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LA POLOGNE DE PIL UD RI

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Texte intégral

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L A P O L O G N E

D E P I L § U D § R I

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DU MÊME AUTEUR

Chez d'autres éditeurs : QUINZE ANS A ROME AVEC CAMILLE BARRÈRE.

L'HEURE QUI PASSE. Poèmes. Epuisé. (Prix Archon-Despérouses.) LA VOIE SACRÉE. Poèmes de Rome et d'Italie. Epuisé.

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J U L E S S A R C O M E Ambassadeur de France

LA P O L O G N E D E P I L S 1 1 D S K I

S O U V E N I R S D ' U N E A M B A S S A D E 1 9 3 6 - 1 9 3 5

F L A M M A R I O N , É D I T E U R 9 6 , r u e R a c i n e , P a r i s

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Il a été tiré de cet ouvrage : trente-cinq exemplaires sur papier Alfa

dont trente numérotés de 1 à 30 et cinq numérotés de 1 à V.

Droits d e traduction, de reproduction et d'adaptation réservés p o u r tous les pays.

Copyright ig53, by ERNEST FLAMMARION.

P r i n t e d in France.

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PRONONCIATION DES NOMS POLONAIS

Il paraît utile d'indiquer les principales particularités de la pro- nonciation des noms polonais :

u = ou : Pilsudski = Pilsoudski.

c = ts : Potocki = Pototski.

cz = tch ; h ou ch gutturaux : Czenstochowa = Tchenstokhova.

sz = ch : Szembek — Chemmbek.

rz = j : Rzewuski = Jévouski.

j = i : Sejm = Seïmm.

w = v . .

Dans le texte, le mot entre parenthèses suivant un nom propre indique la prononciation.

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L A P O L O G N E D E P I L S U D S K I

CHAPITRE PREMIER POLONIA RESTITUTA

Neuf années d'expérience pilsudskienne. — La guerre de 1914 rouvre la question de Pologne. — Le Comité National et les Légions de P i l s u d s k i . - Pilsudski chef de l'Etat. — Crises, difficultés, intri- gues. — L'heure du Maréchal. — La politique extérieure. — Genèse de l'alliance avec la France. — La Pologne et ses voisins..

Le 12 mai 1926, le Maréchal J o s e p h Pilsudski déclenchait le coup de force qui allait le remettre au pouvoir, cette fois en m a î t r e incontesté, j u s q u ' à sa m o r t qui eut lieu neuf ans après, j o u r p o u r jour, le 12 mai 1935. P a r u n e curieuse coïncidence, ma mission à Varsovie se trouva encadrer, en quelque sorte, le « règne » de celui q u ' o n appelait c o u r a m m e n t « le Maréchal ». Ayant remis mes lettres de créance le 26 avril 1926, je ne quittai en effet la Pologne que le 20 mai 1935, après avoir assisté aux obsèques de l ' h o m m e qui, p e n d a n t cette période, la domina de sa personnalité singulière.

Il me fut ainsi donné de suivre le développement d ' u n régime, dictatorial assurément, mais dont le fonctionnement défiait toute définition, étant fait à la mesure de celui qui en était l'âme. Q u a n d le Maréchal, affaibli p a r l'âge et la maladie, fut sur le point de disparaître, il fallut bien « organiser » la dictature ; lui vivant, les formes importaient peu, et les institutions conservaient l'appa- rence du parlementarisme. Mais l'évolution de la politique polo- naise, t a n t à l'intérieur q u ' à l'extérieur, se confond p e n d a n t cette période avec l'évolution des idées du Maréchal. C'est donc la

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Pologne de Pilsudski que j'ai connue, et c'est le récit de cette expérience que l'on trouvera dans les pages qui vont suivre.

Avant d'en aborder le détail, il convient de rappeler de quelles circonstances est né le prestige qui, autant que la détention de la force militaire, a permis à Pilsudski de gouverner sans opposition efficace, pendant neuf années, un Etat qui comptait à sa mort plus de trente-trois millions d'habitants, et quelles conditions particu- lières ont frayé son accès au pouvoir.

Rayée de la carte politique de l'Europe depuis le troisième Par- tage qui, en 1795, distribua ce qui restait de son territoire entre ses trois puissants voisins, la Pologne demeurait une réalité vivante pour le peuple indomptable qui, pendant près de cent vingt-cinq ans, subit la loi du plus fort, sans jamais en admettre la pérennité.

Quand la guerre déchaînée en 1914 mit aux prises pour la première fois ses co-partageants, un frisson d'espérance remua la nation opprimée. Elle entrevit aussitôt la possibilité de profiter du conflit.

Sur la méthode à suivre pour atteindre ce but, deux courants se dessinèrent. Une partie de l'opinion estimait qu'il fallait jouer la carte des Alliés, dans l'espoir que la France et l'Angleterre convaincraient leur partenaire russe de la nécessité de doter tout au moins la Pologne d'une autonomie, dont l'avenir ferait sans doute la première étape vers la liberté totale. Ceux qui pensaient ainsi étaient persuadés que, seule, une victoire que partagerait la Russie permettrait, par la réunion des provinces soumises à la Prusse et à l'Autriche, de reconstituer l'unité du pays, car il était invraisemblable que l'Allemagne victorieuse renonçât à ses pro- vinces polonaises, ou même consentît à leur accorder l'auto- nomie.

Des idées fort différentes inspiraient l'attitude du groupe qui suivait Pilsudski. Celui-ci qui, dès sa jeunesse, s'était, avec le parti socialiste polonais, mêlé à l'action révolutionnaire des socialistes russes, voyait dans la Russie impériale l'ennemi numéro 1, qui était à la fois le plus réactionnaire des co-partageants, celui qui détenait le plus de terres polonaises et celui dont il mesurait le mieux les faiblesses. Il pensait que le régime tsariste ne survivrait pas à la guerre, que son effondrement rendrait un soulèvement possible en Pologne, et que l'Allemagne et l'Autriche seraient for- cées de compter avec un pays en insurrection. Alla-t-il jusqu'à envisager que les empires centraux s'écrouleraient à leur tour ? Ses fidèles assuraient qu'il avait eu ce pressentiment prophétique.

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Il n'est pas douteux qu'il tablait tout au moins sur l'impossibilité pour l'Allemagne et l'Autriche de remporter une victoire totale, et sur la bienveillance que la cause polonaise rencontrerait chez les Alliés.

Quoi qu'il en soit, dès le début des hostilités, les deux courants se manifestèrent. Tandis que, dans les trois morceaux de la Pologne dépecée, la mobilisation s'effectuait — avec une résignation fré- missante dans les provinces restées prussiennes, avec loyalisme dans la Galicie que les Habsbourg avaient dotée d'une autonomie avec l'usage officiel de la langue polonaise, et sans résistance apparente, en général, dans la « Pologne du Congrès », où les officiers servant dans l'armée russe se réjouissaient de combattre l'Allemand, per- sécuteur des Polonais de Posnanie, — un groupe de personnalités s'employait à éveiller les sympathies des Alliés. Il étendit ses rami- fications en Amérique avant même l'entrée en guerre des Etats- Unis, où Paderewski mettait au service de la cause son éloquence et sa popularité. Bientôt devait se former un Comité National, qui siégea à Paris.

La France et la Grande-Bretagne ne pouvaient que se montrer favorables à ces revendications. Dès le début, elles agirent à Petro- grad pour inciter le gouvernement impérial à proclamer l'auto- nomie de la Pologne. Leurs démarches se heurtèrent aux préjugés de l'entourage du tsar et de Nicolas II lui-même. Les proclamations consenties furent imprécises et restèrent sans portée réelle.

Quant au courant pilsudskien, il se manifesta par la constitution de brigades de volontaires, les « Légions », dont le gouvernement de Vienne accepta la création, mais qui tendirent vite à s'éman- ciper du commandement autrichien. Ces formations se recrutèrent non seulement parmi les Galiciens, mais chez des émigrés venus de la Pologne russe. Indépendamment de leur valeur militaire, les Légions acquirent une importance particulière du fait de leur groupement sous un même uniforme, avec des chefs de leur natio- nalité. C'était un embryon d'armée polonaise.

Quand les armées austro-allemandes se furent emparées de la Pologne russe, les gouvernements de Berlin et de Vienne songèrent à canaliser à leur profit les aspirations polonaises en annonçant leur intention de créer un royaume soi-disant indépendant. En attendant mieux, ils instituèrent à Varsovie un Conseil d'Etat, puis un conseil de Régence. Les Polonais appelés à ces organismes — en particulier Pilsudski au Conseil d'Etat — résistèrent pour la plupart de leur mieux aux exigences germaniques. Quand l'épui- sement des effectifs incita l'état-major allemand à utiliser le réser-

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voir d'hommes que constituait la Pologne, la résistance devint ouverte. Pilsudski donna à ses Légions l'ordre de se dissoudre et enjoignit de refuser le serment exigé par le gouverneur von Beseler.

Il fut arrêté ainsi que son chef d'état-major, le colonel, depuis général, Sonskowski et tous deux furent internés à Magdebourg.

Auparavant, Pilsudski avait donné à ses fidèles des instructions pour organiser la résistance. Il délégua à cet effet ses pouvoirs au colonel — futur maréchal — Rydz-Smigly. Celui-ci assuma la direc- tion de la P. O. W. (Polska Organizacja IWojskowa) (Polska orga- nizatsia voïskova), organisation militaire polonaise, qui avait déjà exercé son action secrète contre les Russes au début de la guerre.

La P. O. W. se vit désormais assigner pour objet la lutte clandes- tine contre les Allemands.

La révolution russe, qui reconnut l'indépendance de la Pologne, changea la situation.

Les Alliés favorisèrent la création d'une armée polonaise qui s'organisa en France et ils reconnurent comme gouvernement le Comité National. La défaite de l'Allemagne entraîna l'évacuation par les armées germaniques de la Pologne russe, et la Galicie fut libérée par l'effondrement des Habsbourg. Seule la Posnanie ne devait l'être qu'après l'entrée en vigueur du traité de paix. Pil- sudski, à la faveur des troubles, sortit de sa prison de Magdebourg et fit à Varsovie une entrée triomphale. Acclamé comme chef de l'Etat, la légitimité de son pouvoir lui fut contestée par le Comité National de Paris, seul reconnu par les Alliés, dont il avait tou- jours lié la cause à la sienne, et qui, composé de personnalités de droite, reprochait à Pilsudski non seulement d'avoir combattu dans l'armée autrichienne, mais encore d'être un militant révolution- naire. Cette dualité de gouvernements dont l'un se réclamait des vainqueurs, mais dont l'autre détenait sur place l'autorité de fait, était d'autant plus fâcheuse que les Alliés ne pouvaient ni ne vou- laient se déjuger. Paderewski dénoua la situation. Seul son prestige pouvait alors rivaliser avec celui de Pilsudski, dont il contreba- lançait la popularité en Galicie et à Varsovie même, la surpassant en Posnanie, mais non dans le reste du pays. Il se mit, non sans peine, d'accord avec le futur maréchal, qui resta chef de l'Etat, tandis que lui-même devenait président du Conseil.

Cette union, si elle fut précaire, permit de franchir le cap diffi- cile de la Conférence de la Paix, où les frontières de la Pologne étaient discutées. Mais bientôt Paderewski succombait au mécon- tentement que les décisions de Paris causaient au patriotisme exi- geant des Polonais. Les ministères se succédèrent tandis que Pil-

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sudski, demeuré chef de l'Etat, accroissait sa popularité par une campagne d'abord victorieuse contre les Bolcheviks, qui lui valut la dignité de Premier Maréchal de Pologne. Un instant compro- mise par de graves échecs suivis de l'invasion russe, cette popula- rité fut renforcée par la victoire de Varsovie à laquelle le général Weygand contribua comme on sait par ses conseils et son autorité.

Pilsudski dominait désormais de son prestige les partis politiques.

Tout le monde pensait qu'il serait élu président de la Répu- blique. En prévision de cette éventualité, ses adversaires firent voter une constitution où l'exécutif était réduit à la portion congrue.

Aussi Pilsudski refusa-t-il la présidence de la République. Il réussit à faire nommer un de ses amis, Narutowicz (Naroutovitch) qui, quelques jours plus tard, fut assassiné. La coalition pilsudskienne lui donna pour successeur l'avocat Wojciechowski (Voïtsierhovski) ; mais celui-ci s'effraya des tendances antiparlementaires que mani- festait Pilsudski. Peu à peu il s'éloigna de celui qui l'avait fait élire. La Pologne fit ainsi pendant près de quatre ans l'expérience du régime parlementaire.

A vrai dire, la Constituante n'avait pas tenu un compte suffisant du manque de maturité politique qui caractérisait la plus grande partie du pays. Certes en Posnanie, où avaient régné la discipline et l'ordre prussiens, la population était accoutumée à exercer ses droits civiques, dont elle faisait du reste usage contre l'oppresseur allemand. La population de Galicie, envoyant des députés au Reichs- rath de Vienne, avait aussi l'habitude du parlementarisme. Mais dans la partie du pays, la plus considérable, naguère soumise à l'empire russe, il en était autrement. L'activité politique, intense dans le sens du développement des idées, ne s'était traduite en pratique que par des mouvements révolutionnaires ; la grande masse de la population était dépourvue d'éducation civique ; le nombre des illettrés était considérable. Ses élus manquaient donc d'expérience politique. Or le gouvernement se trouvait en présence d'une tâche difficile. Six ans de guerre avaient épuisé les ressources du pays. En outre il fallait unifier quatre législations différentes (1), trouver des cadres pour l'administration, en particulier pour l'ins- truction publique, former des officiers — les seuls cadres prove- naient de l'armée autrichienne ou des Légions. Pour mener à bien cette œuvre gigantesque, il eut fallu un gouvernement stable : Les ministères successifs ne purent s'appuyer que sur des majorités

(i) Le code Napoléon dans la Pologne dite K d u Congrès », le code prussien e n Posnanie, le code autrichien en Galicie et les lois civiles russes dans les « confins », à l'est.

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faibles et changeantes. Le général Sikorski réussit néanmoins à garder le pouvoir un certain temps. Witos, populiste agrarien, lui succéda et prit comme ministre de la Guerre un ennemi déclaré de Pilsudski, ce qui amena celui-ci à résigner avec éclat ses fonc- tions de chef d'état-major général. L'incertitude de la situation politique compromettait le relèvement économique et le mark polo- nais s'effondra. L'énergique Grabski assainit la monnaie par la création du Zloty, mais la pénurie de numéraire amorça une nou- velle crise monétaire.

C'est alors que le comte Alexandre Skrzynski (Skjign'ski), mi- nistre des Affaires étrangères, prend la direction du gouvernement et choisit comme ministre de la guerre, le général Zéligowski, connu pour s'être emparé de Vilna, dévoué corps et âme à Pil- sudski.

Evoluant avec souplesse, le comte Alexandre Skrzynski, Galicien ayant fait carrière dans la diplomatie autrichienne, réussit à main- tenir un certain temps les socialistes dans la majorité, tout en ralliant une partie des modérés, mais en ne cessant de tourner la tête vers ce village voisin de Varsovie où le Maréchal, en « exil » volontaire, prépare silencieusement sa rentrée en scène.

La situation économique s'est améliorée, mais le manque de confiance dans la stabilité politique fait fléchir le zloty, malgré les efforts d'un excellent ministre des Finances, M. Zdziechowski, qui rétablit l'équilibre budgétaire. Or les socialistes, favorables à Pilsudski par crainte de la droite, vont se détacher de la majorité et ouvrir ainsi la crise suprême en ce printemps de 1926, au moment où j'arrive à Varsovie pour y prendre possession de mon poste.

A l'encontre de la situation intérieure, la politique extérieure de la Pologne ne présentait pas la même instabilité. Elle était basée essentiellement sur l'alliance avec la France. Encore est-il néces- saire d'exposer la genèse de cette alliance.

Sachant de quel prix elle avait payé la victoire, la France, au lendemain de la paix, demeurait préoccupée de l'avenir de sa sécu- rité. La Société des Nations n'était encore qu'un espoir. L'Alle- magne était vaincue, mais non résignée. L'effondrement de la Russie et la défection de Brest-Litovsk écartaient une renaissance de l'al- liance franco-russe. La résurrection de la Pologne, coïncidant avec la disparition de cette perspective, incita le gouvernement français à tourner ses regards vers un pays qui, dans le passé, avait été notre allié. Mais l'arrivée au pouvoir de Pilsudski avait été accueillie avec méfiance à Paris, où les membres du Comité National, seul

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reconnu par les Alliés, jetaient la suspicion sur lui. L'invasion bolchevique contribua à dissiper ces préventions, et le gouverne- ment présidé par Alexandre Millerand n'hésita pas à d o n n e r au gouvernement de Varsovie toute l'aide en son pouvoir p a r la four- niture de matériel, l'envoi d ' u n e i m p o r t a n t e mission militaire et la présence du général Weygand. Dès lors se cristallisa l'idée de ne pas attendre plus longtemps pour r e d o n n e r à la France, à l'est de l'Allemagne, u n e alliée de remplacement.

Ces dispositions coïncidaient avec celles de Pilsudski. Passion- nément patriote, éclairé d'ailleurs p a r le danger q u ' i l venait de courir, conscient, toutes questions d ' a m o u r - p r o p r e réservées, de ce qu'il devait à la France, il mesurait l'avantage de notre alliance pour une Pologne haïe p a r l'Allemagne autant que détestée par la Russie. Il n'ignorait pas d'ailleurs les préventions q u ' o n nour- rissait encore à Paris à son égard. Il résolut donc de brusquer les choses. Un article p a r u au début de novembre 1920 dans le j o u r n a l Narod, d'inspiration officieuse, avait fait allusion à l ' o p p o r t u n i t é de la conclusion d ' u n e alliance entre la Pologne et la France.

Simultanément ou presque, le prince Sapieha, ministre des Affaires étrangères, fit au ministre de France, M. de Panafieu, des ouver- tures dans ce sens.

Cette initiative trouva le Quai d'Orsay très réservé. Un télé- gramme adressé le 17 novembre par Briand, alors président du Conseil et ministre des Affaires étrangères, à notre représentant à Varsovie lui en donnait les raisons : si l ' o n ne considérait que l'Allemagne, la communauté des intérêts des deux pays serait incon- testable. Mais la question russe ajoutait à ce p r o b l è m e une donnée des plus délicates. S'il était désirable que la Pologne opposât u n r e m p a r t à une poussée bolchevique, il était souhaitable qu'elle ne se fît pas par son attitude une ennemie irréductible de la Russie.

Au surplus, la conclusion d ' u n e alliance formelle paraissait pré- maturée. La Pologne m a n q u a i t encore de stabilité intérieure. E t puis Pilsudski, se sentant rassuré du côté allemand, n ' e n profite- rait-il pas pour nous entraîner dans des aventures du côté russe ? Il devait lui suffire de savoir que son pays a en nous des amis sûrs.

La Pologne devait d ' a b o r d acquérir des frontières stables, « recon- nues par l'ensemble des puissances » (1), s'être réorganisée à l'in- térieur (2)... pour que nous puissions envisager l'éventualité de

(1) Le traité de Riga avec la Russie n e sera signé q u e le 18 m a r s 1921, le p a r t a g e de la Haute-Silésie sera acquis le 1er mai suivant, la reconnaissance des frontières p a r la Conférence des ambassadeurs a u r a lieu en 119123.

(2) La Pologne n'avait pas encore de constitution.

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liens durables, qui devraient d'ailleurs avoir un caractère stricte- ment défensif.

Ce télégramme permet de comprendre le comportement futur de chacun des deux gouvernements. A vrai dire les réserves qu'il for- mulait constituaient la réaction de Briand, et surtout de son conseil- ler très écouté, Philippe Berthelot, secrétaire général du ministère.

Elles allaient vite céder à la double pression de l'état-major général et du président Millerand. Celui-ci, partisan de la manière forte envers l'Allemagne, très préoccupé du danger bolchevique, était d'accord avec le ministre de la Guerre, Louis Barthou, et avec le chef d'état-major général, Buat, pour penser qu'il convenait d'ac- cueillir sans plus attendre les ouvertures du gouvernement polonais.

Dès le 25 novembre en effet le vice-ministre de la Guerre remettait au général Niessel, chef de la mission militaire française, un projet de convention militaire, et le 1er janvier suivant le ministre de la Guerre, le général Sonskowski, entreprenait personnellement celui-ci à ce sujet. Le général Niessel se montra réservé, faisant observer qu'une telle convention ne se justifierait que si la Pologne disposait d'une armée fortement organisée.

Le maréchal Foch, également saisi par le général Niessel, prit de son côté une position analogue à celle que définissait le télé- gramme de Briand du 17 novembre. Il précisa ses vues dans deux notes des 4 et 14 janvier 1921, adressées à Briand.

Mais Pilsudski mettait les fers au feu. Quelques jours plus tard, le colonel Wienawa, son premier aide de camp, vint à Paris pour y préparer la prochaine visite de Pilsudski au président de la Répu- blique. En ma qualité de directeur-adjoint des Affaires politiques et commerciales, je fus mis en rapport avec lui par M. de Panafieu, et au cours d'un déjeuner nous eûmes une explication très complète sur les positions respectives des deux pays. J'insistai notamment sur la mauvaise impression produite en France par le « coup » du général Zéligowski sur Wilno, qui avait rendu vains les efforts déployés par la diplomatie française pour ménager une entente entre la Pologne et la Lithuanie. Par contre, je m'appliquai à dis- siper les soupçons que Pilsudski concevait quant à notre attitude envers lui.

La ténacité du président Millerand devait avoir raison des résis- tances du maréchal Foch et du Quai d'Orsay. Pilsudski arriva à Paris le 3 février. Il prit part le 5, à l'Elysée, à un déjeuner auquel étaient conviés Briand, Barthou, le maréchal Foch, le général Wey- gand, Philippe Berthelot et le général Sonskowski. Après le repas, mais hors de la présence du maréchal Foch et du général Weygand,

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on rédigea une déclaration qui fut immédiatement rendue publique.

Elle était destinée en réalité à servir d'amorce à la négociation d'un accord militaire. C'est ce que vint expliquer au général Wey- gand le général Sonskowski. Il lui annonça en même temps que lui-même et le prince Sapieha resteraient à cet effet à Paris. A la suite de cette démarche, le maréchal Foch, correctement, demanda au président du Conseil, ministre des Affaires étrangères, si le gouvernement français avait l'intention de voir dès à présent établir un accord militaire avec la Pologne, et dans ce cas, de lui en faire connaître le but « et les bases politiques ».

Pilsudski eut en fin de compte gain de cause. En Miller and et Briand il avait retrouvé des compagnons rencontrés dans les congrès socialistes d'avant-guerre. Le principe de l'alliance était admis ; il restait à la mettre en forme. C'est à quoi, suivant les directions de Briand, s'employa Philippe Berthelot, que je secondai dans la négociation qui s'ensuivit, au cours de laquelle j'eus à cet effet plusieurs entretiens avec le prince Sapieha. Elle aboutit à un traité, qualifié d'accord politique, qui f-ut signé le 19 février 1921 (1).

Si la base des engagements politiques était large, leur caractère n'était pas strictement impératif. L'obligation de « se concerter » laissait place à une appréciation du casus fœderis autorisant les conseils et les avertissements. L'article 3, en particulier, était des- tiné à nous prémunir contre toute politique aventureuse de la Pologne, précaution motivée par le souvenir de la « marche sur j Kiew » aux désastreuses conséquences, et celui, tout récent, du coup de main sur Wilno. L'accord visait au maintien de l'ordre territorial établi par les traités de paix et appuyait sur le caractère strictement défensif de l'assistance prévue.

« L'accord politique » franco-polonais du 19 février 1921 fut rendu public et enregistré à la Société des Nations. Le jour de sa signature une convention militaire, dont les termes devaient rester secrets, avait été conclue. Elle aurait dû avoir pour seul objet de déterminer le mode d'application des engagements inscrits dans l'accord politique, s'ils étaient mis en jeu. Or son texte contenait des clauses qui n'auraient pas dû prendre place dans un acte de caractère technique et purement exécutoire. Aussi le maréchal Foch, dont la signature figura à côté de celles du général Buat et du général Sonskowski, ne donna-t-il son adhésion qu'à regret, après avoir déployé tous ses efforts pour faire limiter et préciser les conditions et la nature de l'aide que la France promettait d'ap-

(i) Voir le texte à l'appendice.

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porter à la Pologne. Il ne put empêcher l'insertion de dispositions affectant le jeu du casus fœderis. C'est ainsi qu'il était stipulé que toute agression « partant d'un territoire relevant du gouvernement allemand » serait considérée comme une agression de la part de l'Allemagne.

La convention prévoyait qu'en cas d'agression soviétique contre la Pologne, la France s'emploierait à assurer la sécurité de celle-ci vis-à-vis de l'Allemagne et l'aiderait dans sa défense. Toutefois l'aide prévue pourrait consister en matériel de guerre et en per- sonnel technique, mais non en troupes françaises de renfort. La France s'efforcerait en outre d'assurer la sécurité des communica- tions maritimes et terrestres entre elle et la Pologne. D'autres dispositions concernaient la résurrection de l'armée polonaise, l'en- voi d'une mission militaire française, et prévoyait un contact cons- tant entre les états-majors. Enfin 400 millions de francs devaient être avancés au gouvernement polonais pour faciliter cette réorga- nisation.

Certaines difficultés naquirent d'abord du fait que la mise en vigueur de l'accord politique était subordonnée à la conclusion d'accords économiques, qui prit une année. D'autre part, l'annexe stipulant l'avance de 400 millions étant liée à la convention mili- taire, secrète par essence, il ne pouvait en être fait état pour obtenir du parlement l'autorisation nécessaire. Poincaré, succédant à Briand, estima, sur le vu d'une note que j'avais rédigée, qu'il fal- lait conclure avec le gouvernement polonais un nouveau protocole sans liaison avec la convention secrète. Ces délais causèrent quelque agacement à Pilsudski. Pourtant son voyage en France lui avait valu en somme les avantages escomptés. Aussi les accords de 1921 seront-ils comme la charte de ses rapports avec la France.

A Paris cependant on recherchait une organisation plus large de la sécurité. Une négociation, amorcée par le président Herriot, reprise par Briand, aboutit aux accords de Locarno. Ceux-ci, en raison de l'opposition des Dominions, ne s'étendirent ni à la Po- logne ni à la Tchécoslovaquie. Tout ce que Briand put obtenir, ce fut la conclusion de traités d'arbitrage entre ces deux pays et le Reich ; mais en même temps des traités d'assistance mutuelle furent conclus par la France avec la Pologne et la Tchécoslovaquie.

Un Protocole final constata la solidarité entre les divers accords.

Le traité franco-polonais de Locarno (1) était plus impératif que celui de 1921, qui n'imposait aux parties que le devoir de

(i) Voir à l'appendice.

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« se concerter », et plus restrictif, car il était lié au jeu du pacte de la S. D. N., et l'assistance prévue ne visait que le cas d'une agression allemande. Ce traité n'annulait pas celui de 1921, m'ais on estima à Paris qu'il serait opportun de remanier en conséquence la convention militaire, d'autant plus que les préoccupations - qui avaient motivé les clauses relatives à l'éventualité d'une agression russe étaient, en 1925, fort affaiblies, tandis qu'on désirait mettre dans l'alliance l'accent sur le danger allemand. C'est pourquoi lorsque je fus nommé ambassadeur en Pologne, il fut entendu que je devrais m'efforcer d'aboutir à ce résultat. Cela paraissait d'au- tant plus réalisable que le comte Skrzynski, qui avait participé à la négociation de Locarno, était alors président du conseil et mi- nistre des Affaires étrangères.

Le Maréchal était éloigné des affaires lors de la conclusion des traités de Locarno. Ils n'avaient pas eu l'heur de lui plaire. Sans en contester le principe, il estimait que la différence établie entre la sécurité sur les frontières occidentales de l'Allemagne, garantie par le pacte rhénan, et celle concernant les frontières orientales, assurée par la garantie de la seule France, affaiblissait la position de son pays. Il ne pardonna pas au comte Skrzynski d'avoir signé les deux traités et l'acte général, au lieu de s'abstenir.

Les faits qui viennent d'être rappelés aideront à démêler les mobiles qui inspirèrent l'attitude du Maréchal Pilsudski dans ses rapports avec la France.

Depuis le traité de Riga, qui avait consacré la victoire polonaise, les rapports de Varsovie avec Moscou étaient froids mais corrects.

Par contre, les relations germano-polonaises, sur lesquelles pesait la rancœur éprouvée par l'Allemagne, dépouillée de deux riches provinces et coupée de la Prusse orientale par le fameux Couloir, étaient envenimées par les discussions nées du jeu du traité dit

« des minorités nationales », et par les démêlés du gouvernement de Varsovie avec la Ville Libre de Danzig. En outre les relations économiques des deux Etats laissaient fort à désirer.

Au sud, si la Pologne entretenait avec la Roumanie de bons rapports scellés par un traité d'alliance, il régnait entre Varsovie et Prague une atmosphère de froideur. Le souvenir des discussions pour le tracé de la frontière et du partage de la région de Tes- chen (1), était encore vivace. Du côté polonais on n'avait pas oublié non plus les obstacles mis par les Tchèques en 1920 au

(i) Cf. La question de Teschen, par J. Laroche, « Revue d'Histoire diploma- , tique », Iglv8 (éd. A. Pedone, Paris).

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transit du matériel de guerre envoyé par la France à la Pologne envahie (1). En dehors des préoccupations d'ordre extérieur, des traits propres à chacune des deux nations tendaient à les séparer plus qu'à les réunir. Les Tchèques, qui reprochaient aux Polonais d'être orgueilleux et légers, étaient considérés par eux comme un peuple de paysans à peine dégrossis. Les langues sont pourtant si semblables que dans les négociations chaque délégation pouvait parler la sienne et être comprise par l'autre ; mais la langue polo- naise s'est enrichie et épurée dans une littérature qui était déjà brillante au XVIe siècle, grâce à l'existence d'une noblesse et d'une bourgeoisie cultivées ; tandis qu'en Bohême, l'élite s'était germa- nisée sous l'influence de la cour de Vienne. La parenté ethnique mettait en évidence des défauts similaires : même âpreté dans les négociations, susceptibilité nationale extrême qui se fera sentir aussi dans les relations personnelles des dirigeants.

Au nord-est, la Pologne avait sur une courte étendue pour voi- sine la Lettonie, avec qui elle entretenait de bons rapports, qui s'étendaient à l'Esthonie. Une crainte commune de Moscou incitait ces deux petits Etats à se rapprocher d'elle. Quant à la Lithuanie, jadis étroitement unie à la Pologne, mais en proie à un violent nationalisme, elle s'était refusée à faire revivre cette union histo- rique. Le coup de main de Zéligowski l'avait exaspérée. Revendi- quant Vilna (en polonais : Wilno) comme sa capitale, elle avait rompu toutes relations avec la Pologne. Son gouvernement s'était même considéré comme en état de guerre avec celle-ci, sans bouger un homme, il est vrai. L'arrivée au pouvoir de Pilsudski, respon- sable de la prise de Vilna, ne pouvait qu'accentuer le différend.

Ce bref exposé aidera à faire comprendre la nature des problèmes en présence desquels j'allais être placé.

1

(i) Un h o m m e aussi p o n d é r é q u e l'était M. Wysocki,. alors q u ' i l était l'adjoint de M. Zaleski, m e parlait avec u n e profonde a m e r t u m e et u n ressentiment manifeste des refus q u ' é t a n t m i n i s t r e à Prague, il avait essuyés d e la p a r t d e M. Bénès q u a n d il insistait p o u r faire lever les obstacles mis à ce transit au m o m e n t critique où l ' a r m é e r o u g e était aux portes de Varsovie.

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CHAPITRE II

PILSUDSKI S ' E M P A R E DU POUVOIR

Ma nomination à Varsovie. — Voyage de reconnaissance. — Déla- brement et restaurations. — L'hôtel de l'ambassade. — Les Lazienki.

— Arrivée officielle. — Le comte Skrzynski. — Remise des Lettres de créance. — Visite au Maréchal Pilsudski. — Prodromes d'un coup de force. — Début de la crise. — Pilsudski marche sur Varsovie. — Trois jours de bataille. — Appel aux civils. — Le gouvernement Witos renonce à la lutte.

C'est à la fin de 1925, alors que j'étais directeur des Affaires politiques et commerciales, que P h i l i p p e Berthelot me proposa de me faire attribuer la succession de M. de Panafieu, ambassadeur de France en Pologne, qui allait être atteint p a r l'âge de la retraite.

Berthelot qui, depuis le retour de B r i a n d au Quai d'Orsay, avait repris le poste de secrétaire général du ministère, s'était mis en tête de faire supprimer cet emploi. Instruit p a r u n e expérience pénible qui l'avait écarté p e n d a n t plus de deux années du minis- tère, il pensait, j ' a i lieu de le croire, que les attributions du secré- tariat général, qui faisaient de son titulaire u n e sorte de vice- ministre permanent, pouvaient porter ombrage à u n ministre qui n ' a u r a i t pas pour lui les sentiments de confiance et d'amitié que lui témoignait Briand, et q u ' e n redevenant simplement, après m o n départ, directeur des Affaires politiques et commerciales, il don- nerait moins de prise aux critiques. E n quoi il se t r o m p a i t sans doute (1). Quoi qu'il en soit, son offre me trouvait dans des dispo- sitions d'esprit favorables.

(x) La combinaison envisagée n e devait pas aboutir. Briand qui, le p r e m i e r , avait institué le secrétariat général, ne v o u l u t sans d o u t e pas se déjuger. Berthelot essaya

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Depuis 1913, date de mon retour de Rome, je n'avais pas quitté le Quai d'Orsay. Tour à tour mêlé à l'action diplomatique pendant la guerre, participant ensuite à la Conférence de la Paix, puis à la Conférence des Ambassadeurs, je venais, comme directeur poli- tique, de suivre la négociation des accords de Locarno. En dépit du caractère passionnant de ce labeur, j'aspirais à une activité moins bureaucratique. La perspective d'aller représenter la France dans un pays allié, important par sa situation géographique comme ses tendances historiques, ne pouvait que me tenter. Je croyais savoir que j'y serais bien accueilli, ayant pris part à des négocia- tions qui touchaient à des intérêts essentiels de la Pologne, telles que le règlement de ses rapports avec la Ville Libre de Danzig, la reconnaissance de ses frontières par la Conférence des Ambassa- deurs en 1923, ainsi que le partage de la Haute Silésie. Et j'allais être à même de suivre de près le développement d'un Etat récem- ment rappelé à la vie.

Dès que ma désignation fut acquise, je me mis en rapports avec M. de Panafieu. Un accident imprévu le força de différer son départ. Je ne pouvais que retarder le mien. Or il était indispen- sable d'effectuer sans délai des travaux à l'hôtel de l'ambassade.

Cette charmante maison suffisait à mon prédécesseur. Etant marié et devant être accompagné par deux de mes filles, j'allais l'occuper entièrement, et la chancellerie serait transférée dans un apparte- 'ment occupé partiellement par le consulat. Cela nécessitait des remaniements qu'on ne pouvait décider de loin. Je soumis à M. de Panafieu mon projet d'aller faire un voyage de reconnaissance, et dans la seconde semaine de mars nous partîmes.

Il fallait alors 36 heures pour se rendre à Varsovie. Le matin du second jour, nous étions en Pologne. Le train traversait des plaines ensoleillées, sans trace de neige, que coupaient des boque- teaux ou des files de peupliers encore dénudés. La période des grands froids est généralement finie en Posnanie au début de mars.

Le ciel, moins chargé d'humidité que celui de l'Ile-de-France, dis- pense une lumière plus vive qui donne un accent au paysage, animant sa monotonie. Cette agréable impression fut atténuée aux approches de Varsovie. Les faubourgs d'une grande cité sont rare-

d e lui forcer la m a i n e n c u m u l a n t les fonctions d e secrétaire général et de d i r e c t e u r politique, mais, c o m m e je le lui avais prédit, il n e tarda pas à trouver cette double c h a r g e trop l o u r d e m ê m e p o u r ses puissantes épaules. Au bout d e quelques mois il s'en r e n d i t compte et songea à m e faire revenir près de lui. Mais je venais d ' ê t r e c r u e l l e m e n t éprouvé par la p e r t e d e ma plus j e u n e fille. Ni ma f e m m e ni moi n e désirions r e n t r e r à Paris o ù t a n t de souvenirs déchirants nous a u r a i e n t poursuivis : la Pologne offrait u n c h a m p d'action nouveau et dés horizons différents.

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ment plaisants. Ceux de la capitale polonaise nous parurent fran- chement lépreux. La négligence de l'administration russe avait laissé s'étaler les stigmates d'une misère que les épreuves récentes avaient encore accrue. Encore devions-nous apprendre qu'une étape considérable avait déjà été franchie dans la restauration de la capi- tale. Plusieurs de mes collègues, arrivés à l'instant même où la Pologne revenait à la vie internationale, en conservaient des sou- venirs à la fois émouvants et pittoresques. Le corps diplomatique avait dû chercher un abri dans le seul hôtel ouvert, le Bristol, où siégeait aussi le gouvernement et qui était ainsi devenu une sorte d'arche de Noé politique. L'entassement de tant d'autorités diverses au moment où l'Etat traversait une crise grave n'avait pas peu contribué à accroître la confusion. Puis, au prix d'un travail acharné, et, pendant quelques mois, sous la menace de l'invasion, le chaos avait fait place à un certain ordre. On avait pu mesurer la vitalité qu'un patriotisme intense insufflait dans l'âme du peuple polonais, neutralisant les défauts d'un individualisme excessif.

Je devais moi-même assister au magnifique relèvement du pays.

Mais ce jour-là, ce fut par des rues cahoteuses, entre des maisons aux façades le plus souvent délabrées, que nous gagnâmes l'hôtel de l'Europe. En ce point central de la ville l'aspect était meilleur.

L'hôtel avait bonne allure et l'appartement qu'on nous avait réservé était très confortable. La grande artère sur laquelle il prenait vue, le Faubourg de Cracovie, était large et animée, encore que la foule eût assez pauvre apparence.

De l'autre côté, la place de Saxe, qui allait devenir la place Joseph Pilsudski, était un chantier de décombres. On avait entre- pris la démolition de la grande église orthodoxe édifiée au temps de la domination russe. Des étrangers s'en étonnaient, mais pour les Polonais ce monument était le symbole de la servitude passée.

Il semblait un outrage à la catholique Varsovie.

La domination russe, d'ailleurs, s'était appliquée à effacer l'an- cienne grandeur polonaise. Non content de transformer en caserne de cavalerie le charmant palais où résidait avant les Partages le cardinal primat de Pologne, de démeubler et de détériorer l'ancien château royal, elle avait favorisé l'installation, au bord de la Vis- tule majestueuse, de bâtiments industriels (abattoirs, usine à gaz, etc.). L'indépendance recouvrée, la municipalité s'empressa d'éla- borer un plan grandiose d'urbanisme, dont une partie seulement était exécutée quand survint de nouveau la guerre.

L'ambassade, située dans un des quartiers les plus plaisants, donnait sur l'allée Ujazdowska (Ouyazdowska). Cette belle avenue

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était la dernière partie de la grande artère qui, partant du Zamek sous le nom de Faubourg de Cracovie, puis de Nowy Swiat (rue du Nouveau Monde) aboutissait au Belvédère. De ce petit château, on dominait le beau parc des Lazienki (Bains) où Stanislas-Auguste, le dernier roi de Pologne, avait fait construire, entre deux pièces d'eau, une charmante résidence d'été. Plus tard, lors d'un de ses séjours à Varsovie, le tsar Alexandre II y reçut la visite du prince Napoléon, envoyé par Napoléon III pour le sonder avant la cam- pagne d'Italie. Dans le parc, un petit pavillon carré, « la Maison Blanche », avait abrité Louis XVIII. Cet ensemble des Lazienki était ravissant. Le gouvernement pilsudskien en tira un bon parti pour ses réceptions officielles. Le pavillon principal était fort agréa- blement meublé et décoré. On avait le bon goût d'éclairer certains salons aux bougies, et j'entends encore les exclamations admiratives d'Albert Thomas et d'Arthur Fontaine, errant dans ces salons pen- dant que des menuets de Mozart achevaient de donner l'illusion d'une résurrection du passé. Dans le parc et sur les pièces d'eau on offrait aux hôtes étrangers la reproduction de réjouissances champêtres et de coutumes anciennes, telles que la fête de la Saint- Jean, quand des jeunes gens et des jeunes filles vont en barque sur les étangs, la nuit, laissant flotter sur l'eau des couronnes de feuillages où sont fichées des bougies dont la durée indique le temps qu'il faudra pour trouver un mari.

Au delà du Belvédère, l'Allée Ujazdowska se prolonge par une route menant à Wilanow (Vilanouf), autre château de plaisance qui évoque le souvenir de Jean Sobieski et de son épouse française Jeanne d'Arquien.

L'hôtel de l'ambassade était la propriété de la princesse Czet- wertynska (Tchètvertégnska) qui le tenait de sa mère, la princesse Radziwill, bien connue sous le nom de Bichette dans les cercles mondàins de Paris et de Rome. Celle-ci avait légué à ses enfants trois hôtels contigus, tous trois pourvus de jardins fort plaisants.

Le jour de notre arrivée, nous allâmes rendre visite à M. de Panafieu, encore alité. Nous pûmes prendre discrètement un aperçu des lieux suffisant pour déterminer les travaux nécessaires.

L'incognito que nous entendions garder fut strictement observé.

Seul le personnel de l'ambassade fut en contact avec nous. Nous assistâmes à une belle représentation de Boris Goudounoff à l'Opéra, majestueux monument de style Empire. Ce qui nous déconcerta un peu, ce furent les heures de repas. A une heure et demie, nous étions seuls au restaurant, les Varsoviens déjeunant entre deux et quatre heures. Nous fûmes aussi un peu surpris de

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constater que le français était moins répandu que nous ne le pen- sions. L'allemand était parlé davantage, surtout par les Juifs qui détenaient une grande partie du commerce, mais l'immense majo- rité de la population ne parlait que le polonais. C'est surtout l'aris- tocratie qui possède notre langue. Le français lui servait de tru- chement avec les autorités russes : le prince Zdzislas Lubomirski,}

qui fut maire de Varsovie, me contait que son père lui avait inter- dit d'apprendre le russe et qu'il se servait du français pour les relations officielles.

Nous reprîmes le chemin de la France. Cinq semaines plus tard, nous quittions de nouveau Paris, officiellement cette fois. Parmi la foule des amis et des collègues qui nous avaient accompagnés à la gare, l'un d'eux me demanda si je n'avais pas de regret de m'éloigner de ma ville natale. « Est-ce vraiment avoir habité Paris, lui dis-je, que d'être resté treize ans prisonnier au Quai d'Orsay ? » A la gare de Varsovie, outre le personnel de l'ambassade et du consulat, une délégation de la colonie française et un représentant du gouvernement polonais nous souhaitèrent la bienvenue. Une nuée de photographes nous soumit à ses exigences. L'aménagement de l'ambassade n'étant pas encore terminé, nous allâmes occuper de nouveau pour quelques jours notre appartement de l'hôtel de l'Europe.

La remise de mes lettres de créance était prévue pour le surlen- demain de notre arrivée, le 28 avril. Auparavant je me rendis au palais Brühl — le cc Quai d'Orsay » de Varsovie, — qui devait ce nom à un ministre des rois saxons. J'allais, suivant l'usage, remettre la cc copie figurée » de mes lettres de créance au comte Alexandre Skrzynski, qui cumulait la présidence du Conseil avec le porte- feuille des Affaires étrangères. Je l'avais connu à Rome, secrétaire à l'ambassade d'Autriche-Hongrie près le Saint-Siège : les Gali- ciens ne répugnaient pas à servir le gouvernement de Vienne qui traitait libéralement leur province. Je l'avais rencontré plus tard à Paris, où il s'arrêtait en revenant des sessions de Genève, et nous avions voyagé de concert quand j'étais venu privément à Varsovie.

Il avait pris le train de justesse à la gare du Nord, s'étant attardé, me dit-il, au Palais-Bourbon pour y entendre un discours de Briand dont il admirait l'éloquence autant que les idées politiques.

Cette première entrevue officielle fut des plus cordiales. Le chef du gouvernement polonais me donna tous apaisements quant à son désir de maintenir aussi étroits que possible les liens unissant nos deux pays. Il me parla des préoccupations que lui inspirait la situation intérieure. Pour obtenir le vote, à une faible majorité,

V

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de deux douzièmes provisoires, il avait dû accepter le concours occasionnel de la droite. Les socialistes ne l'avaient pas suivi. Or les avoir contre soi, c'était se mettre en opposition avec le maré- chal Pilsudski sans l ' a p p u i duquel u n gouvernement stable était impossible. Il me confia qu'il avait donc l'intention de donner sa démission aussitôt après la fête nationale du 3 mai.

Le lendemain matin, je me rendis à l'ambassade où j'attendis le cortège qui devait venir m ' y chercher p o u r la présentation de mes lettres de créance. Connaissant la sensibilité d ' u n jeune Etat soucieux d'égards, je tenais à conférer à cette cérémonie une solen- nité q u ' u n départ de l'hôtel de l ' E u r o p e n ' a u r a i t pas eue au même degré. Les Polonais ont le goût du faste. Dès cette époque leur Protocole en donnait la preuve. Le chef de ce service, l ' a i m a b l e comte Etiennè Przezdziecki (Pjezdzietski), arriva avec les voitures de gala et l'escorte composée de chevau-légers, garde personnelle du président. Puis le cortège se dirigea vers le Château Royal — le Zamek, — grand b â t i m e n t carré de différents styles. La cour avait belle allure. Les salons étaient n o m b r e u x et leur ensemble fort majestueux. A cette époque, l ' a m e u b l e m e n t était insuffisant p a r suite des prélèvements qu'avait opérés l'administration russe.

Le traité de Riga, en cours d'exécution, avait stipulé la restitution à la Pologne d ' u n e grande partie des objets ainsi dispersés à Petro- grad ou à Moscou, y compris u n e admirable suite de tapisseries flamandes, jadis o r n e m e n t du Wawel à Cracovie. Elles avaient été transportées à Varsovie q u a n d on y transféra la capitale. Le gou- v e r n e m e n t polonais les rendit à leur emplacement historique, au château du Wawel, qu'il fit restaurer. Quelques années plus tard, le ministre de l'U. R. S. S., Antonow-Ovseenko, vantant à Mme La- roche les dispositions bienveillantes du gouvernement de Moscou envers la Pologne, lui disait pour la convaincre : « Ce sont les Russes du temps des tsars qui ont volé les tapisseries du Zamek, et c'est le gouvernement des Soviets qui les a restituées. » Il omet- tait d ' a j o u t e r que cette restitution avait été imposée par le traité de paix de Riga, intervenu après la victoire de la Pologne.

Après avoir gravi l'escalier d ' h o n n e u r , je fus introduit dans u n salon où m ' a t t e n d a i t le président Wojciechowski. Nous pronon- çâmes les discours d'usage ; puis il me fit asseoir et, n ' a y a n t gardé auprès de lui que le Chef du Protocole qui servait d'interprète, il échangea avec moi quelques propos, d ' a b o r d d'intérêt général sur les rapports des deux pays, et sur la situation extérieure. Puis il parla de la politique intérieure de la France pour en louer l'es- prit démocratique qui enlevait toute chance aux personnalités qui

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