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Un conte à votre façon de Raymond Queneau

Dans le document Que serait-il arrivé si? (Page 35-41)

Un conte à votre façon écrit par Raymond Queneau en 1967 peut être considéré comme un des textes où s'est inventé le récit arborescent sur le modèle des histoires dont vous êtes le héros. Ce texte conte les aventures de trois petits pois et propose de revenir à certains moments du récit pour en choisir les bifurcations.

Structure en arbre.

Dans Un conte à votre façon, l’intrigue débute par une phrase initiale : « Désirez-vous connaître l’histoire des trois alertes petits pois ? », et deux propositions : « Si oui, passez à 4 / Si non, passez à 2 ». La construction du conte suit ce schéma initial qui laisse une liberté au lecteur et fait de lui un réel acteur de sa lecture. Respectant les règles du genre littéraire narratif du conte, à la manière de Grimm ou de Perrault, ce texte est bref et repose sur une réelle

volonté de divertir.

Le conte est un genre qui ne connaît pas d’unité de temps, d’action et de lieu, ce qui le rend souple et propice à la déstructuration. L’intrigue est construite sur une suite de comédies enchâssées. Raymond Queneau a ainsi pu y mêler aisément des techniques combinatoires. A sa lecture, on a l'impression d'avoir affaire à un conteur qui emploierait les méthodes traditionnelles de cette pratique, en déroulant son histoire à l'oral et en demandant l’avis de son auditeur à la fin de chaque phrase.

Ce choix d’écriture hybride, à la jonction des

mathématiques et de modèles plus littéraires, est visible dans la représentation graphique du texte, en arborescence.

Queneau fait réellement bifurquer ou diverger le récit.

Alors que la grammaire imposait traditionnellement à l’écriture du récit un choix inexorable, Un conte à votre façon fait bifurquer le récit à chaque nœud de l’action. À travers cette structure à bifurcations, le conte s’impose comme un récit délinquant, c'est-à-dire qui accepte la divergence des parcours narratifs. Il n'y a pas d'unilinéarité du récit. La lecture ne peut pas se faire du début jusqu'à la fin du texte : le lecteur doit repasser par certains

points du récit.

Queneau s’est inspiré des travaux de Vladimir Propp (1895-1970) qui, dans son œuvre Morphologie du

conte (1928) traite des unités de mots, de séquences et de narration que l’on retrouve d’un conte à l’autre. Chaque séquence suit le même schéma : en premier lieu l'ouverture d’une possibilité, puis un passage à l’acte et enfin

l'aboutissement de l’action par le succès ou l'échec.

Le format papier prive le lecteur de tout suspens lors de sa lecture puisqu’il a toutes les possibilités sous les yeux, contrairement à son équivalent numérique où les

possibilités se dévoilent selon ses choix. La différence avec le numérique réside dans le fait que le récit est superposé.

Le lecteur est amené à comparer des versions qui, en

théorie, ne sont pas sensées se croiser, mais restent visibles et consultables. La vision de tous ces autres récits potentiels auxquels le lecteur n'a pas accès à cause de ce « mauvais choix » qu'il a pu faire peut l'amener à regarder ces autres chemins pour comparer et rectifier son tir.

À la fin du récit, on remarque que les étapes 20 et 21, qui marquent chacune la fin des récits, sont rédigées comme si nous les avions lues à la suite l’une de l’autre et non dans la continuité d'autres histoires qui ne se rencontrent pas :

« 20 - Il n’y a pas de suite, le conte est terminé. 21 - Dans ce cas, le conte est également terminé. » S'il n'y avait pas juxtaposition dans la même page, les mots « dans ce cas » et « également » présents dans le 21e point perdraient leur sens qui est de s'insérer dans la continuité des autres chemins.

Paradoxe des propositions et bifurcation binaire On peut également noter que les propositions du conte s’opposent : action de rêver ou de ne pas rêver ; ou se différencient : gants de velours noirs ou gants de velours bleus.

En effet, selon Claude Brémond, sémiologue, « il y a une nécessité de ne jamais poser une fonction sans poser en même temps la possibilité d’une option contradictoire ».

Un peu comme dans L'art et la manière d'aborder son chef de service pour lui demander une augmentation le texte superpose des propositions qui nous emmènent dans des chemins opposés. On y retrouve une conceptualisation mathématique et sa répartition en arborescence binaire, qui procède par ailleurs d’une logique booléenne. Le

théorème de George Boole qualifie une variable susceptible de prendre deux valeurs s'excluant mutuellement, par exemple 0 et 1. Un des thèmes de l'Oulipo est de justement concevoir des textes à partir des structures mathématiques et de permettre l'intersection des deux domaines.

L'apparente absence de gravité dans la décision de faire un choix plutôt qu'un autre est elle aussi intéressante. Tout est soumis à la préférence du lecteur, mais rien ne lui est soufflé de ce qui l’attend au bout de l'aventure. En répétant l’expérience de lecture depuis le début mais en faisant des choix différents, on en explore tous les ressorts.

Premier récit hypertextuel

Raymond Queneau, dans Un Conte à votre façon, ouvre la voie au récit hypertextuel. L'hypertexte est un système de renvois permettant de passer d’un lien à un autre, selon des

chemins préétablis, qui permettent à l'utilisateur d'aller directement vers du contenu d'une façon non linéaire. Un conte à votre façon préfigurait, dans sa structure, une application interactive propice aux usages informatiques.

Toutefois, peut-on parler d’hypertexte à propos d’un livre papier ? Selon Serge Bouchardon, professeur en sciences de l'information et de la communication, Un conte à votre façon est un « proto-hypertexte dans la mesure où ce récit propose des nœuds, numérotés de 1 à 21, reliés par des liens du type : Si oui, passez à 4 ». Pour lui l’équivalent du lien hypertexte dans la lecture papier serait le mouvement de l’œil passant d’un nœud d’information à l’autre.

L’hypertexte marque une rupture dans le processus de lecture au sens où le lecteur n’est pas tenu de lire

l’intégralité du document hypertextuel, tandis que la lecture d’un livre se fait généralement du début à la fin. Déjà à son époque le Codex, cahier formé de pages manuscrites reliées ensemble, avait marqué un progrès par rapport au rouleau puisqu’il permettait d’accéder à des informations au cœur de l’ouvrage sans avoir à le dérouler depuis le début. Cette innovation du IIe siècle av. J.-C. s'est répandue depuis Rome à partir du Ier siècle et a en retour contribué à modifier l’organisation de l’écrit.

Si on peut parler d’hypertextualité pour le livre papier, le caractère interactif peut être contesté : selon le dictionnaire le Robert, « il n’y a pas véritablement d’interaction si le récit n’est pas accessible via un programme informatique [car] la possibilité d’embranchements variés dans la trame textuelle ne suffit pas à définir une écriture interactive ».

Dans sa définition du mot interactivité, Le Petit Robert de la Langue Française précise qu’elle est « une activité de dialogue entre l’utilisateur d’un système informatique et la machine, par l’écran ».

Mais pourquoi l'interactivité ne pourrait-elle pas se passer de l'écran ? Est-ce parce que la dissimulation des chemins auxquels le lecteur a renoncé améliore l’illusion de son poids décisionnel dans une fiction ?

Réflexion sur le poids décisionnel du lecteur dans un récit interactif

Dans le texte de Queneau, il existe d’autres portes de sortie qu'une des deux phrases de fin numérotées 20 et 21. Le point numéro 11 nous extrait ironiquement de l'histoire.

« Ils rêvaient qu’ils allaient chercher leur soupe à la cantine populaire et qu’en ouvrant leur gamelle, ils découvraient que c’était de la soupe d’ers. D’horreur, ils s’éveillent. Si vous voulez savoir pourquoi ils s’éveillent d’horreur, consulter le Larousse au mot « ers » et n’en parlons plus. Si vous jugez inutile d’approfondir la

question, passez à 12. » Ce passage signale le surgissement de l’affect du Narrateur, et traduit son agacement.

Les choix offerts dans ce conte miment en majorité la politesse convenue et anonyme des instructions

informatiques dans les programmes naissants de l’époque.

L’auteur impliqué se comporte comme un maître d’hôtel au service du lecteur-consommateur. De cette rhétorique dépendent aussi tous les verbes qui soulignent, dans les choix offerts au lecteur, l’importance de son évaluation affective : désirer, plaire, préférer, convenir. « Désirez-vous connaître », « Si les trois grands échalas Désirez-vous déplaisent », « Si celle-ci vous convient, passez à 5 », ...

Diderot disait, à propos de son conte Ceci n'est pas un conte : « lorsqu’on fait un conte, à quelqu’un qui l’écoute, et pour peu que le conte dure, il est rare que le conteur ne soit pas interrompu quelque fois par son auditeur. Voilà pourquoi j’ai introduit dans le récit qu’on va lire, et qui n’est pas un conte, ou qui est un mauvais conte, si vous vous en doutez, un personnage qui fasse à peu près le rôle du lecteur ; et je commence »

Le Narrateur du Conte à votre façon s'agace et propose des choix qui n'en sont pas pour piéger le lecteur. Le récit de

Queneau semble pourtant receler d'une multitude de possibilités à même de satisfaire les exigences en théorie toujours supérieures du lecteur virtuel de récits interactifs.

Chaque détail du récit, fût-il d’une infime importance, peut être changé par le lecteur virtuel mécontent ou insatisfait.

Jean-Pierre Balpe, écrivain et chercheur dans la relation entre littérature et informatique, est critique sur les

premières tentatives d'hyperfiction : « Ces récits, dans leur ensemble, se contentaient alors de proposer une

multilinéarité qui, au fond des choses, ne change rien aux positions respectives de l'auteur et du lecteur : l'auteur conçoit un certain nombre de parcours qu'il ouvre à la lecture et ne laisse à son lecteur que la possibilité de suivre quelques-uns d'entre eux ou, s'il le désire, en revenant au départ, tous les uns après les autres. »

La lecture achevée, on peut se demander s'il n'y aurait pas simplement un seul chemin linéaire exposé dans un ordre non conventionnel. En effet, seule la continuité de la

première étape constitue réellement l’amorce d’une histoire

« développée ». Les autres, les amorces 2 et 3, sont des

« faux semblants » qui mènent dans des chemins assez similaires entre eux, voire, très rapidement, à la fin du récit.

Les choix binaires du système narratif s’étranglent souvent dans l'entonnoir unitaire du texte. D'ailleurs, les termes

« échalas » et « arbustes », chétivement arboricoles, illustrent ironiquement le caractère atrophié des

arborescences auxquels ces personnages servent de point de départ. Dès le seuil narratif du Conte, Queneau

transgresse le contrat de pluralité arborescente.

Le Conte à votre façon propose des alternatives et des déviations qui sont des leurres.

Au cours du texte, on peut tomber effectivement sur des faux choix : « 13 - Tu nous la bailles belle, dit le premier.

Depuis quand sais-tu analyser les songes ? Oui, depuis quand, ajouta le second ? Si vous désirez aussi savoir depuis quand, passez à 14. Si non, passez à 14 tout de même car vous ne le saurez pas plus. » En apparence le choix est là mais Raymond Queneau finit tout de même par trancher à notre place, tout en nous révélant la suite des événements. L’écriture du Conte est la démonstration ironique d’un jeu en désaccord entre les espoirs nés d’une rhétorique du choix et la réalité du texte qui n'offre qu'une seule possibilité. Il y a dans ce choix un leurre qui fait du lecteur la victime d’un texte faussement libéré de sa linéarité. Selon Michel de Certeau (1980) « lire, c’est pérégriner dans un système imposé »

Certaines branches ne se déroulent même pas : on peut par exemple tomber dans une boucle. « 7 - Leurs pieds

mignons trempaient dans de chaudes chaussettes et ils portaient au lit des gants de velours noir. Si vous préférez des gants d’une autre couleur, passez à 8. Si cette couleur vous convient, passez à 10. » « 8 - Ils portaient au lit des

gants de velours bleu. Si vous préférez des gants d’une autre couleur, passez à 7. Si cette couleur vous convient, passez à 10. » Si nous ne préférons ni l'un ni l'autre, nous sommes renvoyés indéfiniment d'une étape à l'autre sans autre porte de sortie que le renoncement. Le détail, dénué d’utilité dans la narration, n’est manifestement là que pour satisfaire les exigences d’un lecteur supposé capricieux.

La même fausse promesse de multiplicité caractérise les fins du Conte. La dissociation entre les unités 20 et 21 évoque une fin dédoublée en fonction de deux

cheminements distincts. L’emploi de l’adverbe également en fin de récit est dérangeant et implique une fausse autonomie des différents chemins proposés.

Jean Baudrillard dénonce des médias qui interdisent l'échange « sinon sous des formes de simulation de

réponse, elles-mêmes intégrées au processus d’émission, ce qui ne change rien à l’unilatéralité de la communication. » Société de consommation, interactivité et consommateur :

« Goûts, préférences, besoins, décision : en matière d’objets comme de relations, le consommateur est perpétuellement sollicité, « questionné », et sommé de répondre. » Le Conte à votre façon semble s’ouvrir à plusieurs trajets potentiels mais n’en offre qu’un seul, et la branche centrale autour du « rêve » n'en offre aucun car il refuse de l’élucider. Le texte accumule ainsi les déceptions pour le lecteur en quête d’un sens : une déambulation imparfaite, une communication en trompe-l’œil, et le refus de jouer le jeu qu'il met en place.

Radicalisant, à la façon que pointera Baudrillard plus tard, la fausse liberté du lecteur dans les choix opérés, et

stigmatisant une littérature prête à consommer et asservie aux goûts d’un lecteur forcément floué, Queneau dresse une critique des conventions du nouveau genre, le récit pluriel arborescent. Jean Davallon et Yves Jeanneret dans leur article La fausse évidence du lien hypertexte invitent à dégager le concept d'hypertexte des constructions

théoriques qui s'y sont attachées : « Finalement la vérité du média [hypertexte] ne paraît pas résider dans la réalité des écrits qu'il abrite (toujours définis comme décevants) mais dans les vertus supposées de sa structure

(inéluctablement vouée à devenir prodigieuse). La valorisation de la potentialité triomphe dans les récits d'invention de l'hypertexte. »

Un lecteur capricieux ou aventureux ? Un conte à votre façon est aussi une manière pour Queneau de s’amuser de son procédé. Cet aspect imparfait de la bifurcation dans ce conte est aussi très ludique et appelle un lecteur

aventureux. Pourquoi ne pas voir également dans ce texte une gratuité de l'expérimentation narrative pour alimenter le goût du jeu de son lecteur ? Ce qui compte finalement n'est-il pas ce que ces récits ont laissé entrevoir ?

Dans le document Que serait-il arrivé si? (Page 35-41)