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Oncologie : Article pp.121-126 du Vol.9 n°2 (2015)

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ARTICLE ORIGINAL /ORIGINAL ARTICLE

Douleur chronique : enjeux psychopathologiques et perspectives cliniques

Chronic Pain: Psychopathological Issues and Clinical Perspectives

J.-L. Gaspard · A. Abelhauser · C. Doucet · S.V. Zanotti

Reçu le 25 novembre 2014 ; accepté le 3 mai 2015

© Lavoisier SAS 2015

RésuméLa dépendance des douleurs chroniques ou rebelles à l’égard des conditions psychiques ouvre un champ d’inves- tigation très intéressant en psychopathologie. En prenant appui sur une recherche exploratoire franco-brésilienne por- tant sur les stratégies efficientes d’accompagnement des patients douloureux chroniques, cet article interroge la place et les fonctions de la douleur dans l’économie subjective et l’influence de la souffrance psychique dans la chronicité de l’état douloureux. Les auteurs soutiennent l’importance de la référence à une « clinique du sujet » pour mieux inscrire la prise en charge de la douleur chronique dans une approche intégrative et plurimodale.

Mots clésDouleur chronique · Fibromyalgie · Fonction subjective · Psychopathologie · Approche plurimodale

AbstractThe dependence of chronic pain on psychological conditions opens a very interesting field of investigation in

psychopathology. Based on a Franco-Brazilian research about efficient care strategies for the chronic pain patients, this arti- cle insists on the place and the functions of pain in the subjec- tive economy and the impact of psychological suffering in the chronicity of pain. The authors argue the importance of the reference to a“clinic of the subject”to put better the treatment of chronic pain in an integrative and multi-modal approach.

Keywords Chronic pain · Fibromyalgia · Subjective function · Psychopathology · Multi-modal approach

Introduction

La reconnaissance progressive des incidences psychiques de la douleur dans le champ médical ne s’est pas faite histori- quement sans réticences, issues d’une longue culture du dolorisme [1]. Tout en reconnaissant aux signes de la dou- leur leur valeur diagnostique et thérapeutique, les profes- sionnels—notamment sous l’influence du stoïcisme chré- tien — ont, depuis l’époque des Lumières, inscrit celle-ci dans une perspective nosologique et sémiologique [2]. La douleur doit être signal pour être prise en compte. Qu’elle se présente comme une « pathologie blanche », qu’elle témoigne d’une souffrance sans signes ou sans fondements objectifs, et la voici qui fait l’objet de tous les soupçons, tant il est difficile de reconnaître la place du sujet dans l’histoire de sa douleur. Loin de parler d’une valorisation de la dou- leur, le corps médical s’est souvent appliqué à soutenir une éthique de la capacité individuelle à résister, à mépriser ou à nier tout éprouvé de douleur [3]. Pour répondre à ce point aveugle de la médecine, de nouvelles stratégies de prise en charge n’ont été que très tardivement adoptées. Dans le même temps, un effort sans précédent de compréhension des différentes modalités sensorielles (somatique ou viscé- rale, par exemple) et de leurs localisations, ainsi que de l’adaptation des procédures de prise en charge à des publics spécifiques, a été entrepris. L’International Association for

J.-L. Gaspard (*)

Directeur de la composante « recherches en psychopathologie : pratiques et champs spécifiques », MCF psychopathologie, psychanalyste, EA 4050, département de psychologie, université Rennes-II, place Recteur-le-Moal,

F-35043 Rennes, France e-mail : jlgaspard@wanadoo.fr A. Abelhauser

Professeur en psychopathologie,

membre de la composante RPPC, EA 4050, université Rennes-II, place Recteur-le-Moal, F-35043 Rennes, France

C. Doucet

Maître de conférences en psychopathologie, psychanalyste membre de la composante RPPC, EA 4050, université Rennes-II, place Recteur-le-Moal, F-35043 Rennes, France

S.V. Zanotti

Professeur de psychologie, psychologue clinicienne, université fédérale dAlagoas, Maceió, Brazil DOI 10.1007/s11839-015-0521-7

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the Study of Pain (IASP) définit la douleur comme une expé- rience sensorielle et émotionnelle désagréable, associée à des lésions tissulaires réelles ou potentielles [4]. Cette défi- nition fait référence au plan international, mais n’est pourtant pas sans donner lieu à d’importants débats. La douleur est reconnue comme une expérience personnelle [5] où la com- posante psychologique est généralement reconnue dans une progression allant de la nociception à la douleur (intégration corticale) puis à la souffrance (interprétation réflexive et existentielle par l’individu lui-même). Pour autant, les exem- ples sont nombreux de douleurs corporelles rebelles sans source physiologique repérable, certaines faisant suite à des accidents, blessures ou opérations parfois bénignes. Généra- lement rangées sous le qualificatif de « troubles somatofor- mes », ces dernières posent de réelles difficultés tant au niveau du diagnostic que du traitement. Face à ces difficul- tés, c’est la douleur qui devient pour ainsi dire « la maladie » [6]. Cette conjoncture que l’on retrouve aussi bien dans des états séquellaires de traitement que dans des situations de crise (migraines, membres douloureux, etc.) conduit les ser- vices de médecine à inscrire la douleur dans une approche globale [7]. Dès lors que l’on s’écarte d’un mode d’analyse référé à la seule dimension nociceptive ou neuropathique, une double hypothèse peut être formulée considérant soit une éventuelle origine psychogène de la douleur, soit la par- ticipation de la psyché dans le maintien ou la chronicité de l’état douloureux. La question de l’influence de la souffrance psychique est ainsi clairement posée. Cette dépendance des douleurs chroniques ou rebelles aux conditions psychiques ouvre donc un champ d’investigation qui ne peut laisser la psychopathologie indifférente, et doit la conduire à se rap- procher des pratiques cliniques. En effet, bien souvent dans une approche systémique de la douleur chronique, les diffi- cultés d’ordre psychothérapeutique entrent en résonance avec les impasses médicales rencontrées à cette intersection entre psychique, organique et somatique. À cet égard, les apports de la doctrine analytique dans la considération du pulsionnel et de sa dynamique permettent de repenser l’ex- périence de la douleur chronique—dès lors qu’elle n’est pas rattachée à une pathologie clairement définie. En prenant appui sur nos travaux [8,9] et sur notre pratique, notamment auprès de patients atteints de maladies auto-immunes ou de fibromyalgie [10], il s’agit de soutenir avec vigueur l’impor- tance d’une clinique du sujet et d’engager une réflexion sur ce qu’il en est du développement des maladies de la douleur dans notre modernité [11].

Douleurs chroniques : pour une approche psychopathologique

La douleur sans fondement objectivable fait son lit des complexes interactions entre psyché et organisme. D’une

part, elle révèle de manière exemplaire la disjonction entre l’organisme soumis à l’épreuve du temps et, selon l’optique freudienne, un appareil psychique inscrit dans l’atempora- lité. D’autre part, quand la douleur trouve son origine au sein même de l’appareil psychique et vient témoigner d’une rupture de l’homéostasie de ce dernier, la voici qui se fait contrainte et en appelle à d’autres ressources (notamment corporelles ou organiques) pour en traiter l’excès. C’est dans cette veine que Freud en appelait au respect du corps médical pour ces douleurs qui, pour être liées à quelque causalité psychique, n’en sont pour autant ni moins réelles, ni moins violentes que celles causées par une blessure, une maladie ou une inflammation [12]. Là où, pour la méde- cine, le traitement et l’accompagnement des patients dou- loureux chroniques doit passer par une indispensable éva- luation clinique de la douleur [13], une psychopathologie orientée par la clinique du sujet s’intéresse à la fonction que la douleur chronique peut venir remplir, dans son lien avec la souffrance et le rapport au corps, à l’idéal ou à l’altérité.

En référence à cette orientation doctrinale, trois modes de compréhension de la douleur chronique méritent d’être relevés.

Le premier souligne la dimension de transfert somatopsy- chique. La douleur rebelle vient en effet brouiller les frontiè- res entre corps et psyché mais aussi entre catégories de corps réel, imaginaire et symbolique. L’impossible distinguo entre douleur physique et souffrance psychique, entre corps et psyché, tendrait à faire de la douleur chronique une « pseu- dopulsion » (à la jointure entre somatique et psychique). Sur ce que l’on peut considérer comme une « zone-frontière » se produiraient des basculements, des retournements entre psy- chique et somatique qui, dans une large mesure, s’entretien- nent, s’autoalimentent. L’exemple le plus frappant en est l’étayage de la douleur chronique sur une douleur originaire qui a réellement existé. Cette situation, que l’on retrouve dans nombre d’algies hystériques, renvoie par déplacement ou association à un événement traumatique. En témoigne ce cas de psychalgie où une femme de 50 ans opérée d’un can- cer du sein droit présente simultanément une douleur au bras. Le maintien d’une douleur rebelle dans cette dernière zone corporelle se fait alors rappel, mémorial d’un trauma réel, venant redoubler le trauma originaire de la séparation [14]. Sur un autre plan, la perte d’un membre dans une situa- tion accidentelle ou de maladie ne vient pas à bout de sensa- tions douloureuses qui préexistaient à l’amputation. On mesure dans ce cadre l’intérêt de prendre comme modèle de compréhension la névrose traumatique. Nous sommes en effet confrontés à un véritable cercle vicieux devant l’échec des tentatives de maîtrise et d’élaboration du trauma- tisme du fait de la présence de la douleur et de la focalisation algique corporelle. «Par retour pernicieux, l’ancrage orga- nique garantit l’inaccessibilité à un système de représenta- tion (de l’ordre des mots, du langage)» [15].

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Si l’on s’attache, dans une deuxième voie d’analyse, à la dimension économique, tout état de maladie douloureuse exerce une influence sur les investissements libidinaux Freud [16]. Tout déséquilibre, tout non-aboutissement ou frustration des excitations, peut conduire à un excès de sen- sations de déplaisir. Nous sommes là devant des désordres ou dommages « toxiques »—pour reprendre l’expression freudienne (coït interrompu, continence sexuelle, etc.)—qui constituent le terreau des névroses actuelles (neurasthénie, névrose d’angoisse, hypocondrie). Inutile dans ce contexte de chercher une quelconque signification psychique aux symptômes douloureux (migraines, sensations de douleur, excitation d’un organe, affaiblissement d’une fonction, etc.). Comme douleur écran ou refuge, la douleur chronique renvoie ici à une revendication de la libido (le masochisme féminin entrerait dans ce cadre). En modifiant sa théorie des pulsions, Freud va cependant ouvrir une nouvelle perspec- tive : l’organe, le corps et le psychisme, loin d’être tournés vers la décharge complète, seraient soumis à une tendance pulsionnelle visant à l’autoconservation, tendance mainte- nant la tension même après la décharge sexuelle [17]. D’une part, «la douleur chronique autant que le stress (détresse) indiquent une impossibilité de décharge de la tension pul- sionnelle» et d’autre part, au plan de la prise en charge, la douleur « persiste et résiste à toute interprétation étant donné la nature même des pulsions d’autoconservation qui provoquent la douleur et le stress» [18]. Dans ce contexte, nombre de douleurs chroniques peuvent être pensées en rap- port avec l’insistance répétitive d’un excès de vie, de facto résistant à toute médication.

Ce rapport si particulier à la douleur (qu’il soit conscient ou inconscient) permet enfin d’introduire un dernier champ d’exploration à partir de la catégorie de masochisme. Il n’est pas rare de constater cette récurrence entre un développe- ment douloureux qui, d’un côté, vient interdire (par anticipa- tion) la recherche ou l’obtention de satisfaction (en mainte- nant le sujet dans une passivation insupportable) et qui, d’un autre côté, vient ponctuer un éprouvé de plaisir ou sanction- ner (sur un mode autopunitif) toute velléité d’affirmation désirante. Dans ce cadre, le rapport en apparence paradoxal du sujet à la douleur chronique renvoie à la mise en fonction d’une instance surmoïque interdictrice. Si l’on reprend les développements de Winnicott, l’introjection d’une imago maternelle sadique et toute-puissante se réaliserait par exem- ple quand la souffrance (interprétée comme douleur) de l’en- fant occasionne réponse active et sollicitude de la part de la mère [19]. L’expérience de la douleur chronique peut aussi renvoyer au « besoin de punition » que le patient peut s’in- fliger par la maladie [20]. Peu importe que l’on assiste à l’insu des individus au glissement de troubles névrotiques (anxiodépressifs) en apparence guéris à quelque mauvaise fortune de la vie (divorce, dettes, etc.), comme aux bénéfices d’une maladie organique ou somatique. Comme le remar-

quait Freud, l’essentiel est «de pouvoir maintenir une cer- taine quantité de souffrance» [21].

Dans la doctrine analytique, le sentiment de culpabilité qui est à l’œuvre en sous-main renvoie classiquement au masochisme moral. Cependant, nombre d’auteurs actuels soulignent l’actualité d’un reflux sans précédent de la fonc- tion punitive du Surmoi dans notre monde contemporain. La conséquence d’un affaiblissement du masochisme moral réside dans la régression à la modalité la plus ancienne du masochisme, celle dumasochisme érogène. Du fait de son caractère primaire, le masochisme érogène a un fondement biologique et constitutionnel. Là où une part de la pulsion de mort est directement placée au service de la fonction sexuelle et participe du sadisme, «une autre part ne participe pas à ce report vers l’extérieur, elle demeure dans l’organisme et là elle est liée libidinalement, à l’aide de la coexcitation sexuelle déjà mentionnée : en elle nous avons à reconnaître le masochisme érogène originel» [21]. Témoignage de l’al- liage originel de la pulsion de mort et de l’Éros, le maso- chisme érogène participe à toutes les phases de développe- ment de la libido (et donc peut être sollicité lors de possibles régressions). Ainsi, dans certaines circonstances (notamment traumatogènes), il est possible d’assister à un reflux vers le masochisme érogène quand une part de la pulsion de des- truction usuellement orientée vers l’extérieur «peut être de nouveau introjectée, tournée vers l’intérieur, ayant de la sorte régressé à sa situation antérieure» (Ibid.). La douleur

«se démontre comme l’épreuve de vérité de l’économique (comme perte), de la dynamique (comme impasse) et de la topique : ce que l’on trouve en effet, au bout de cette recons- truction, c’est ce surmoi qui exerce ses rigueurs sur un moi endolori, en sorte que s’instaure une sorte d’économie—à la fois déficitaire et déchaînée—proprement pulsionnelle» [22]. Comme le relève da Silva Junior [23], la culture post- moderne aurait déplacé le Surmoi social plutôt vers le rôle d’un promoteur de l’impératif à la jouissance [24]. Au niveau des rapports topiques et économiques de l’appareil psychique, cela aurait pour effet le renforcement des formes de désintrication pulsionnelle. La douleur chronique troque- rait du déplaisir subi pour un déplaisir en excès permettant une forme de maîtrise de la souffrance psychique (associée ou préalable) : réponse que Freud définissait comme « plaisir de la douleur » (die Schmerzlust).

Problématique du sens : la violence infligée

La douleur chronique brouille les cartes explicatives en introduisant une triple confusion : un dérèglement spatio- temporel par une hypersensibilité qui vient modifier les per- ceptions internes et externes comme les liens entre tout et partie du corps, l’impasse, voire la coupure dans la commu- nication à autrui, et enfin une tendance au dédoublement

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(moi/organisme, conscience/inconscient). Écran à l’affect, au réel de la mort comme du corps (disjonction inquiétante organisme–corps imaginaire, mystère énigmatique du vivant ou du féminin, rapport entre l’incorporel et le corporel), la douleur chronique vient servir deréponse pauvreet de pre- mière ligne face à unburnout, à l’inassimilable d’un ébran- lement fantasmatique (dans le cadre névrotique) ou à un changement radical de vie mettant en jeu les ressources sublimatoires du sujet [25–27]. C’est ainsi qu’elle touche notamment les femmes dans un reflux sur quelque jouis- sance traumatique. Paradoxalement, elle peut aussi permet- tre au sujet de s’inscrire dans le lien social dès lors que celui- ci se loge sous l’un des signifiants fournis par le discours médical.

En effet, la légitimation par diagnostic de la maladie, voire d’un éventuel handicap, peut procurer une certaine pacification et offrir en sous-main une cause. Grâce à cette identité « postiche », le fait d’éprouver certaines jouissan- ces corporelles n’a alors plus à être caché ou mis en sour- dine [28]. Dans sa récurrence et sa chronicité, le syndrome devient unpartenaire de jouissance du sujet et participe alors d’un montage qui peut permettre (dans la psychose) d’éviter une décompensation ou de limiter le risque de développements délirants [29]. C’est ainsi que la douleur chronique participe d’une défaite partielle, sinon d’un anéantissement du sens. Elle contraint le corps médical en quête de compréhension à renoncer au seul registre de la causalité pour penser en termes defonctionde la douleur intraitable dans l’économie psychique. Dans le cadre d’une approche anthropologique, Le Breton souligne cette impasse où, par-delà la connaissance éventuelle de la cause, il devient difficile, voire impossible pour le patient d’engager une appropriation personnelle et une symbolisa- tion qui, en parallèle d’une solution antalgique appropriée, viendrait désamorcer une part de la violence et de l’acuité douloureuse. «La persistance du mal empêche tout“appri- voisement” de la situation. L’incompréhension sociale, voire médicale, ajoute à la violence subie» [30]. Seul le soulagement peut permettre une redéfinition de l’expé- rience. Pour Houseman, l’expérience de douleur ouvre de facto à deux stratégies de prise en charge : l’une consiste en une «objectivation du mal» visant à reconnaître et cerner la réalité physique et corporelle de la douleur pour pouvoir l’aborder, l’autre en une «subjectivation de la souffrance» sur laquelle le patient pourrait avoir une certaine maîtrise en changeant d’attitude. Cependant, dès lors que la douleur se fait rebelle, «il en résulte un mouvement de va-et-vient constant et quelque peu désespéré entre ces diverses alter- natives : une quête de sens à jamais inassouvie» [31]. Pour l’auteur, la douleur chronique est pensée par le patient comme violation de l’intime, une violence hypothétique- ment infligée (sans définition explicite de l’auteur ou de la cause), là où les usages rituels de la douleur ou la torture

reposent sur des modalités relationnelles plus complexes.

Cette configuration de type « un et demi » amenuise consi- dérablement le potentiel créateur de la douleur. En effet, plus la configuration relationnelle est complexe et intègre des relations et des représentations individuelles ou collec- tives, plus l’expérience de douleur peut éventuellement contribuer à la « construction d’un monde ». Or si, dans la douleur chronique, le malade bénéficie d’une très grande liberté pour penser ce qui peut être à l’origine de la douleur, il se trouve pris paradoxalement dans les rets d’un système de contraintes d’une grande pauvreté au plan symbolique, l’obligeant à modifier constamment cette relation supposée pour tenter de faire face à sa souffrance. Délaissant sa fonc- tion de signal, la douleur chronique introduit au champ de la certitude, en ce qu’elle inscrit sur le corps des points de jouissance qui ne cèdent pas. Bruit de fond ou de masque [32], celle-ci semble renvoyer à la part autistique du symp- tôme en ce qu’elleœuvre à l’isolement d’un malade, bien souvent confronté du côté du discours médical à des préju- gés tenaces gravitant autour de l’étiologie et qui concernent la visée de bénéfices de la maladie [33]. D’où l’importance de prendre au sérieux et dans toute sa vérité subjective, le parcours de construction d’un récit personnel sur la douleur.

Face à cette «turbulence dans le silence des organes qui vient semer le trouble sur la scène corporelle» [34], il est en effet nécessaire d’offrir au patient cet « instant de dire », genèse d’une réélaboration et d’une reconstruction du phé- nomène douloureux, loin de toute objectivation. Ce temps qui peut prendre dans l’après-coup son sens mais qui, a minima, engage la subjectivité comme la position du sujet, ce temps de la « douleur dite » qui ne sera pourtant jamais celui de la « douleur vécue » mais une tentative modeste de morsure du symbolique sur le réel, sorte declinique du réel qui peut aussi se supporter d’une démarche de création [35].

Indispensable au traitement, ce temps doit permettre au sujet une réappropriation de sens, faisant ressortir les relations entre corps, parole et symptôme, mais aussi entre le sujet et le lien social. « Ce qui est en jeu dans le processus de la chronicisation n’est pas seulement la disparition pure et simple de la douleur, mais la modification préalable de sa fonction pour le sujet » [36]. Soutenir l’énonciation du patient pour lui permettre d’esquisser sa théorie personnelle de la douleur est donc le seul moyen d’amener le sujet à changer, ou (plus modestement) à moduler, sa position face à ce qui lui arrive, mais aussi (ce qui pourra peut-être faire le lit d’une véritable mutation subjective) à interroger la façon dont il se tient dans le monde : c’est-à-dire la singularité de son rapport au savoir, au réel du sexuel et de la mort. Posi- tion d’être au monde dont la douleur dans sa chronicisation vient brutalement révéler les failles au plan fantasmatique voire, pour certains, une certaine faillite ou carence fonda- mentale au plan symbolique.

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Conclusion

Face au mystère que recouvre le phénomène douloureux chronique, la médecine n’a jamais été autant appareillée au niveau pharmacologique et thérapeutique [37]. Alors que les pratiques de soin se déploient en techniques de plus en plus sophistiquées, l’objectivation du phénomène douloureux semble se situer dans une volonté première de sédation, au risque de forclore, dans le même mouvement, le sujet de l’énonciation par affirmation d’un ordre totalitaire de la santé [38]. Sur un autre plan, lorsque la médecine contemporaine se résout à accorder la parole au patient dans le cadre de sa douleur, c’est bien souvent en réponse aux attentes déçues des professionnels de la santé confrontés à quelque impuis- sance diagnostique. Pour autant, le partenariat d’une psycho- pathologie orientée par la psychanalyse avec la médecine semble incontournable pour inscrire dans une approche plu- rimodale toute prise en charge de la douleur chronique.

Comme le soulignait de manière prémonitoire Lacan en 1966, la médecine contemporaine, dans son rapport avec la science, les lois de la biologie comme de la génétique, ne doit pas oublier l’importance à accorder à la clinique du par- ticulier. Il en va, dans une sorte de nécessité historique, de ses propres fondements [39]. Dans un processus de sériation et de spécialisation continue, la médecine scientifique glis- serait alors vers un techno-utilitarisme sans limites encou- ragé par l’idéologie dominante [40]. Cependant, dans cette logique de reconnaissance de la singularité, encore faut-il prendre en compte le statut contemporain du corps [41]

comme le statut et les enjeux de la demande [29]. En effet, l’ampleur que prennent dans nos sociétés occidentales les

«maladies de la douleur» [42] comme la recherche active chez nombre de sujets d’expériences sensorielles intensives, jouant parfois avec la possibilité d’une autodestruction défi- nitive, nous obligent à penser ces « événements » et « expé- riences » en termes sociopolitique et sociohistorique [43].

Ces phénomènes et logiques pulsionnelles de la vie postmo- derne semblent même contredire les affirmations freudien- nes selon lesquelles le masochisme moral est le prix néces- saire de la civilisation. Chacun exige dans notre modernité que le progrès mette fin aux souffrances du corps, main- tienne le plus longtemps possible la fraîcheur de la jeunesse et prolonge la vie à l’infini : ni vieillesse ni mort [44]. En ce qui concerne la prise en compte de la douleur, on assiste à une revendication sociétale de plus en plus importante [45].

Or, il ne peut s’agir d’une lutte menée essentiellement sur le terrain pharmacologique. « La médecine a ainsi créé une demande qu’elle peine à satisfaire et qui l’amène à être l’ob- jet de maintes critiques sur ses insuffisances en la matière» [46]. À rebours des tentatives toujours incertaines de cerner un « profil type » du patient douloureux chronique, nous prônons de considérer la fonction que la douleur chronique occupe dans la structuration psychique [47,48]. Car c’est au

corps qu’est désormais dévolu dans notre modernité ce qui historiquement était adressé à l’Autre divin, notamment au travers de l’expiation de la faute morale, afin de racheter, d’absoudre la douleur de l’être [49]. Dans nombre d’expé- riences actuelles de douleurs imposées, le sujet peut tenter d’obtenir dans l’ivresse une certaine maîtrise du corps pro- pre, voire chercher à « se faire un corps » pour regagner ainsi une consistance d’être ou une continuité de soi [50,51]. Dans cette veine, la douleur se fait narcose face au sentiment de détresse ou de désêtre. Mais s’il semble en être de même dans nombre de situations cliniques de douleur chronique, c’est au prix de mettre en exergue un paradoxe plus fonda- mental. Il convient en effet de penser avec Lacan la douleur

« comme un champ qui, dans l’ordre de l’existence, s’ouvre précisément à la limite où il n’y a pas possibilité de se mou- voir. Quelque chose ne nous est-il pas là ouvert dans je ne sais quelle aperception des poètes, avec le mythe de Daphné se changeant en arbre sous la pression d’une douleur à laquelle elle ne peut plus échapper ? N’est-il pas vrai que l’être vivant qui n’a pas la possibilité de se mouvoir nous suggère jusque dans la forme la présence de ce que l’on pourrait appeler une douleur pétrifiée » [52]. Certes, la dou- leur chronique opère aussi undévoilement, celui du « retour du corps » au-devant de la scène, en dénudant toute une dimension de l’organisme et du corps réel qui habituellement est si communément masqué. Mais la douleur chronique, par son insistance répétitive, a aussi pour fonction ultime et pri- maire : un voilement. La douleur elle-même — si elle en arrivait à se dénuder à son tour — laisserait place à une jouissance plus originelle et plus énigmatique [53]. C’est cette jouissance « autre », parasexuée, hors langage (que la jouissance phallique a pour fonction d’interdire) et qui doit être supportée par l’être que la douleur chronique, dans ses récurrences parfois incompréhensibles pour les soignants, est censée recouvrir [54]. Véritable limite d’un champ qui est inter-« dit », ultime défense face à une désubjectivation qui serait alors radicale, cette opération de voilement n’en a pas moins pour conséquence une possible pétrification de l’être et pour chaque sujet naufragé l’impossibilité de pouvoir s’en déprendre et donc de parvenir à se faire une cause.

Liens d’intérêts :les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêts.

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