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Le Maître du Haut Château

Dans le document Que serait-il arrivé si? (Page 46-49)

Roman uchronique de Philip K. Dick publié en 1962 aux Etats-Unis, Le Maître du Haut Château décrit un monde alternatif dans lequel l'Allemagne nazie et l'Empire du Japon ont remporté la Seconde Guerre mondiale, et fait l'état des lieux dix ans après cette victoire.

Le titre fait référence à une « maison isolée, une véritable forteresse », où vivrait Abendsen, un des personnages de son récit.

Le récit a pour cadre principal le territoire des États-Unis, désormais occupé à l'est par les Allemands, et à

l'ouest par les Japonais.

L'uchronie, fruit de la rigueur historique

Si l'uchronie modifie le cours de l'histoire pour créer une intrigue et pousser le lecteur à réfléchir, l'auteur part de faits historiques réels qu'il transpose et adapte de manière alternative. L'assassinat du président Roosevelt constitue le point de bifurcation initial et repose sur la véritable

tentative de Giuseppe Zangara en 1933.

Dans le roman, les Juifs, les Noirs, les Slaves, certaines minorités ethniques, les handicapés ont été éliminés dans un programme de Solution Finale généralisé. La

Méditerranée est asséchée pour en faire une étendue cultivable, ce qui était réellement en projet dans le programme utopique de l'Allemagne nazie.

Les relations entre Allemands et Japonais sont empreintes de méfiance, et sont calquées sur les relations tendues entre États-Unis et l'URSS entre 1947 et 1961, qui menaçaient chacun d'utiliser l'arme atomique contre l’autre. Dans Le Maître du Haut Château, les habitants de l'ouest des

États-Unis sont décrits comme gardant un fort complexe d'infériorité devant la culture de leurs vainqueurs. Tout comme dans notre véritable monde, les Japonais, vaincus et privés de leur armée, entretiennent ce même sentiment vis-à-vis de la culture des occupants américains.

L'ingénieur allemand Werner von Braun, qui a développé des fusées-missiles V2 pour Hitler, a été récupéré par les États-Unis et a participé au projet de conquête spatiale.

Dans le roman, les Nazis détiennent la supériorité technologique et von Braun invente même pour l'Allemagne des fusées à propulsion atomique : la Lune est conquise peu après la fin de la guerre.

Une uchronie dans l'uchronie

Dans Le Maître du Haut Château, il est souvent question d'un roman que tous les personnages du livre vont croiser, Le Poids de la sauterelle. Ce roman est mentionné de nombreuses fois au cours du récit et résumé par Philip K.

Dick dans son livre. Son auteur, Hawthorne Abendsen, y imagine que les Alliés sont vainqueurs de l'Axe, ce livre est donc une uchronie dans l'uchronie, ce qui en fait une œuvre subversive dans le monde où il évolue. Les services secrets japonais et les Allemands veulent éliminer l'auteur de ce livre interdit dans les régions sous domination nazie. Les deux héros américains qui le découvrent en tirent des impressions et des conclusions différentes.

Dick ne nous livre que peu de détails sur ce livre. Mais le monde qui y est décrit n'est pas semblable au nôtre. La trame du roman Le Poids de la sauterelle s'éloigne de l'Histoire que le lecteur connaît : s'il évoque bien le président Roosevelt, la bataille de Stalingrad, etc., il y est aussi question d'une domination britannique sur la Russie et même d'une possible guerre entre le Royaume-Uni et les États-Unis qui se sont retrouvés les deux grands gagnants à l'issue du conflit mondial un peu raccourci, l'Italie étant restée neutre et la bataille de Pearl Harbor n’ayant pas eu lieu.

Le vrai et le faux

Cette discordance même infime entre ce roman uchronique dans un roman uchronique et notre réalité est dérangeante.

Le fait que Philip K. Dick prend en compte qu'une

hypothèse uchronique est forcément imparfaite renforce l’effet de réel du monde du Maître du Haut Château, à quoi s'ajoutent les nombreuses références à de véritables

propositions nazies. Cette dystopie s'accompagne de la mention de personnalités connues dans notre réalité

comme Goebbels, Göring, Hitler, Roosevelt ou Churchill, et à des événements ou organismes officiels comme le porte-avions Shokaku, l’Abwehr, la SS, la Gestapo, qui ont réellement existé et sont nommés dans le roman sans traduction ou explication particulière.

Cette rigueur historique qu'exerce Philip K. Dick renforce sa volonté de jouer entre le vrai et le faux : les pistes sont brouillées, les deux ont le même poids. Ce mélange évoque une des caractéristiques de la bifurcation qui remet tous les chemins au même niveau de valeur. Dans les fictions à bifurcation, les chemins possibles sont tous égaux dans leur potentialité, alors que les chemins de bifurcation en

uchronie s'ajoutent au véritable chemin que la réalité a emprunté, même si la remise en question de cette vérité est puissamment remise en question.

Le temps du récit concorde avec sa date de publication : l’action se situe au tout début des années 1960. Le Poids de la sauterelle ne décrit cependant pas la réalité

contemporaine et le livre ne peut que renvoyer le lecteur à son propre questionnement : quelle est sa réalité ? Car lui aussi, tout comme les personnages du roman, lit un livre qui décrit un autre monde comme étant « la réalité ». Selon un principe d'immersion agissant dans la lecture, Philip K.

Dick plonge son lecteur dans l'illusion romanesque.

À travers ces jeux de miroirs, l'auteur pose à nouveau la définition des limites de la réalité, de sa frontière avec la fiction, de notre existence et de son incertitude. Il place le lecteur dans une posture délicate, en jouant plusieurs fois sur la notion du vrai et du faux : les fausses reliques de Frank puis les véritables qu'il produit par la suite, la

révélation d'un des personnage de l'histoire qui prétend que Le poids de la sauterelle constitue la réalité.

À la dimension uchronique, Philip K. Dick a donc ajouté une deuxième piste de réflexion sur le passé tel qu’il s'est réellement déroulé dans notre réalité. Dick développe deux chemins parallèles et indique que notre passé aurait pu être une multitude d'autres possibles, que l'Histoire s'est

finalement jouée à peu de choses près.

C’est ce que souligne l'écrivain Isaac Asimov, qui explique comment l'évènement divergent met en évidence le

caractère contingent de l'Histoire : « Il y a tant d'occasions où le destin de l'humanité semble n'avoir dépendu de la survenue que d'un événement singulier, lequel aurait pu advenir de cette manière ou d'une autre avec une égale probabilité »

L'uchronie, divertissante mais aussi politique Stéphanie Nicot (essayiste et critique littéraire spécialisée dans la science-fiction et la fantasy) et Eric Vial (professeur d’Histoire contemporaine, spécialiste de l’uchronie et de l’histoire contrefactuelle) mettent en avant un critère de sélection pour les évènements divergents traités dans les uchronies : « A moins de vouloir faire œuvre de combat, l'auteur doit choisir des événements sur lesquels il s'est formé un large consensus (par exemple la Seconde Guerre mondiale) ou pour lesquels les passions se sont quelque

peu éteintes (l'assassinat d'Henri IV ou celui de Jules César). À partir de là, aucun développement ne choquera le lecteur. Essayez en revanche d'écrire une uchronie sur la guerre d'Algérie, sur Vichy ou sur la Révolution française, et vous aurez manifestement un pamphlet, un livre à thèse, ou du moins, une œuvre militante. »

Pour Stéphanie Nicot et Eric Vial, une uchronie bâtie selon leurs principes ne pourrait pas être militante ni choquer son lecteur. Or dans Le Maître du Haut Château de Philip K. Dick, l'uchronie est éminemment politique : Le Poids de la sauterelle, un roman qui imagine un autre monde possible que celui vécu par les personnages de fiction, est alors criminel.

Jacques Boireau (écrivain français de science-fiction et fantastique, mort en 2011) expose, dans son article dans La Machine à ralentir le temps, que « L'auteur d'uchronie est contraint, par le public auquel il s'adresse, de choisir un moment connu, un moment essentiel de l'histoire. Un moment ou un personnage. L'histoire de l'uchronie est encore, contrainte et forcée, une histoire des grands hommes, une histoire événementielle. ». D'après Éric B.

Henriet, une grande majorité de ces auteurs placent un grand homme comme Napoléon ou Adolf Hitler au centre de leur événement divergent. Concluant sa réflexion sur le sujet et reprenant ce critère consensuel, Eric B. Henriet propose cette petite liste : « Pour faire une bonne uchronie, l’événement fondateur doit être : primo, facilement

reconnaissable du lecteur moyen, secundo, crédible, tertio, consensuel. Mais ce n'est pas tout. Encore faut-il qu'il permette à l'auteur des développements intéressants. » Bien que cet impératif d'intérêt soit évident a posteriori, il faut que l’événement fondateur génère un monde intellectuellement attrayant pour le lecteur.

Dans le document Que serait-il arrivé si? (Page 46-49)