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Accepter de bifurquer

Dans le document Que serait-il arrivé si? (Page 57-64)

La bifurcation et la vraie vie

Ce travail de mémoire s’est centré sur divers procédés d’exploration des mondes possibles, dans la fiction pure ou à partir de réalités historiques, par des approches relevant de champs disciplinaires variés : littérature,

bande-dessinée, cinéma, histoire, jeu vidéo, science. Toutefois, en explorant des mondes possibles au moyen de l’artifice, ces approches rétroagissent dans le monde réel : elles sont à même de modifier la perception du réel ou d’influer sur les décisions du lecteur/spectateur/joueur

dans la « vraie vie ».

Les récits à bifurcations apportent une contribution originale à l’exploration de la pensée.

En acceptant la divergence des parcours narratifs, en s’affranchissant de la linéarité, en tolérant la pluralité des chemins, le récit à bifurcation rend mieux compte qu'une forme linéaire de notre façon de réfléchir et de faire des associations d'idées, comme le montrent les errements du héros malheureux de L'art et la manière d'aborder son chef de service pour lui demander une augmentation.

Ce type de récit donne une place concrète à ce qui n’est pas advenu. Dans son livre sur les mondes parallèles, Il existe d'autres mondes, Pierre Bayard, professeur de littérature et psychanalyste, propose de définir la bifurcation comme la « séparation, dans l'histoire ou dans une vie

individuelle, entre plusieurs chemins possibles. À chaque bifurcation naissent des univers différents. Dans les théories classiques de la physique, les possibilités non retenues ne se réalisent pas. Pour certains tenants de la théorie quantique, elles sont toutes conservées. »

Pierre Bayard postule qu'à chaque choix difficile qu’un sujet est amené à faire, les chemins non-conservés restent actifs dans une dimension parallèle dont il perçoit les échos dans sa vie. C'est une autre manière de dire qu’on ne renonce jamais totalement à d'autres potentialités de la vie au moment d’opérer un choix déterminant. L’ensemble de ces renoncements, qui vivraient encore en chacun de nous, contribueraient eux-aussi à nous construire.

La fiction comme heuristique, la fiction pour mieux s’éprouver

Comme évoqué plus haut avec des exemples puisés dans les jeux vidéo, dans une fiction basée sur une boucle

temporelle, le personnage est conscient de son

enfermement mais son errance s’avère moins douloureuse s’il connaît le sens de cette boucle. Sans assurance qu'un

jour il en sera libéré, s’il n’existe pas de porte de sortie, à quoi peut bien servir sa bonne connaissance du terrain ? On perçoit facilement l’analogie avec l'errance d’une vie dont le sujet ne comprend ni le sens ni la direction.

On peut ainsi s’interroger : à quelles prises de conscience chez le joueur conduisent le fait de diriger un avatar et de pouvoir revenir sur ses actions ? De le faire adopter successivement des comportements contradictoires ? (ce que font à leur manière Pierre Arditi et Sabine Azéma dans Smoking / No smoking)

Le spectateur et son pouvoir sur le récit

La littérature interactive n’est-elle qu’une littérature prête à consommer, au service d’un lecteur capricieux ?

Le récit à bifurcations est un terrain fertile pour

l'interactivité. Il permet de repenser la position du lecteur dans une fiction, en le rendant acteur du récit.

L’interactivité l’autorise à donner son opinion, elle lui ouvre la voix.

Mais, même s’ils en ont l’illusion, plus ou moins consciente, plus ou moins consentie, le joueur et le lecteur ne sont pas libres de choisir : le « lectacteur » n’est pas l’acteur du récit, encore moins l’auteur. Il est davantage un activateur du récit. Les exemples déjà cités de narration à bifurcation ne réussissent que partiellement à introduire le choix et la liberté que des médias interactifs comme les jeux vidéo entendent apporter. Le joueur est prisonnier des scénarios que le développeur a prévus pour lui. C’est le développeur seul qui crée l'espace du choix et de la bifurcation.

Le joueur interactif serait donc un joueur floué. Une prise de conscience de sa propension à peut-être trop faire

confiance au narrateur derrière lequel se cache l'auteur, et à suivre ses instructions devrait le pousser à prendre plus d'autonomie et de liberté, à explorer encore davantage hors des sentiers battus.

L’interactivité reste un bon moyen de susciter des

réflexions et questionnements chez l'activateur, le lecteur ou le joueur, même lorsqu’elle est absente d’une œuvre.

Elle peut en effet fournir un modèle pour aborder des fictions plus classiques : lorsqu’elle n’existe qu’à l’état de possible dans une fiction, au gré de l’imagination du lecteur, la potentialité d’une bifurcation incite à la

participation mentale du lecteur. Quand un lecteur aborde une fiction, il comprend si l’auteur attend un « travail » de sa part dans l'univers qu'il a créé, ou s’il lui fournit d’emblée des réponses.

Le déterminisme et le libre-arbitre

Bien que le principe de non-contradiction et le déterminisme aient été de puissants moteurs à

l’approfondissement de la connaissance, ils lui ont aussi

fermé des portes.

Les nouveaux modes de narration ou d’élucidation qu’ont introduit les récits à bifurcation, les jeux vidéo, la science-fiction ou l’histoire-science-fiction contribuent à ouvrir ces portes longtemps restées fermées puisque qu'elles montrent qu’une multitude de fins possibles sont contenues dans une seule et même personne ou dans une seule et même réalité historique. Cela pourrait nous encourager à nous penser comme des êtres multiples, ayant certes la faculté de faire des choix, mais avant tout plus complexes que ce qui était envisagé jusqu’alors.

Dans le jeu vidéo, en voiture, au bureau, nous sommes conditionnés pour ne plus remettre en question un bon nombre de codes. Nous obéissons à des normes, qui sont sociales, qui nous obligent à adopter telle ou telle conduite, à effectuer tel ou tel choix. Le conditionnement nous

permet d’adopter des comportements qui peuvent nous sauver dans certaines situations d’urgence ou au contraire nous égarer lorsque nous devons nous décider. La

bifurcation dans certains jeux vidéo comme Undertale ou The Stanley Parable offre un moyen d’ouvrir le joueur à une remise en question de ce conditionnement, ne serait-ce que sur l'automaticité du recours à la violence dans un cadre où elle n'a pas de conséquences sur la personne physique du joueur ou dans le monde du jeu.

Le paradoxal se superpose

Une fois que la superposition est établie, au sein de la bifurcation par boucles temporelles, les surprises et faits inédits peuvent perdre leur caractère nouveau. Résumer tous ces cheminements de l'esprit par un schéma classique comme pour créer une sorte de carte mentale constitue un repère, une carte d'orientation dans le flou des

cheminements de la vie. Pouvoir prévoir toutes les

possibilités du chemin que l'on a choisi d'emprunter dans une succession de propositions binaires répond au besoin que l'on a parfois de ne pas être surpris. Comme pour faire au mieux, une sorte de recherche mathématique,

probabiliste voire informatique de la meilleure combinaison possible.

Ainsi, le choix intervient comme un élément qui casse l'harmonie de l'égalité de tous les chemins potentiels. La bifurcation pourrait permettre aux velléitaires, à ceux qui sont paralysés par la peur de voir tout le potentiel d'une idée se figer dans une existence unique, de se rassurer sur le caractère toujours en mouvement des choses et jamais vraiment arrêté. La boucle temporelle donne à ses

personnages le temps et le recul dont ils manquent pour prendre leurs décisions.

Le lecteur est amené à comparer « sa version » avec les autres qui, en théorie, ne sont pas censées se croiser, mais

restent visibles et consultables. Pouvoir accéder aux chemins qu’il n'a pas empruntés en raison de ses choix le rendra-il davantage conscient de sa situation ?

Aura-t-il moins peur de se tromper dès lors que la superposition lui servira de repère et d'appui dans ses décisions ? Le système à bifurcations peut inciter chacun à modifier son comportement ou à atteindre une conscience plus aiguë de sa vie.

Tout comme l'écriture inclusive, cette accolade sujette à diverses polémiques, la superposition des possibles a des effets sur la psychologie individuelle en ce qu'elle montre tous les genres possibles en un même mot-valise.

À chacun de choisir celui qui lui correspond.

Expérimenter sans conséquences

Une fois un personnage de fiction affranchi des

conséquences irréversibles de ses actes, il peut ne plus se comporter comme quelqu'un de normal. C'est justement un des objectifs de la bifurcation que de pousser ses acteurs à réfléchir en dehors du regard des autres. Si parfois des décisions sont difficiles à prendre, c'est qu'elles nous mettraient par exemple dans des situations conflictuelles avec notre entourage.

Comme dans la vie réelle, tout joueur apprécie ainsi renvoyer une bonne image de lui-même et les joueurs ont tendance à essayer de toujours être au plus proche de l'idéal moral auquel la société aspire. Informé par la fiction qui lui a permis de mieux se connaître, se sachant à présent

capable du meilleur et peut-être du pire, le joueur peut ré-évaluer l’image qu'il a de lui-même, et peut-être cesser de se culpabiliser pour ses imperfections.

Si la bifurcation apprend à relativiser sur les répercussions de nos actes, elle ne dispense pas d'expérimenter les vraies conséquences de ses actes : dans Undertale, l'assassinat d'un des monstres du jeu poursuivra le joueur à chaque partie jusqu'à ce que le jeu soit supprimé de son ordinateur puis, éventuellement, racheté.

Beaucoup des fictions dont il a été question ici, gardent malgré tout une ambition de divertir. Elles apportent ainsi la liberté et la légèreté nécessaires à l'entrée dans ces réflexions existentielles. La dimension gratuite de

l'expérimentation narrative devient un véritable terrain de jeu et d'aventure que ne permet pas la vie réelle.

Expérimenter, se tromper, recommencer, voilà ce qui manque dans toutes les vies humaines. À travers un

personnage que le joueur contrôle, il apprend de ses échecs qui n'ont pas la gravité qu'ils ont dans la réalité car le joueur a la possibilité de recommencer avec les mêmes paramètres.

Ce qui compte finalement n'est-il pas ce que ces récits ont laissé entrevoir ?

La création et la bifurcation

La bifurcation est centrale dans le travail du créateur qui doit sans cesse faire des choix entre les différents chemins que sa fiction pourrait prendre, entre les différents devenirs que pourraient réaliser ses personnages. Lorsqu'on leur aménage une bifurcation possible, les destins des

personnages de fictions, quoique toujours inventés et scénarisés par leur auteur, sont plus souples et plus libres.

Les personnages n'en sont que plus vraisemblables car ils semblent être davantage maîtres de leur destin. Les

différents chemins qu'ils empruntent renforcent également leur traits de caractère. Les imaginer dans plusieurs

situations possibles stimule l'imagination du lecteur.

Parfois le créateur se questionne longtemps sur la vraisemblance qu'aurait telle ou telle décision d'un

personnage et dans laquelle il identifiera le comportement donnant lieu au plus d'empathie possible.

L'auteur peut alors lui aussi expérimenter sans

conséquences dans l'univers de fiction qu'il a créé. Ces mondes nouveaux sont le fruit de décisions et de nombreux choix destinés à coller au plus près de la représentation que l'auteur veut en donner au lecteur. Imaginer la

superposition de ces mondes est stimulant pour lui comme pour le créateur.

On dit souvent qu'une œuvre à contraintes réussie est une œuvre dans laquelle l'auteur a réussi à transmettre son enthousiasme pour son monde à son lecteur.

La fiction et la recherche de la vérité

L'uchronie se doit d'être crédible pour garantir la mise en abyme des réflexions qu'elle suscite car elle sollicite frontalement le lecteur sur la question de savoir quelle est sa réalité. Ce jeu entre le vrai et le faux ramène tous ces mondes, fictifs et réels, au même plan dans leur

potentialité. Ce rééquilibrage des possibles que propose la bifurcation contribue à une recherche d'objectivité

historique, luttant contre des représentations figées ou univoques de l'histoire. Thomas Pavel interroge ainsi la valeur de vérité que détiennent la fiction et le virtuel, le virtuel étant ce qui existe en puissance et non de manière concrète, mais qui agit avec la même force.

L'Histoire contrefactuelle appelle à une réflexion sur

l’importance de l’imagination en histoire, sur les ressources cognitives de la fiction nourrie par un prudent travail d'archives. Ce recul offert par le détour par la fiction permet d'aborder de manière originale les problèmes de la

causalité, le rôle de l'imagination, de l'écriture et des usages politiques de l'Histoire. L'être humain ayant construit son Histoire à partir de témoignages de toutes parts, est devenu un « être de récits ».

L'apport d'éléments issus d'un travail méticuleux de reconstruction historique donne de la vraisemblance aux textes de fiction et donc une portée plus forte dans

l'imaginaire. Notre monde est présenté comme un possible parmi d'autres et n'a pas de prééminence. Peut-être est-ce là un raisonnement nécessaire, tout comme il y a de çà plusieurs siècles nous avons remis en question la position de la Terre au centre de l'Univers.

Les sciences prospectives imaginent les possibilités du futur tout en restant dans une démarche aussi rigoureusement scientifique que possible, tout comme le fait la fiction avec l'invention de mondes possibles de façon rigoureusement historique. Une sorte de science-fiction appliquée. La bifurcation permet enfin de nous projeter dans le futur, de mieux anticiper les conséquences de nos actes dans le temps présent, au XXIe siècle où nous subissons les conséquences de la société industrielle dont nous sommes héritiers et qui menace maintenant de manière irréversible le futur de la planète.

Les récits à bifurcations ont le pouvoir de rendre leurs lecteurs plus imaginatifs, dotés de davantage d'empathie et – il faut l’espérer – plus aptes à construire un monde meilleur.

Merci Bastien, pour le soutien moral et les conversations passionnantes

Merci mes parents, merci Bruno, relecteur entreprenant et consciencieux, merci Emmanuelle

Merci à l'équipe pédagogique et plus particulièrement merci Julie Staebler, merci Johanna Schipper,

merci Hervé Jolly, merci Fanny Terrier, merci Thomas Leblond, merci Régis Pinault

Merci à toute ma classe de 5e année pour les discussions intéressantes et pour être restés à l'école jusqu'à 22h la veille du rendu

Merci ma mamie Betty pour ses encouragements Merci France Culture pour diffuser plein d'émissions passionnantes

Merci Paul Devautour pour m'avoir conseillé de lire Il existe d'autres mondes de Pierre Bayard,

d'où ce mémoire est parti

Merci à ceux qui inventent des livres à systèmes fabuleux, merci le Flutiste, merci Etienne Lécroart d'avoir bien voulu discuter avec moi et merci l'Ou-x-po

Bibliographie

Il existe d'autres mondes, Pierre Bayard, éditions de Minuit, 2014

La métaphore du chemin, mémoire de Master BD 2 de Léo Rudent sur l'hybridation entre le jeu et la bande dessinée, 2016

Dans le document Que serait-il arrivé si? (Page 57-64)