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L'art et la manière d'aborder son chef de service pour lui demander une

Dans le document Que serait-il arrivé si? (Page 30-35)

augmentation

Georges Perec publia ce texte en 1968 pour la revue

L’Enseignement programmé. D'abord parue en 1967 sous le titre l'Augmentation, et initialement pensée pour la radio, la pièce a fait l'objet de plusieurs adaptations théâtrales.

L'art et la manière d'aborder son chef de service pour lui demander une augmentation est un récit explorant toutes les solutions possibles et envisageables pour un employé en quête d’une augmentation de salaire pour vaincre les réticences de sa hiérarchie et voir sa demande acceptée.

Le texte se déroule de façon linéaire et est construit sur un modèle de bifurcations binaires. Ironiquement, ce texte suit la contrainte oulipienne dite de l'augmentation, qui

procède par gonflements successifs de parties du texte, par des définitions de mots ou l'ouverture de chemins. Le lecteur revient à plusieurs reprises sur certaines actions importantes, à des points-clés du récit, les fameux nœuds donnant lieu à l'arborescence. Le récit revient souvent, par exemple, devant la porte du bureau du chef de service où il est demandé d’envisager deux possibilités. Toute la

complexité de l'écriture d'un texte linéaire en arborescence est qu'il faut sans cesse revenir en arrière sur certaines actions pour explorer un nouveau chemin.

Une forme littéraire illustrant un mécanisme mental

Le texte comporte une majuscule à la première page et un point à la dernière, il n'est structuré par aucun élément de ponctuation. La lecture de ce texte sans aucune coupure est difficile et suffocante. Il décrit bien, jusqu'à l'épuisement, l'état des pensées d'un salarié stressé par la quête d'une augmentation.

L'art et la manière d'aborder son chef de service pour lui demander une augmentation expose toutes les possibilités d'une situation mais qu'allons-nous décider ? En tant que lecteur, nous n'avons pas de prise sur l'histoire, ces

bifurcations n'appellent pas l'interactivité. Cette

impossibilité d'agir crée un sentiment d'impuissance chez le lecteur, qui rejoint celui du Narrateur : la forme donne de la profondeur au fond.

Le labeur scriptural de ce texte écrit sous contraintes est mis en parallèle de l'épreuve de la lecture et de son sujet sur la rudesse du monde du travail, il s'exprime ainsi et

s'imprime peu à peu dans l'esprit du lecteur.

Texte ou schéma ?

Après la lecture il est possible de relire l'histoire à la lumière d’un organigramme fourni à la fin de livre. En comparaison, le texte paraît alors bien encombrant : tandis que le récit tient sur 64 pages format livre de poche,

l'organigramme tient sur deux pages seulement. Le lecteur a suivi le personnage principal dans toutes ses pensées pour, après-coup, les voir résumées de façon froide et exacte par des OUI et des NON, en réponse à chaque possibilité.

Ainsi, il serait plus rapide de résumer tous ces

cheminements de l'esprit par un schéma classique ? Pas si sûr. L'objet de l'opération était avant tout une tentative de description exhaustive de toutes les étapes pouvant mener à une augmentation de salaire, ce qui nous renvoie déjà au schéma. L'organigramme est dévoilé à la fin du livre pour mieux savourer le récit, car personne n'aurait le courage de lire la reformulation d'un schéma en trente fois plus long.

Le surgissement-surprise en fin d’ouvrage de sa

transposition en schéma a un effet comique, mais incite finalement le lecteur à lui préférer la lecture du récit.

Ici, la structure arborescente est celle qui retranscrit le mieux les mécanismes mentaux.

Il parait inenvisageable d’intervertir texte et schéma dans ce récit. La forme du schéma est peut-être celle qui

transmet l'information avec le plus d'efficacité, mais elle fait perdre également beaucoup du ressenti amené par le texte. Comme le recommandait Jacques Roubaud, autre membre éminent de l’Oulipo, « un texte écrit suivant une contrainte doit parler de cette contrainte ».

Le traumatisme du monde du travail

Comment, quelles que soient les conditions sanitaires, psychologiques, climatiques, économiques ou autres, mettre le maximum de chances de son côté en demandant un réajustement de son salaire à son Chef de Service ? Le développement linéaire prévoit toutes les possibilités dans une succession de propositions binaires. Cette structure fonctionne par paradoxes : les deux situations proposées sont toujours opposées : « vous allez trouver mr x là de deux choses l'une ou bien mr x est dans son bureau ou bien mr x n'est pas dans son bureau ».

Il s'agit là de la recherche mathématique, probabiliste voire informatique de la meilleure combinaison possible pour obtenir une augmentation.

On peut déduire que, par la superposition des chemins et par leur exposition simultanée dans un même livre, tous ont la même valeur aux yeux du Narrateur. Ainsi, le choix intervient comme un élément qui casse l'harmonie de l'égalité de tous les chemins. Le protagoniste de ce récit, qui essaye d’envisager toutes les pistes possibles avant d'agir, est terrorisé par la nécessité de choisir car pour lui, le choix de la manière de faire est déterminant pour maximiser les chances de réussir.

Les personnages deviennent des objets. Ainsi apparaissent brièvement dans le texte la collègue Melle Yolande ou son patron M. Xavier. Ils ne sont pas envisagés autrement que comme « proposition » , « alternative » , « hypothèse positive » , « hypothèse négative » , « choix » et

« conclusion ». On discerne la crainte du salarié de ne pas correspondre à ce qu'on attendrait de lui, c'est-à-dire un salarié modèle apte à recevoir une augmentation.

Le déterminisme des chemins proposés par le récit est total : tous aboutissent soit à des impasses, soit à un refus du chef de service de concéder l'augmentation, ces

impasses étant plus visibles encore à la lecture du schéma.

On comprend par certaines tournures de phrase que le Narrateur n'a aucune confiance en lui-même et qu'on lui a appris à ne pas trop espérer du monde du travail : « par contre il serait beaucoup trop optimiste et presque béat de penser que votre chef de service va remuant son chef dans le plan vertical de bas en haut puis de haut en bas ou vous délivrant son plus gracieux sourire va dis-je vous inviter à entrer sans tarder en fait cette hypothèse est tellement improbable tellement démentie par les faits que nous la jugerons tout aussi impossible que la précédente »

Cette angoisse révèle un état de bien-être au travail loin de l'idéal qu’un salarié rêve d'atteindre. Perec a été

visionnaire : écrit dans une époque de plein-emploi, ce récit parle déjà de plans de licenciement et de mondialisation.

On y trouve accumulés dans une longue tirade les

problèmes de main-d'oeuvre, la fluctuation des cours, les

charges sociales, le respect des droits fondamentaux de la personne humaine, le coût de la vie, les conflits sociaux, les hasards de la politique, en quatre mots : les incertitudes du marché.

Perec apporte toujours à ses textes une pointe d'ironie propre à instiller chez son lecteur la distanciation

nécessaire à la description du réel. Le résultat aboutit à un mélange d'ironie et de peinture sceptique de l'univers du travail, au point de se demander comment cette situation peut à ce point susciter le rire ou l'angoisse.

Georges Perec et la contrainte littéraire

C'est dans le magazine Bull information, alors qu'il est lui-même archiviste assidu et documentaliste rigoureux au CNRS, que Perec récupère l'organigramme qui doit lui servir de modèle pour l'établissement de ses combinatoires théâtrales.

Perec dit vouloir explorer quatre champs dans l'ensemble de ses œuvres : la sociologie, l'autobiographie, le jeu et la fiction. Dans Les Choses (1965), il peut apparaître comme un froid moraliste de la société de consommation, et dans La Vie mode d'emploi (1978) comme un radiologue de la vie privée des années 1970. Avec L'Augmentation, mis en scène pour la première fois par Marcel Cuvelier en 1970, Georges Perec aurait pu se positionner comme défenseur du bien-être au travail. Si l'étiquette d’écrivain engagé n'est pas la première à venir à l'esprit des critiques

contemporains en ce qui le concerne, on aurait tort de ne retenir de son œuvre que la virtuosité de ses jeux formels, car la dimension sociale y est souvent présente. Car, lorsqu'il s'attelle à décrire jusqu'à l'épuisement la réalité, c'est pour adopter un regard légèrement oblique.

Les histoires dont vous êtes le héros

Dans les années 1960, diverses tentatives de briser la linéarité inhérente au roman traditionnel ont émergé. Dans Feu pâle (1961), Nabokov a proposé une structure

labyrinthique qui obligeait le lecteur à faire des allers et retours entre les différentes sections du livre. Marc Saporta (1962) a publié Composition no 1, un livre en pages

détachées non paginées, que le lecteur était invité à battre comme des cartes. Même rejet de la linéarité dans Marelle (1963), de Julio Cortázar, et même recherche de

combinaisons infinies dans Cent mille milliards de poèmes, de Raymond Queneau (1967).

Dans les années 1980, le succès des collections du genre Un livre dont vous êtes le héros a également préparé le public à découvrir un nouveau rapport à la lecture.

Toutes ces expériences sont des moyens de libérer la littérature des contraintes imposées par le support papier.

Un conte à votre façon

Dans le document Que serait-il arrivé si? (Page 30-35)