ne se termine que lorsque la mission demandée est remplie.

Selon le choix des auteurs, une ou plusieurs personnes peuvent avoir conscience du phénomène au moment où il se produit, que ce soit le personnage de fiction lui-même ou simplement le joueur ou le lecteur. Chacun réagit alors de façon très différente à la possibilité de conserver la

mémoire des événements futurs. Il s'agit souvent d'y explorer le plus de chemins possibles pour enrichir sa connaissance du milieu au moment de s'engager plus profondément dans une voie.

Nous allons étudier différents thèmes abordés dans les œuvres de fiction qui mettent en œuvre une boucle temporelle et examiner la façon dont la boucle introduit ces problématiques.

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Un jour sans fin,

l'exploration par la bifurcation

Le film Un jour sans fin de Harold Ramis, sorti en salle en 1993, est un exemple de boucle temporelle construite selon un modèle désormais classique.

L'histoire tourne autour de Phil, un journaliste blasé qui se retrouve condamné à revivre éternellement une journée de sa vie jusqu'à ce qu'il lui donne un sens.

La boucle que vit Phil dure 24 heures, au bout desquelles il revient sans cesse au même point de divergence dans le temps. Il peut faire alors d'autres choix, qui auront d'autres conséquences, et c'est en cela que l'on peut parler ici de procédé à bifurcation.

La boucle temporelle donne la sensation au personnage principal de faire du sur-place dans sa vie, que rien ne peut être construit, que rien ne compte. Mais il finit par

comprendre qu'au contraire, c'est grâce à ce système d'exploration des possibles qu'il va réussir, en modifiant progressivement son comportement, à trouver les chemins qui le sortiront de cette situation.

Les étapes émotionnelles

Confronté à la possibilité soudaine de la bifurcation, le personnage principal traverse plusieurs états :

D'abord, la surprise et l'énervement

La journée se déroule exactement comme la précédente sans que quiconque semble conscient de la boucle temporelle. Seul Phil se souvient des événements qu’il a vécus la « veille », mais chaque matin, il se réveille à 6 heures le 2 février.

Il est d'abord excédé par cette situation absurde qui le perturbe, puis angoissé car il ne sait pas d'où vient ce problème ni comment le résoudre.

Ensuite, la transgression

Réalisant que ses actes n'ont pas de conséquences à long terme, Phil commence par exploiter ce paramètre à

mauvais escient, profitant de sa connaissance préalable de ce qui va se produire. Il apprend les secrets des habitants de la ville et multiplie les actions qu'il n'aurait pas réalisées en temps normal comme commettre un vol ou conduire en état d'ivresse. Il tente de séduire une femme mais s’aperçoit que ses machinations pour y parvenir se soldent toujours par un échec.

Puis, le désespoir et la tentative de suicide

Lassé de transgresser les règles, Phil se désespère et tente de plus en plus radicalement de mettre fin à la boucle temporelle, en produisant des reportages offensants sur le festival qu’il doit couvrir, en abusant des résidents,…

Poursuivi par la police, il se tue accidentellement. Mais en

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se réveillant, Phil constate que rien n'a changé, et ses nouvelles tentatives de suicide sont tout aussi vaines.

La boucle temporelle est plus forte que lui.

Enfin, profiter de ce temps infini pour s'améliorer

Phil finit par expliquer sa situation à sa collègue Rita. Elle le croit, et pour la première fois, Phil écoute ses conseils et se tourne vers les autres. Il découvre un jour que le vieux clochard auquel il avait fait un don d'argent colossal un peu plus tôt agonise dans une ruelle. Il tente chaque jour de le sauver en vain. Cet événement achève de le décider à mettre l'accumulation de ses connaissances sur cette

journée au service des autres, pour sauver des vies, aider les citadins et se rapprocher de Rita. Il utilise aussi ce temps pour apprendre à jouer du piano, à sculpter sur glace et à parler le français. Phil finit par devenir capable de se lier d'amitié avec presque tous ceux qu'il rencontre durant la journée. Il enregistre ensuite un reportage si éloquent sur la fête de la Marmotte qu’il devait couvrir que toutes les stations de radio se tournent vers Punxsutawney et que ses habitants viennent tour à tour le remercier. A présent qu'il a vécu une journée parfaite, Phil se réveille enfin le matin en constatant que la boucle temporelle est brisée : c’est le matin du 3 février.

La transgression quand les conséquences de nos actes n'existent plus

Une fois qu'il a compris qu'il était le seul gardien de la mémoire des événements passés dans la boucle temporelle, Phil ne se comporte plus comme une personne normale. Il sent que la boucle lui permet de s’affranchir de toute responsabilité au-delà de 24 heures. Pourquoi est-il amené naturellement à transgresser les codes sociaux qui rendent possible la vie en société, comme le code de la route, la politesse ou le respect ?

Phil n'a aucune morale et méprise ceux qui l’entourent.

Quand une personne fait un choix, elle est guidée par des codes de conduite. Lorsqu’elle apprend le code de la route, elle est amenée à adopter des comportements précis qui lui permettront de gagner un temps précieux quand il lui manquera pour faire un choix crucial. À une intersection dangereuse, un feu tricolore impose l’arrêt, même si personne ne se présente, pendant que l'autre voie aura priorité.

À présent que les conséquences et que les regards n'ont plus d'importance pour Phil, il décide de conduire en état d'ivresse. Cela fait aussi partie de son expérimentation et de son exploration de la boucle temporelle.

Car un des objets de la bifurcation est de pousser à réfléchir hors du regard des autres. Si les décisions sont parfois dures à prendre, c'est qu'elles risquent de placer dans une situation conflictuelle avec l’entourage, lorsqu'il est strict ou traditionnel par exemple. Nous n'arrivons donc pas à

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anticiper la réaction des autres.

Et en cela, la boucle temporelle permet de tester le fond de la pensée d’autrui et de s’affranchir de certains codes dans lesquels on peut se sentir enfermé, sans recourir à des moyens aussi radicaux que ceux de Phil.

Garder espoir lorsque la boucle est plus forte que l’homme

Dans Un Jour sans Fin, personne ne sait pourquoi ni comment la boucle temporelle s’installe, de façon surnaturelle, mais ceux qui en ont conscience semblent l’accepter comme telle, sans revenir sur son apparition, même à la fin du film. Dans ce scénario où une boucle temporelle est mise en place sans recevoir d’explication, le personnage a recours au suicide comme moyen de se sortir de sa situation. Mais ses tentatives ne sont jamais efficace.

Et puisque même la mort ne permet plus de sortir de la boucle, le personnage panique et ne sait pas où chercher une issue : son problème ne semble pas avoir de solution.

Dans d'autres boucles temporelles, comme dans All You Need Is Kill, dès lors que que le personnage a compris le mécanisme de la boucle et comment y mettre un terme, l'errance devient beaucoup moins douloureuse car le personnage tient moralement grâce à un objectif précis.

Déterminisme ?

Ici, la répétition et le cadre de bifurcation ne sont pas déterministes. En sortir rendra le personnage meilleur.

Cependant, quoiqu’enterprenne Phil face à des événements récurrents (sa tentative de séduction et la mort du sans- abri), ses actions ont toujours les mêmes conséquences. On peut penser que l'état du sans-abri était déjà critique et sa vie déjà en danger au matin du jour que Phil revit

continuellement. C'est un point un peu sombre du scénario car il suppose que certaines personnes sont prédestinées.

Tout ce que Phil parviendra à changer au cours de cette journée était déjà latent. Il fait tout son possible pour aider les citoyens de Punxsutawney, dans la limite du champ d'action de ce que permettent 24 heures. Mais l’histoire montre qu’en 24 heures, un homme peut influer de façon durable sur le cours des événements. La leçon est plus philosophique que morale : la boucle temporelle nous donne le temps dont nous manquons généralement pour analyser nos actes et leurs conséquences

potentielles ou réelles.

Ce film grand public, très accessible car construit selon une structure très classique de boucle temporelle a rencontré un grand succès, ce qui témoigne également d’un réel

engouement pour ce genre de questionnements.

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All you need is Kill, la permission de l'échec

A l’inverse d’un Jour sans Fin, Hiroshi Sakurazaka explique la mécanique de la boucle temporelle mise en scène dans la nouvelle All You Need Is Kill.

Ce récit, publié en 2004 au Japon, sera adapté en manga dix ans plus tard par Ryosuke Takeuchi et Takeshi Obata.

La Terre s’y retrouve attaquée par une horde

d'extraterrestres, les Mimics qui se livrent à une guerre sans merci contre les humains. Les Mimics ont le dessus, et tout semble perdu pour l’humanité. Chacun peut s'il le souhaite s'engager dans l'armée dès sa majorité. Keiji Kiriya, jeune recrue japonaise, est tué dès son tout premier assaut. Il se réveille cependant la veille, trente heures avant l’assaut et croit avoir rêvé : Keiji est pris dans une boucle temporelle.

Avoir un objectif pour sortir de l'errance

Le personnage passe par un cheminement émotionnel et comportemental similaire à celui de Phil dans Un jour sans fin.

Perturbé au départ par cette anomalie, Keiji cherche à y échapper par tous les moyens, comme la désertion ou le suicide, mais il va rapidement se rendre compte qu'il ne peut pas échapper à cet éternel retour au point de départ. Il va donc chercher à vaincre les Mimics pour pouvoir vivre : il tourne la boucle temporelle à son avantage en utilisant la journée précédant sa mort pour pouvoir progresser de façon spectaculaire.

Pensant d'abord qu'il s'agit là d'un moyen pour lui d'affronter sa peur panique de la mort, il finit par comprendre que cette boucle temporelle est déclenchée lorsqu'on tue un extra-terrestre précis, ce qu'il a donc fait lors de son premier combat. Keiji sait dorénavant que la seule façon d'en sortir est de tuer une seconde fois le Mimic responsable de la mémoire de la boucle.

Mais Keiji n'a pas le même rapport que Phil à la boucle temporelle dans laquelle il a conscience d'être enfermé seul.

Dans Un jour sans fin, Phil ne sait même pas s’il existe une porte de sortie à sa situation, alors que dans All You Need Is Kill, Keiji parvient à se concentrer car il a un objectif pour lequel se battre et grâce auquel il parviendra à sortir de la boucle.

Comparé à Keiji, Phil est désespéré.

Sur son poing gauche, Keiji va commencer à marquer le nombre de fois où il va mourir, et ce chiffre servira de repère dans sa progression dans la boucle, pour le personnage comme pour le lecteur.

Très vite Keiji va optimiser son temps, en utilisant sa connaissance parfaite du terrain pour tirer parti de certains éléments qu'il n'a pas la capacité d'éviter, comme une

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discussion qui s'éternise quelque soit le contexte ou une bagarre. Il sait, à tel moment, quoi dire et quoi faire, et à qui ne pas parler.

Vraies conséquences

D'une œuvre à une autre, on retrouve certains détails et traits de caractère propres à des récits à boucle temporelle.

Tout comme Phil, Keiji devient insensible à des

informations supposées être nouvelles comme l'annonce de la paternité d'un de ses amis, mais prises dans des boucles temporelles elles deviennent très lourdes.

Keiji, qui, au début de l’histoire, est une jeune recrue sans grande conviction, devient à mesure que sa mort au combat se réitère, plus cynique et renfermé sur lui-même. Il profite également d'avoir vécu indéfiniment pour accumuler des connaissances, orienter des conversations comme pour en continuer le fil sur plusieurs jours vécus.

Unes des conséquences tangibles de la boucle temporelle vécue par Keiji est donc sa transformation progressive. S’il devient progressivement un combattant bien plus

expérimenté, il devient également un être blasé, déprimé et morbide, à force de revivre indéfiniment sa propre mort et celle de ses amis.

Enfin, ce manga explore les conséquences irréversibles qu'auront les actes le jour de la sortie de la boucle, quand les personnages cesseront d'évoluer dans un univers où rien n'a d'impact sur le long terme.

Rita Vrataski, lors de sa première boucle temporelle, est amenée à vivre en tout deux cent assauts. Elle remarque durant toutes ces batailles que certains de ses camarades meurent lors de combats mais pas lors d'autres. Elle apprend à relativiser en s’apercevant qu’il y a une part d'arbitraire dans la boucle temporelle. Le jour où Keiji tuera le Mimics qui amorcera la boucle temporelle, les pertes humaines au combat seront définitivement figées dans ce dernier chemin de sortie de la boucle.

Source code

Différent par sa structure des deux exemples précédents, Source Code est basé sur un scénario qui catapulte un héros vers une boucle temporelle extérieure au monde dans lequel il évolue normalement.

Colter Stevens est envoyé dans le passé pour y désamorcer une bombe qui a déjà explosé au moment où on l’expédie.

La boucle temporelle ne le retient pas prisonnier, mais tout comme dans les jeux vidéos la boucle est un moyen de lui donner du temps supplémentaire pour conclure son enquête.

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Le cheminement du personnage principal dans la boucle temporelle est le même que dans d’autres exemples de boucles temporelles « classiques » : Il se laisse d’abord distraire par le nouvel environnement qu'il découvre : le décor du train, la jolie fille assise en face de lui. Puis, à mesure que Colter Stevens essuie des échecs à l’issue chaque boucle, il se concentre toujours davantage sur son objectif : désamorcer la bombe placée à bord du train.

L'originalité de l'histoire tient au fait qu'il finit par choisir ce que lui offre le passage par la boucle temporelle, car il est mourant dans son corps d'origine. La boucle, une fois terminée, crée alors un univers parallèle dans lequel la bombe dans le train n'a pas explosé et où le héros décide de vivre.

Source Code empiète sur un terrain encore plus complexe que celui de la boucle temporelle parce qu'elle a finalement engendré un monde parallèle par bifurcation.

The Stanley Parable, le faux libre-arbitre dans le jeu vidéo

La boucle temporelle peut mener à une porte de sortie, mais parfois, elle n'en propose pas. C'est l'expérience qui nous est proposée dans le jeu vidéo The Stanley Parable (2013), développé par Davey Wreden et William Pugh.

The Stanley Parable met en scène un homme nommé Stanley, qu’incarne le joueur. Chaque jour de chaque semaine, Stanley vient travailler à son bureau, le numéro 427. Son travail est simple : presser des boutons, au bon moment et uniquement ceux qu’affiche l'écran de son ordinateur. Un travail répétitif et ennuyeux qui, pourtant, le rend heureux. Puis, un jour, les instructions cessent , les collègues ont tous disparu, : le jeu commence. Stanley erre dans l'entreprise à la recherche des causes de ce

dysfonctionnement, guidé par la voix off du Narrateur, qui décrit les actions de Stanley ou lui suggère d’emprunter tel ou tel chemin.

Choisir d'obéir

Il y a déjà une mise en abyme créée entre le joueur et son avatar, Stanley. Depuis le début du jeu, le Narrateur énonce avec douceur quelle sera la prochaine destination de

Stanley, comme si tout était écrit. En réalité, le joueur se surprend à suivre les indications du Narrateur à la lettre, sans plus se poser de questions.

S’il obéit dès le début à chaque suggestion du Narrateur – se diriger dans la salle de réunion, appuyer à la demande sur le bouton OFF – il finira la partie en à peine 15 minutes.

Une immense porte s'ouvrira sur un champ de verdure qui

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symbolise sa liberté en lui donnant accès à l'extérieur du bâtiment.

Le Narrateur entonne alors cette tirade : « Oui, Stanley a gagné ! Il a terrassé la machine, se libérant du joug qui le manipulait. Seulement, en face de cette immense porte s'ouvrant lentement devant lui, Stanley songea à toutes les énigmes laissées sans réponse derrière lui : où étaient passés ses collègues ? Comment a-t-il pu se libérer si facilement de l'emprise de la machine ? Quels autres mystères cet étrange bâtiment cachait-il encore ? À mesure que la lumière du soleil pénètrait dans la pièce, Stanley réalisa soudain qu'aucune de ces questions ne comptait pour lui. Jusqu'à présent il n'avait cherché ni pouvoir, ni connaissance, mais tout simplement le

bonheur. Peut-être que son but n'était pas de comprendre, mais de laisser les choses se produire. Personne ne lui dira plus jamais quoi faire, où aller, quoi ressentir. Quelle que soit la vie qu'il vivra, ce sera la sienne. Et c'était tout ce qu'il avait besoin de savoir. Et peut-être que c'était la chose la plus importante à avoir en tête. Stanley franchit la porte ouverte. Stanley sentit le vent frais sur sa peau, la sensation de libération, toutes les possibilités que ce

nouveau chemin lui offrait. Tout était prévu, c'était exactement la façon selon laquelle les choses devaient se produire. Et Stanley était heureux. » Fin, écran noir, retour au bureau initial de Stanley.

Le joueur est-il vraiment satisfait d'avoir gagné si

facilement ? D'avoir juste suivi les instructions, tout comme Stanley l'a toujours fait ? Le jeu le pousse à tenter d'en découvrir davantage, en jouant sur sa curiosité.

Dix-neuf fins possibles

Le joueur va-t-il suivre le récit imposé par le Narrateur, ou le contredire et profiter de tout l’espace de jeu qui lui est offert ? Chaque « fin » proposée par The Stanley Parable durera une vingtaine de minutes environ. Le jeu en contient 19 en tout, au joueur de les dénicher. Ce jeu est conçu comme un terrain d'exploration en vue à la première personne, sans aucun autre moteur de jeu que le

déplacement. Suivant les choix opérés par le joueur, les dialogues du Narrateur changeront et une fin différente s'activera. Une fois l'astuce comprise, le joueur se surprend à tout essayer, même les actions les plus illogiques, ne serait-ce que pour découvrir, amusé, une réplique inédite du Narrateur. Ses essais seront si souvent couronnés de succès que les rares fois où il fera chou blanc seront ressenties comme une trahison volontaire de la part des développeurs, comme une privation de dessert.

Les fins sont plus ou moins cruelles, plus ou moins métaphysiques. Certaines obligent à redémarrer le jeu, d'autre ne proposent pas de fin, dans l’attente que le joueur se lasse.

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Il pourra par exemple atteindre une fin sans bouger de son bureau, en en refermant simplement la porte dès le début du jeu et en fixant l'écran de l'ordinateur. C'est la fin Reluctant. Le Narrateur lancera quelques commentaires acerbes sur Stanley, sa stupidité et son absence d'ambition, que le jeu redémarre.

Dans la fin Games, le joueur ne respecte absolument aucune directive du Narrateur, qui va donc l'envoyer jouer dans d'autres jeux (qui existent « pour de vrai » dans la vraie vie) puisqu’il semble ne pas aimer jouer le jeu de The Stanley Parable. Le Narrateur s’adapte donc au plus près de ce semble apprécier le joueur.

Dans la fin Space, Stanley se retrouve transporté dans un dôme étoilé où le Narrateur se sent apaisé et trouve le «

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véritable bonheur ». Le joueur, lui, s'ennuie assez vite dans cet endroit où rien ne se passe il emmène donc Stanley explorer un escalier situé à côté du dôme et en haut duquel il n'y a rien. S’apercevant de ce que fait Stanley, le

Narrateur le supplie de ne pas sauter du haut des escaliers et de retourner dans la pièce du dôme où lui, le Narrateur, est si heureux. Stanley peut sauter deux fois du haut des escaliers sans mourir. Avant le troisième saut, le Narrateur est désespéré car si Stanley meurt, il devra quitter cet endroit où il a trouvé le bonheur pour retourner au début de la boucle temporelle, dans le bureau de Stanley. Mais Stanley l'ignore et saute, l'écran devient noir et le jeu recommence.

La structure des tirades du Narrateur est conçue pour tester la résistance du joueur à la frustration et le pousser à aller toujours plus loin dans la bifurcation. Si le Narrateur demande d'ouvrir la porte bleue, le joueur se précipitera vers la porte rouge, ouverte elle aussi, comme un appel évident à la transgression. Mais a-t- il réellement choisi seul ou a-t-il décidé de prendre ce chemin pour contredire le Narrateur ?

Quoi qu’il en soit, le jeu referme alors la porte derrière le joueur et embraye sur une autre histoire et d'autres dilemmes, pendant que le Narrateur le nargue au sujet de superbes parties auxquelles il vient de tourner le dos, incapable d'apprécier les jolies choses : face aux directives du Narrateur, le joueur ne sait plus où donner de la tête.

Dans la fin Death, s’il suit les conseils du Narrateur en sautant d'une passerelle où Stanley est resté bloqué, il mourra en s'écrasant par terre. Le Narrateur l’aura piégé, le joueur ne sachant pas si Stanley survivrait

à sa chute ou non.

La bifurcation permet ici de questionner directement le joueur sur ses choix et son conditionnement au moment de prendre une décision.

Déterminisme et libre-arbitre

Ce jeu vidéo anticipe très bien sur la psychologie du joueur et en joue, par exemple en utilisant les « succès » dans le jeu. Les succès sont des objectifs prédéfinis que doit atteindre le joueur, en dehors de ceux du jeu vidéo lui- même ( finir la partie ou de la gagner). Ils sont des récompenses honorifiques additionnelles.

Le jeu The Stanley Parable en propose deux notables.

L’un concerne la barre espace, qui, dans une majorité de jeux vidéo , est utilisée pour sauter ou se déplacer plus rapidement.

Dans The Stanley Parable, il n'est pas possible de sauter, ce qui n’empêche pas le joueur de l'utiliser par réflexe. S’il appuie 50 fois sur la barre espace, il débloque un succès , mais le jeu rappelle au joueur que la barre d'espace ne permet toujours pas à Stanley de sauter.

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L'autre succès consiste à passer cinq ans sans jouer une seule fois à ce jeu – un véritable défi pour le joueur.

Bien qu’il le croie, le joueur est-il vraiment libre de choisir ? Plus il explore ce terrain de jeu, plus il mesure à quel point tout ce qu’il pourra faire a déjà été prévu par le

développeur : il a pensé, écrit et codé la moindre de ses réactions. Le moindre choix du joueur est en fait celui du développeur. Car chaque choix qu'opère le joueur dans le jeu a été anticipé par son auteur pour rendre ces actions possibles. L'exploration du jeu dépend de ce qu'aura prévu l'auteur, le joueur est prisonnier des actes que le

développeur a prévu pour lui, et il n'a pas le choix. Son interactivité et son pouvoir sur le jeu sont illusoires car prédéterminés, le libre-arbitre n'a pas cours.

La prédestination est un concept théologique chrétien selon lequel Dieu aurait choisi les humains qui seront graciés et auront ainsi droit à la vie éternelle, indépendamment de leur conduite ici-bas. La prédestination a été au cœur des débats théologico-philosophiques sur le déterminisme et le nécessitarisme. Les doctrines protestantes, calvinistes notamment, évoquent la « double prédestination » : Dieu aurait choisi de toute éternité également ceux qui seront damnés.

Dans la fin Museum, le joueur décide de suivre le panneau

« sortie de secours » au lieu de se rendre dans la salle du Contrôleur d'esprits ce qui provoque la colère du Narrateur, qui décide en représaille de supprimer Stanley. Cependant, juste avant que Stanley ne se fasse écraser par une

gigantesque et terrible machine, une narratrice prend le relai et libère temporairement Stanley, en lui donnant la possibilité d’arpenter un musée qui contient des éléments

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du jeu (d'autres fins, du contenu supprimé ,…) en version

« bêta », issus d'une étape précédente dans la production du jeu.

Passé cette étape, la Narratrice s’adresse alors directement au joueur et lui indique que la seule façon de sauver Stanley est de quitter le jeu, car continuer à jouer aboutira dans tous les cas à une réinitialisation ad vitam aeternam de la boucle.

La seule porte de sortie au dilemme et au huis-clos dans lequel nous sommes retenus prisonnier est donc de quitter le jeu et de revenir dans notre propre réalité.

Le jeu procède d’une double mise en abyme, aller et retour.

D’une part, on l’a vu, le joueur physique incarne/est incarné par Stanley dans l’univers virtuel. Mais d’autre part, le Narrateur, virtuel donc, joue avec le joueur physique.

Car oui, dans The Stanley Parable, le Narrateur joue lui aussi au jeu. Dans la fin Confusion, le joueur, qui n'a suivi aucune des indications du Narrateur le laisse dans la

confusion quant à la direction à prendre. Après avoir ouvert et fermé deux portes dans la figure de Stanley, tous les redémarrages de partie consécutifs mèneront Stanley dans la même salle de surveillance quel que soit le chemin pris.

Après deux redémarrages, le Narrateur décidera de s'amuser en utilisant un guide pour se repérer, que l'on suppose être un livre car invisible à l'écran lors de sa consultation. Appelé The Stanley Parable Adventure Line™, ce guide nous mènera malgré tout inlassablement à la même salle. Au redémarrage suivant, le Narrateur et Stanley décideront de se risquer à ne pas suivre le guide, et pénètreront dans une pièce qui expose toutes les étapes de la fin Confusion, intégrant des événements qui ne se sont pas encore produits dans le jeu. Le Narrateur aura lui aussi été piégé, et décidera de lui-même de ne pas suivre ces indications, et choisira de redémarrer le jeu sans le consentement de Stanley.

Fausses boucles temporelles

Le jeu comporte également de fausses boucles temporelles, qui conduisent le joueur à croire que la boucle a été

réinitialisée et qu’il est retourné au point de départ du jeu, alors qu’en réalité il n’en est rien.

Dans la fin Confusion les « retours au bureau » successifs font rapidement comprendre au joueur qu’il ne revit pas exactement le début du jeu avec ses paramètres

réinitialisés.

Le récit joue sur le brouillage entre les « vrais redémarrages » et les faux pour perdre encore plus le joueur.

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Dépendance

L'absence de sortie de cette boucle temporelle dans Stanley Parable nous pose un constat déterministe sur la position du joueur dans le jeu vidéo : à quoi sert-il d’évoluer dans une boucle temporelle, d'avoir une bonne connaissance du terrain, s'il n'y a pas de porte de sortie ? Pour Davey

Wreden, un des deux créateurs du jeu, le joueur, incarné en Stanley, ne peut jouer que selon les règles établies par le développeur. La fin Choice l'illustre : le Narrateur montre à Stanley une vidéo sur le concept de choix, qui présente le choix comme l’acte le plus admirable des personnes du monde réel. Pourtant, sommes-nous toujours une vraie personne lorsque nous endossons un rôle dans

un jeu vidéo ?

À la fin de la partie, après avoir franchi au moins une fois chacune des deux portes, le joueur abandonne le corps de Stanley et peut l'observer en vue objective. Le corps de Stanley reste immobile car le joueur n'en a plus le contrôle.

Pendant qu'un générique de fin défile, le Narrateur, constatant que Stanley ne répond plus, le supplie de faire quelque chose car sans lui le Narrateur n'existerait pas. Le joueur est ainsi incité à réaliser que l’existence du

Narrateur dépend du choix de jouer ou non au jeu : si le joueur délaisse The Stanley Parable, le Narrateur n'existera pas pour lui.

Bien plus qu’un simple jeu, The Stanley Parable est en fait une méditation sur la narration : une oeuvre qui, piège après piège, encourage le joueur à être plus qu'un simple presse-bouton. Dans la fin Work, Stanley est téléporté dans ce qui ressemble à son appartement. L'écran demande alors au joueur d'appuyer sur certaines touches de son clavier : l'appartement autour de Stanley se transforme

progressivement en son bureau, pendant que le Narrateur raconte à Stanley l'Histoire de la mort d'un homme appelé Stanley. qui explique que si Stanley ne veut jamais disposer de son libre-arbitre et suit toujours les ordres , c’est que probablement il est mort.

Qu'il s'agisse d'obéir, de jouer au plus malin en rebroussant chemin ou tout simplement de ne pas faire de choix, The Stanley Parable a systématiquement un coup

d'avance sur nous.

Le rôle du créateur, la frustration du joueur dans ses choix

Davey Wreden, s'est lui-même confronté aux expériences formatées des superproductions de jeux vidéo. Dans

The Stanley Parable, il a souhaité explorer la question « et si… ? », à laquelle tout joueur est un jour confronté : et si je ne veux pas tuer cet ennemi ? Et si je veux parler avec ce personnage dans la rue ? Et si je ne veux pas suivre les instructions ? que se passera-t-il ?

Les jeux vidéo ordinaires, tout interactifs qu’il soient, ne

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peut pas inclure des comportements imprévus.

Pour illustrer le « et si… ? », Wreden a imaginé le principe fondateur de son jeu dans son cahier des charges : « S’amuser avec le cerveau du joueur de toutes les façons imaginables, le prendre au dépourvu, ou prétendre qu’il y a une réponse et la faire disparaître devant ses yeux. » En 2011, il développe seul et en autodidacte une extension du jeu Half Life 2, qui sera la version initiale de

The Stanley Parable. Le succès est immédiat et le développement d'un vrai jeu est vite lancé.

Ce jeu vidéo est donc tiré d'une expérience de joueur, mise au profit du jeu, et qui le pousse à réfléchir à sa condition de joueur. Il parodie intelligemment les scénarios de

nombreux jeux vidéo, en posant des doutes sur la notion de choix et de liberté qu'ils prétendent offrir, ce qui pourrait expliquer pourquoi The Stanley Parable a été si bien reçu par la critique et le public (2 millions d’exemplaires vendus en 2 ans, selon Steam Spy, la plateforme recensant toutes les données de la plateforme Steam, incontournable aujourd'hui pour pouvoir jouer aux jeux vidéo).

Ce jeu a été salué pour la qualité de son écriture et de son interprétation : ami, ennemi, bourreau ou même victime, on apprend à connaître enfin ce personnage désincarné et pourtant si humain qu’est le Narrateur.

Davey Wreden a eu l’habileté de donner aux questions que se posent une bonne partie des joueurs la forme d’un jeu. Il témoigne également d’une certaine lassitude des joueurs vis-à-vis des jeux vidéo mainstream, dont les développeurs hésitent à se risquer dans l'aventure conceptuelle.

Les questions que pose The Stanley Parable restent

toutefois ouvertes malgré tout. Chaque joueur y apportera sa réponse personnelle.

La sauvegarde et la boucle temporelle

Face à plusieurs options dans une histoire émerge la question « que se serait-il passé si... ? ». La sauvegarde dans le jeu vidéo s'apparente à une boucle temporelle. Dans les jeux vidéos, elle permet de reprendre la partie là où on l'a laissée sans avoir à recommencer tout le jeu. Elle donne l'assurance, après avoir franchi une première étape difficile, de pouvoir considérer cette étape comme acquise. Sans sauvegarde, le joueur doit finir un jeu sans arrêter la machine. S'il perd, si une coupure de courant survient, ou s'il est obligé d'éteindre sa machine pour une raison quelconque , il doit ensuite recommencer le jeu depuis le début, ce qui est stressant et frustrant.

La sauvegarde ouvre une autre possibilité : à partir d’un même « point de sauvegarde », le joueur peut choisir de poursuivre sa partie dans plusieurs directions. Le point de sauvegarde, peut se comprendre comme un point de bifurcation ou point de divergence, qui permet d'explorer

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des possibilités de bifurcations dans un espace-temps donné. La sauvegarde permet de tester d'autres chemins ou d'autres actions, et donc de se placer dans un monde où il est possible d’échapper aux conséquences à long terme de ses actes.

Il existe des dérives dans le monde du jeu vidéo, bien connues des joueurs.

Dans le jeu The Elder Scroll V Skyrim, le joueur incarne un guerrier légendaire promis à un grand destin. Or, tout joueur attaché à l’estime de soi cherchera à s’approcher de l'idéal moral auquel aspire la société : aider les pauvres, sauver les personnes dans le besoin, toujours agir selon les codes de bonne conduite.

Toutefois, il arrive que cette conduite vertueuse fasse naître de la frustration chez le joueur, d’autant que les personnes secourues peuvent se montrer ingrates et antipathiques. Le jeu vidéo lui offre la possibilité de sauvegarder le récit à un point qu'il juge satisfaisant, d’aller mettre un village à feu et à sang « pour se défouler » puis de charger à nouveau la sauvegarde précédente. Il revient alors devant le forgeron qu'il avait massacré cinq minutes plus tôt, et qui ne garde aucun souvenir de cet épisode sanglant !

Le jeu The Stanley Parable ne permet pas de sauvegarde.

En réalité, le jeu fonctionne déjà lui-même comme une sauvegarde : le joueur revient toujours au même point, et se trouve bloqué dans sa progression car il n'y a pas de fin possible à cette boucle temporelle.

Undertale, un divertissement qui laisse place à la critique

Undertale est un jeu vidéo indépendant développé par Toby Fox, sorti en 2015.

Il met en scène l'histoire de monstres vivant autrefois en paix avec les humains mais désormais bannis après une guerre entre les deux races et reclus dans une zone appelée l'Underground, qui est séparée de la surface terrestre par une barrière magique à sens unique, dont l’entrée se trouve au mont Ebott. Un jour, un enfant tombe dans

l'Underground et cherche à en sortir. Undertale casse dès le départ le cliché du valeureux héros pourfendeur de créatures diaboliques en plaçant le joueur dans la peau d’un enfant, qui s’affronte seul des monstres quelque peu

humanophobes.

Un conditionnement remis en cause

Le jeu intègre le conditionnement des habitués des jeux vidéo. Le jeu vidéo a développé un vocabulaire et un

fonctionnement propres qu'apprécient les joueurs, qui reste implicite et permet de ne pas passer trop de temps à

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expliquer le fonctionnement du jeu avant de commencer une première partie. Le joueur est conditionné à ne pas remettre en question un certain nombre de codes. En retour, le jeu intègre ce conditionnement.

Dans le langage vidéoludique, l'expérience gagnée dans l'univers d'un jeu vidéo est désignée par l'abréviation EXP.

Symbolisée à l’écran par une barre de niveau qui se remplit progressivement, elle permet au joueur de gagner en

puissance dans l'univers dans lequel il évolue. Dans

Undertale il n'y a pas de niveaux à gravir, mais le joueur est d'emblée induit en erreur par l'existence d'une barre d’EXP lorsqu'il rencontre d'autres personnages. Dans Undertale,

« EXP », qui signifie habituellement « EXperience Points » signifie « EXecution Points » (Points d'exécution) EXP y est associé à une autre barre de niveau appelée LOVE, qui signifie « Level Of ViolencE », (niveau de violence).

Le recours à la violence dans le jeu vidéo Dans le jeu, le joueur se trouvera abordé par d'autres personnages. Il n'est indiqué nulle part que ce sont des ennemis, ni pour quelles raisons ils l’abordent, mais tout, dans le cadre de la rencontre indique qu'il s'agit sûrement de combattre. Ces rencontres sont basés sur un mélange d’ « actions au tour-à-tour » et de mini-jeux. Après

« l’attaque » de l'ennemi, qui implique le plus souvent d’avoir à éviter des projectiles , le joueur peut à son tour répliquer. Il a le choix entre attaquer ou répondre de manière non violente.

Par conditionnement, le joueur répondra à l'attaque de son adversaire par la violence et essaiera de le tuer, comme si la seule issue possible au duel était la mort d'un des deux combattants. Rien n'est exprimé pour aiguiller le joueur, mais en réalité, il est également possible de remporter un combat par d'autres voies, il faut simplement les essayer.

Certaines fonctionnent, d'autres non. Il est possible de gagner une confrontation en ne faisant strictement rien : l'attaquant se lassera de l’apathie du joueur et déclarera forfait. Il suffira parfois de complimenter la créature rencontrée pour que celle-ci, charmée, laisse passer le joueur sans encombre. Il est au final possible de terminer le jeu sans avoir tué le moindre ennemi.

Les dialogues et certaines attaques ou interactions avec des personnages du jeu évoluent en fonction des choix effectués par le joueur, et le jeu apporte certaines indications sur les actions et sentiments des créatures rencontrées. Plus un joueur est violent, plus les attaques des monstres seront difficiles, et inversement s’il est pacifique.

En définitive, une des plus grandes difficultés du jeu est de réfléchir suffisamment pour parvenir à ne tuer personne.

La critique porte principalement sur l'automaticité de la violence dans un cadre où où la sauvegarde permet d’échapper aux conséquences physique sur le joueur ou dans le monde du jeu.

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Pour renforcer cette mise en question du recours à la violence, Undertale individualise chaque monstre du jeu en lui donnant un design propre. Cette individualité donne matière à réflexion sur la notion de monstre, là où d’autres jeux se contentent de présenter une myriade de monstres identiques et remplaçables.

Undertale attribue même des rôles précis à certains

monstres. À travers le personnage de Toriel, la figure de la mère fait son entrée dans le jeu vidéo. Toriel a valeur de tutoriel mais agit également comme un personnage qui serait familier au joueur. Un personnage qui, comme des parents, s'inquiète vraiment pour lui et pour la

conséquence de ses actions.

Toriel confronte le joueur à sa systématisation de la violence. Lorsque Toriel s'inquiète des dangers qui l’attendent et s'oppose à sa progression dans le jeu en lui bloquant la voie, le joueur a la possibilité de la tuer pour continuer. S'il le fait, il rencontra plus tard un personnage qui lui demandera de rendre des comptes. Comment le joueur a-t-il pu tuer un être qui était comme une mère pour lui, pour la simple raison qu'elle était en désaccord avec lui, sans chercher d'autre voies pour résoudre ce conflit ?

Le statut de la sauvegarde

La sauvegarde sert habituellement d’« issue de secours », de seconde chance. Si le joueur rate une action, s’il meurt, si les événements ne se déroulent pas comme prévu, il pourra toujours quitter sans enregistrer la partie et ainsi revenir au point de sauvegarde précédent. La sauvegarde

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est une manière pour le joueur d'explorer l'univers ou l'histoire d'un jeu vidéo tout en se protégeant des risques propres au jeu.

Dans Undertale, le joueur percevra les échos de la version précédente qu'il n'a pourtant pas enregistrée. Il se trouvera alors confronté au comportement qu'il avait adoptés au fil des expériences de jeu précédentes sans jamais vraiment les questionner : il devra assumer ses actes. À travers la sauvegarde et la bifurcation il fera face aux réflexions de certains personnages qu'il a déjà tués, comme « c'est bizarre, tu as l'air livide, comme si tu avais vu un fantôme ».

Il est possible de finir le jeu suivant plusieurs modes.

Dans le mode « neutre » le joueur termine le jeu en ayant tué quelques monstres. Le mode « pacifiste » consiste à finir le jeu sans avoir tué le moindre ennemi. Enfin, le mode « génocide » est activé quand le joueur tue tous les monstres du jeu. L'histoire s'achève par la destruction de l'univers dans lequel le joueur existe. Cette dernière décision affectera définitivement toutes les parties futures dans les dialogues ou les comportements des monstres rencontrés. En effet, cette fin s'inscrivant sur la plate-forme Steam qui héberge le jeu lui-même, le joueur ne pourra jamais revenir sur l'acte qu'il a commis même s'il désinstalle et réinstalle le jeu sur son ordinateur.

Le jeu lui rappelle ainsi que certains actes ne peuvent être oubliés.

La superposition forcée

Grâce au support numérique, le joueur a la sensation de faire des choix réels, car les chemins non-retenus sont cachés et ainsi balayés d'un revers de main. Cela pourrait expliquer pourquoi certains médias numériques comme The Stanley Parable ne laissent que peu de choix ou de marge de manœuvre au joueur pour évoluer dans un univers déjà très écrit, ou qu'un jeu comme Undertale ait recours à un procédé d'écho pour faire prendre conscience au joueur de l'impact de ses actes. La bifurcation réside en effet dans la possibilité de comparer les effets de deux chemins contraires sur le même personnage dans un même espace-temps.

Undertale est très scénarisé et laisse peu de place au libre- arbitre, mais ce n'est pas problématique car il s'agit plutôt de se laisser porter par un récit et d'agir là où le jeu, le demande. Le joueur est piégé par le jeu mais reste toujours maître du comportement qu’il choisira d'adopter et devra l'assumer.

Réception du public

Undertale a reçu plusieurs prix et a été largement salué par la critique en remportant un succès considérable. Tyler

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Hicks, du site spécialisé Gamespot le décrit ainsi comme « un des RPG [Role-Playing Game, jeu de rôle] les plus progressistes et novateurs depuis longtemps ».

Undertale fait partie d'une nouvelle génération de jeux vidéo à la fois porteurs d’un regard sur le monde et libérés des vieux codes créatifs du jeu vidéo.

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L'arborescence

L'arborescence telle qu’elle est abordée ici désigne un récit à structure ramifiée. À chaque embranchement, l'histoire propose autant de solutions qu’il y a de branches. La logique générale de l'arborescence peut se décrire comme une série d'actions génératrices de bifurcations, chacune donnant naissance aux chemins que prend la narration à partir de cette bifurcation.

Un des défis que pose l'application en littérature d’un procédé arborescent est qu'une arborescence est le plus souvent sous la forme d'un arbre graphique, alors que le langage et l'écriture classique sont linéaires.

Beaucoup des bifurcations proposées dans les récits à arborescence fonctionnent par association binaire de

paradoxes. Elles proposent une vision des événements et du récit par superpositions de décisions qui ne pourraient pas être prises par une même personne dans une même réalité.

A la différence de la boucle temporelle, l'arborescence permet de revenir vers différents points qui se déroulent à des moments éloignés dans le temps, et non exactement au même point de départ.

Smoking / No smoking

Smoking et No smoking sont deux films d'Alain Resnais, sortis simultanément en salles en 1993. Au tout début du film, le choix d'un des personnages de fumer ou de ne pas fumer une cigarette déterminera le cheminement de l’intrigue Smoking ou No smoking.

Dans le film Smoking, l'histoire tourne autour du couple formé par Celia et Toby Teasdale. Dans un premier chemin Celia tombe amoureuse du jardinier, Lionel Hepplewick et quitte son mari, ce qui la conduit au burn-out. Dans une première version, abandonnée de Lionel, elle ne parvient pas à s’en remettre. En revanche, elle surmonte son état dans une seconde version où Lionel la soutient. Si, avant que Celia ne décide de quitter son mari, Lionel décide de sortir malgré tout avec Sylvie, la domestique des Teasdale, le récit bifurque et se focalise sur le couple Lionel/Sylvie. A la fin du film et selon ses choix, Sylvie deviendra soit une mère au foyer, soit une femme indépendante et cultivée.

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Dans le film No smoking, l'histoire tourne autour du couple formé par Rowena et Miles Coombs. Dans un premier chemin Miles avoue ses sentiments à Celia, qui est sur le point de quitter son mari. Finalement, après une entrevue avec Rowena sur un terrain de golf, Miles peut décider ou non de raviver la flamme entre eux, ce qui le mènera vers une fin plus ou moins heureuse.

Si Miles décide de défendre son ami Toby pour sauver son poste de directeur d'école, sa femme Rowena lui imposera plus tard d'avoir lui aussi une relation extra-conjugale pour qu'il se sente mieux. Du choix de Sylvie d'accepter ou non cette relation avec un homme marié dépendra le sort de Miles. Si elle accepte, Miles trouvera la mort dans les montagnes où ils étaient partis en ballade si lui-même décide de ne pas rentrer chez lui avec Rowena lorsqu'elle vient à leur rencontre pour annoncer la maladie

de la mère de Sylvie.

Ficelles du récit Unité de temps

Le récit est décomposé en plusieurs temps : d'abord un premier déroulé du récit complet, puis l'histoire revient successivement sur plusieurs de ses moments-clés par un intertitre « ou bien » « il/elle dit ».

A partir de chaque branche, Alain Resnais propose deux solutions possibles sur le modèle : Comment tout a commencé ; 5 secondes plus tard, la visite du jardinier ; 5 jours plus tard, le jardinier amoureux ; 5 semaines plus tard, tempête sous une tente ; 5 années plus tard, un enterrement. Ces marqueurs temporels et spatiaux

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structurent le récit, ils aiguillent le spectateur sur le moment du récit sur lequel il revient. Un des défis de ce film était donc d'arriver à monter un récit à bifurcations narratives par le biais d'un médium, le cinéma, qui ne permet qu'une stricte linéarité. Ainsi, chacun des deux films donne à voir six épilogues complètement différents, soit en tout douze épilogues possibles.

Unité de personnages

Les neuf personnages de l'histoire sont interprétés par les deux mêmes acteurs, Sabine Azema et Pierre Arditi, ce qui renforce le sentiment d’une combinatoire, d’une

exploration, d’une liberté de choix chez le cinéaste. Leur performance tient dans Leur performance tient dans leur capacité à caractériser autant de personnages, en variant sur leur tempérament ou style vestimentaire, ce qui accentue le caractère ludique des deux films.

Unité de lieu

Le film se déroule dans un lieu unique (une maison, son jardin) ce qui permet de préserver une unité plastique.

Les scènes sont tournées dans un studio à la lumière artificielle, choix d'autant plus affirmé que tout se déroule en extérieur dans les deux films. Cette reconstitution a un sens : tout se passe comme si Alain Resnais avait voulu recréer le monde dans un bocal pour mieux se livrer à ses expériences. Le studio accentue l'effet de huis clos, les décors miment la réalité sans pour autant créer l'illusion parfaite.

Rien ne peut donc interférer, aucun imprévu extérieur ne peut contrarier les choix des acteurs de l'histoire. Tous ces éléments, déployés de façon unique ou en tout cas épurés jusqu'à en garder l'essentiel, font que le spectateur peut se concentrer sur un récit multiple.

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Rôle du spectateur et interactivité

À leur sortie, les deux films étaient projetés simultanément dans les mêmes cinémas, mais dans deux salles séparées. Il fallait alors décider quel film aller voir avant la séance, ce qui donnait lieu à des discussions dans les files d'attente sur le choix d’un film plutôt que l'autre. Mis à part ce choix initial, le spectateur n'a pas de pouvoir sur les bifurcations du récit, ce qui est assez rare dans ce type de narration qui appelle généralement à une forme d'interactivité. Le médium cinématographique ne permettant pas la

participation du spectateur, du début à la fin, c’est Alain Resnais qui décide des bifurcations de son histoire.

Car Smoking et No smoking, que l'on est sensé pouvoir voir dans n'importe quel ordre, exigent finalement tout de même la participation mentale de celui qui les regarde.

Alain Resnais compte sur la mémoire des événements chez le spectateur pour se souvenir de chaque cheminement et établir des comparaisons.

Le spectateur n’est pas amené à faire des choix à la place des protagonistes. Les personnages du film eux-même ne sont pas conscients d'être pris dans un récit à bifurcations, eux qui endossent des comportements et des rôles

contradictoires. Le spectateur est alors seul témoin des contradictions résidant dans leurs comportements.

Impact sur le spectateur

Par le retour en arrière, Alain Resnais donne à voir les conséquences d'une réaction alternative d’un personnage.

Un personnage réagit de telle manière à telle situation, que se passe-t-il cinq secondes plus tard ? Quelque chose qui n'en est finalement pas la conséquence. Mais le personnage réagit à nouveau et il provoque maintenant des réactions en chaîne. Qu'en résultera-t-il cinq années plus tard ?

Ces êtres qui se voient offrir plusieurs destinées sont des personnages ordinaires, avec des problèmes ordinaires, des histoires d'amour mal fichues, plutôt mal que bien résolues par l'alcool ou la nymphomanie. Le scénario du film joue avec des personnalités que le spectateur pourrait retrouver dans son entourage. Ces traits familiers ont un impact sur son imaginaire. Les deuc films permettent ainsi d’explorer l'impact parfois vital des choix sur sa propre vie et sur le destin des personnes qui l’entourent.

Hasard ou déterminisme ?

Car, enfin, à quoi obéissent les personnages ? Qu'est-ce qui déclenche chez eux telle réaction plutôt que telle autre ? Déterminisme ? Libre arbitre ? Hasard ?

Les titres des deux films sont révélateurs de la non-

interdépendance des choses. Si Celia décide de fumer dans Smoking, la personne qui se trouvera derrière la porte sera Lionel, le jardinier. Si Celia ne fume pas, elle ouvrira la porte à Miles, un ami, dans No smoking.

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Le cinéaste n’est donc pas tout à fait honnête sur l’égalité de facteurs dans les deux films : on s'attendrait à voir deux cas de figures différents avec les mêmes personnages selon que Celia ait fumé ou non. Il n'y a pas de rapport de cause à effet entre la cigarette et l'arrivée de tel visiteur, c'est une fausse piste parmi les nombreuses que comporte le film. Il doit bien y avoir un rapport de cause à effet entre les événements, mais ils sont invisibles : à nous de les deviner ou de les inventer.

La superposition des chemins montre ici que chaque trajet est une occasion pour le personnage de réaliser un désir que le précédent trajet ne lui avait pas permis d'accomplir.

Chaque personnage avait finalement la potentialité de devenir autre avec autant de crédibilité.

Le cadre de l'histoire est introduit au spectateur au début du film. Le lieu, un village verdoyant et sans histoires, au cœur du Yorkshire. Les personnages sont présentés avec des vêtements et sur un fond dont les couleurs reflètent leur personnalité. Chacun est typé, associé à une couleur très connotée dont il sera vêtu tout au long de l'histoire, chacun est déterminé dès le départ dans son caractère.

Chacun est dans son " devenir ", un devenir possible mais pas certain, car tout peut bifurquer d'un coup. Mais le spectateur qui pensait que tout est déterminé peut observer que, dans la dernière scène de chaque récit, le père de Lionel Hepplewick, Joe Hepplewick, meurt à un moment différent selon les versions de l'histoire. Même présent en arrière-plan, ce détail souligne que rien n'est joué à

l'avance.

Ici, la bifurcation permet d'explorer les potentialités d'un récit, la potentialité des liaisons entre tous les personnages.

Si tout se joue à une décision près, c'est que finalement tout était possible à valeur égale. On découvre au fil des récits le déterminisme de certains comportements. Si un

personnage n'essaie pas de résoudre ses problèmes,

d'alcoolisme ou de manque d'affection envers son conjoint, il sera un poids pour quiconque essaiera de le sauver

à sa place.

A la fin de No Smoking par exemple, où Miles décide de ne pas essayer de sauver son couple, il veut aider son ami Toby mais se retrouve exactement dans la même situation que Celia quand elle vivait avec Toby. Car Toby refuse toujours de soigner son alcoolisme. Malgré ce déterminisme

apparent, la rencontre de deux personnages obéissant chacun à leur propre fonctionnement relève parfois du hasard, de l'irruption d'un élément extérieur : les

trajectoires, soudain, se coupent. À partir d'actions-clés, le récit peut lui-même changer de personnage principal. Dans Smoking, on ne voit pas une seule fois le personnage de Rowena alors qu'il prend de l'importance dans

No Smoking ; dans Smoking, Celia fume au tout début du

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film et elle devient avec Toby l'héroïne du film.

Alain Resnais et la mémoire

Sous leur air léger de comédie de boulevard, Smoking et No smoking créent un vertige. Un univers dans lequel on se questionne sans cesse sur la signification et la

direction de la vie.

Alain Resnais interroge de façon récurrente la valeur du temps dans ses films, qu’ils traitent de la mémoire comme dans Toute la mémoire du monde ou Muriel, ou de

l'imaginaire dans Providence et La vie est un roman.

Mais la mémoire a pour lui plus d'importance que le passé, et l'imaginaire plus d'importance que le futur. Alain

Resnais s'intéresse au devenir des êtres humains dans la mesure, même infime, où ils peuvent l'infléchir. Dans son film Mon oncle d'Amérique, il assimile ses personnages à des rats de laboratoire et soumis à des tests expérimentaux.

Dans Smoking et No smoking, il en explore les ressorts déterministes, la part respective du libre-arbitre et du hasard.

L'art et la manière d'aborder son chef de service pour lui demander une

augmentation

Georges Perec publia ce texte en 1968 pour la revue

L’Enseignement programmé. D'abord parue en 1967 sous le titre l'Augmentation, et initialement pensée pour la radio, la pièce a fait l'objet de plusieurs adaptations théâtrales.

L'art et la manière d'aborder son chef de service pour lui demander une augmentation est un récit explorant toutes les solutions possibles et envisageables pour un employé en quête d’une augmentation de salaire pour vaincre les réticences de sa hiérarchie et voir sa demande acceptée.

Le texte se déroule de façon linéaire et est construit sur un modèle de bifurcations binaires. Ironiquement, ce texte suit la contrainte oulipienne dite de l'augmentation, qui

procède par gonflements successifs de parties du texte, par des définitions de mots ou l'ouverture de chemins. Le lecteur revient à plusieurs reprises sur certaines actions importantes, à des points-clés du récit, les fameux nœuds donnant lieu à l'arborescence. Le récit revient souvent, par exemple, devant la porte du bureau du chef de service où il est demandé d’envisager deux possibilités. Toute la

complexité de l'écriture d'un texte linéaire en arborescence est qu'il faut sans cesse revenir en arrière sur certaines actions pour explorer un nouveau chemin.

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