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Article pp.45-62 du Vol.40 n°241 (2014)

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Texte intégral

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Grenoble École de management

DOI:10.3166/RFG.241.45-62 © 2014 Lavoisier

Fusions-acquisitions et salariés

Les leçons de l’OPA de Schneider sur Télémécanique en 1988

Les OPA, surtout lorsqu’elles sont hostiles, sont généralement mal accueillies par les salariés des firmes cibles, qui se retrouvent alors du côté de leurs dirigeants pour refuser l’offre.

Le cas de l’OPA de Schneider sur la société Télémécanique en 1988 illustre ces propos et montre des salariés se comportant en « propriétaires » et n’hésitant pas à faire du lobbying.

La démarche historique utilisée dans cet article permet de montrer que – bien que l’OPA de Schneider correspondait à un véritable projet industriel à long terme – les salariés, et dans une certaine mesure les pouvoirs publics, n’ont pas compris les enjeux de cette opération. Alors que les emplois n’étaient pas menacés par cette prise de contrôle, les salariés-actionnaires se sont fortement mobilisés pour « défendre leur entreprise » et son modèle social. La stratégie de Schneider de se recentrer sur les métiers de l’électricité a permis à l’entreprise de devenir leader mondial dans la gestion de l’énergie.

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L

a financiarisation des entreprises a mauvaise presse en Europe conti- nentale et plus particulièrement en France. D’une façon générale, la main de l’État est souvent préférée à celle des mar- chés financiers. Comme le souligne Cassif (2003), la grande entreprise européenne se caractérise par trois principaux traits communs : la persistance de la propriété et de la gestion familiale, l’intervention de l’État et une taille plus petite que celle des entreprises américaines. Dans le cas de la France on pourrait rajouter la faiblesse du capitalisme financier et la volonté constante de l’État, depuis le Général de Gaulle, de développer la participation des salariés au capital des entreprises à travers divers dispositifs. Comment faire grandir, voire muscler, les entreprises européennes dans un tel contexte ? Dans un monde globalisé la croissance interne ne peut suffire : il faut faire des alliances et/ou créer des groupes intégrés plus puissants. Un des moyens qu’offre le marché financier est justement de pouvoir créer de tels ensembles à tra- vers les opérations de fusions-acquisitions.

Comme le montre Jensen (1988), le marché du contrôle des sociétés est bénéfique au fonctionnement d’une économie de marché car il facilite les nécessaires restructura- tions dues à l’évolution des marchés et de la concurrence.

Dès lors que le management d’une entre- prise cible ne souhaite pas le rapproche- ment proposé par un initiateur, l’offre publique d’acquisition (OPA) constitue un moyen efficace de réaliser la fusion. Mal- heureusement, les OPA – même quand elles

répondent à une stratégie industrielle à long terme – représentent en France l’archétype honni de la financiarisation des entreprises.

L’objet de cet article n’est pas de faire un plaidoyer pour ou contre les OPA. Certaines peuvent être destructrices d’emplois pour les salariés et de valeur pour leurs action- naires1, toutes sont loin d’atteindre leurs objectifs industriels ou financiers, mais certaines sont porteuses d’avenir et sont à l’origine de la création de grands groupes performants. Le cas de l’OPA de Schneider sur Télémécanique en 1988 constitue un bel exemple de ce dernier type d’opération.

Mais la réussite industrielle du projet initié par Didier Pineau-Valencienne, PDG de Schneider à l’époque, ne saurait suffire à faire de cette opération un cas d’école.

Le cas de l’OPA hostile de Schneider sur Télémécanique est intéressant car il permet d’étudier le comportement et les réactions des salariés d’une entreprise-cible qui pos- sédait une très forte culture industrielle et sociale remontant aux ordonnances du Général de Gaulle de 1967 sur la participa- tion. Les motivations d’investissements des salariés actionnaires ont été notamment étu- diées par Degeorge et al. (2004) et Aubert et Rapp (2008) sans cependant s’intéresser à leur comportement en cas d’OPA hostile.

Le cas de la Télémécanique montre que pour ses salariés être actionnaire n’était pas qu’un investissement mais plutôt un acte de foi dans « leur entreprise ». Avec le temps long propre à la démarche historique il est possible de poser un regard distancié sur les arguments utilisés par les uns et les autres. Les nombreux documents publiés

1. Paradoxalement de nombreux travaux de recherche en finance montrent que les actionnaires de l’initiateur sont généralement perdants à court terme alors que ceux de la cible qui bénéficient de la prime d’acquisition sont gagnants. Voir Albouy et Bonnet (1998) pour une revue de la littérature et le montage financier de ces opérations.

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par l’intersyndicale de la Télémécanique2 permettent de cerner les raisons de l’oppo- sition des salariés de cette entreprise à l’OPA de Schneider. Les documents publiés par Schneider et Framatome (dans le rôle du « chevalier blanc ») à l’occasion de leurs offres publiques permettent eux de comprendre leurs motivations économiques et stratégiques.

Cet article est structuré en trois parties.

Dans une première partie sont rappe- lés le déroulement de l’OPA de Schnei- der et les différentes surenchères avec Framatome. Cette bataille financière « à coup de milliards » comme dira l’inter- syndicale de la Télémécanique, donnera le sentiment aux salariés qu’ils sont à vendre au plus offrant. La deuxième partie montre – contrairement à ce que pensait l’intersyndicale – que derrière l’OPA de Schneider se trouvait une véritable straté- gie industrielle à long terme, ce qui était moins sûr du côté de Framatome. L’enjeu de la réussite de l’OPA était vital pour Schneider alors que pour Framatome il était nettement moindre. C’est du reste ce

qui explique la surenchère de Schneider qui a conduit ses dirigeants à payer deux fois le prix initial.

Enfin, dans une troisième partie nous mon- trons à partir des documents publiés par l’intersyndicale l’état d’esprit des salariés face à cette OPA qui menace l’indépen- dance de « leur entreprise » et ses valeurs.

Ce cas illustre bien la collusion qui s’établit entre le management d’une firme visée par une OPA et ses salariés comme le montrent Volpin et Pagano (2002). Sans porter de jugement, il est intéressant de noter le caractère fortement idéologique des posi- tions qui se trouve renforcé par un attache- ment presque viscéral des salariés à leur entreprise et son modèle social. De même, les réactions des dirigeants politiques en se faisant l’écho des inquiétudes des salariés de la télémécanique occultent les enjeux de la mondialisation qui pointe déjà dans les stratégies des grands groupes industriels.

Le court-termisme des salariés comme des politiques est ici intéressant à relever. L’en- cadré ci-dessous précise la méthodologie de recherche utilisée.

2. Ces documents figurent dans l’ouvrage édité par Jean Fraleux, porte-parole de l’intersyndicale de Télémécanique sous le titre Dossier OPA (Le Télémécanicien, 1988). Les déclarations des acteurs de cette OPA reproduites dans le texte en italique sont tirées de cet ouvrage.

MÉTHODOLOGIE

Afin d’étudier les leçons de l’OPA de Schneider sur Télémécanique nous avons utilisé plu- sieurs sources d’information. Tout d’abord nous nous sommes appuyés sur les documents officiels déposés par Schneider auprès de la COB (ex. AMF) pour son offre publique ainsi que ceux déposés par Framatome qui a joué le rôle de chevalier blanc. Nous avons également eu des entretiens avec des délégués syndicaux de Merlin Gérin. Pour le point de vue des salariés de la Télémécanique nous avons eu recours à l’ouvrage publié par l’intersyndicale (Dossier OPA, Le Télémécanicien, 1988) ainsi que les divers tracts distribués à l’époque.

Les articles de presse ont permis de retracer les déclarations des responsables politiques de l’époque.

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I – L’OPA DE SCHNEIDER SUR LA TÉLÉMÉCANIQUE ET LES SURENCHÈRES DE FRAMATOME La bataille boursière3 que se sont livrée Schneider et Framatome pour le contrôle de la Télémécanique fut une opération difficile à comprendre et à admettre pour les Télé- mécaniciens. Les différentes offres des pro- tagonistes qui ont fait voler les milliards de francs ont donné le sentiment aux salariés d’être « mis aux enchères ». Cette bataille illustre également le processus de négocia- tion et la phase d’excitation de la part de la firme acquéreuse dont les dirigeants sont focalisés sur une cible préférée (Barabel et Meier, 2002).

1. Une OPA hostile très disputée

Le 4 février 1988, la chambre syndicale de la Bourse de Paris était saisie d’un pro- jet d’offre publique d’achat de la société Schneider SA, actionnaire majoritaire de Merlin Gerin, visant la majorité du capital de la société Télémécanique Électrique. Le prix d’offre proposé par Schneider était de 3 900 francs par action Télémécanique pour un dernier cours coté le 3 février 1988 de 3 735 francs. Comparée à la moyenne des cours de l’année 1987, soit 3 196 francs, l’offre de Schneider affichait une prime de 22 %. Au moment de l’offre, Schnei- der détenait par l’intermédiaire de sa filiale Coparec 12,10 % des actions Télé- mécanique. L’offre visait 680 850 actions.

Compte tenu des actions déjà possédées directement et indirectement, l’acquisition de 680 850 actions de Télémécanique per- mettait à Schneider SA de contrôler 53,5 % du capital après conversion des obligations

convertibles. Cette offre sur un nombre limité d’actions avait le mérite de limiter le montant à décaisser (environ 2,6 milliards de francs, soit 405 millions d’euros) pour prendre le contrôle de la Télémécanique.

La contre-proposition de Framatome Le 24 février 1988, la société Framatome déposait une offre publique d’achat concur- rente de celle de Schneider au prix de 4 300 francs et visant 825 000 titres Télé- mécanique, soit un montant de 3,5 mil- liards de francs. Framatome se présentait alors comme « le chevalier blanc » venant au secours de la Télémécanique qui fai- sait l’objet des convoitises du « chevalier noir » Schneider. L’affaire prenait un tour passionnel. Dans la note d’information pré- sentée conjointement par Framatome et la Télémécanique à l’occasion de cette contre- proposition, on pouvait lire : « Le prix d’offre de 4 300 francs se compare au prix de 3 900 francs offert par Schneider SA ».

La société Framatome précisait dans sa note que le financement de l’opération serait intégralement assuré sur ses ressources propres contrairement à Schneider qui

« après avoir épuisé ses ressources propres et celles provenant de désinvestissements et d’opérations en cours sur les filiales, est obligé de recourir au crédit pour assurer le financement de son OPA. »

La première surenchère de Schneider Le 26 février 1988, la société Schneider déposait auprès de la chambre syndicale une surenchère sur les termes de son offre initiale. Les conditions de la surenchère étaient les suivantes : Schneider offrait

3. Voir M. Albouy (1993) pour l’étude financière de cette bataille boursière ainsi que l’évaluation financière de la Télémécanique à l’époque.

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d’acquérir 710 000 actions Télémécanique Electrique au prix de 5 500 francs. Si le nombre de titres présentés à l’offre était inférieur à 710 000, l’initiateur se réservait la faculté de se porter acquéreur de tout ou partie des titres ou de renoncer à l’opéra- tion. Si le nombre d’actions présentées était supérieur à 710 000, l’initiateur se réservait la faculté soit d’accepter toutes les actions présentées, soit de réduire proportionnelle- ment en tout ou partie, le nombre d’actions présentées sans que le chiffre soit inférieur à 710 000. Compte tenu des actions déjà possédées directement ou indirectement, l’acquisition des 710 000 actions Téléméca- nique permettaient à Schneider de contrôler 54,8 % de capital (après conversion des obligations convertibles).

Les deux surenchères de Framatome Le 2 mars 1988, la société Framatome déposait également une surenchère sur sa première offre : elle offrait d’acquérir 710 000 actions Télémécanique au prix uni- taire de 5 800 francs dans les mêmes condi- tions concernant le nombre de titres appor- tés que Schneider. La cotation des actions Télémécanique était à nouveau suspendue.

Le 14 mars 1988, la société Framatome déposait une troisième surenchère. Cette fois, le « chevalier blanc » offrait d’acquérir la totalité du capital de la Télémécanique au prix unitaire de 4 500 francs.

La troisième surenchère de Schneider Le 23 mars, un avis de la Chambre syndi- cale informait la communauté financière que la société Schneider avait déposé une nouvelle surenchère sur les termes de la surenchère de la société Framatome sans toutefois en révéler la substance. Pour la liquidation de mars 1988, la Chambre syn-

dicale avait fixé à 5 500 francs le cours des actions Télémécanique. Le 30 mars 1988, la chambre syndicale publiait un avis dif- férant l’examen de la recevabilité de la surenchère de Schneider sans préciser de date. Pour la Chambre syndicale, les deux offres publiques d’achat officialisées à ce jour étaient celles de Schneider portant sur 710 000 titres au prix de 5 500 francs et celle de Framatome portant sur la totalité des actions au prix de 4 500 francs.

Le retrait de l’offre de Framatome et la nouvelle offre de Schneider

Le 17 mai 1988, les sociétés Schneider et Framatome faisaient connaître au Conseil des bourses de valeurs l’état d’avance- ment de leurs transactions sur la mise au point d’une solution amiable concer- nant le contrôle de Télémécanique. À leur demande, le Conseil des bourses de valeur (CBV) repoussait au 7 juin la date de clô- ture des deux OPA et maintenait la suspen- sion de la cotation des actions Téléméca- nique. Le 30 mai, le CBV repoussait encore à la demande des deux initiateurs la date de clôture des deux OPA au 27 juin.

Le 16 juin 1988, Schneider déposait une nou velle offre visant cette fois la tota- lité des actions Télémécanique, sans aucun minimum, au prix unitaire de 5 000 francs payés à l’issue de l’offre ou 5 500 francs payés le 30 juin 1989. Cette surenchère était considérée comme recevable par le CBV et le 20 juin la cotation des actions Télémécanique devait reprendre. Le même jour, un communiqué commun Schneider/

Télémécanique annonçait que « la Télémé- canique se tourne résolument vers l’avenir et se déclare prêt à déterminer, sans délai, avec le groupe Schneider les conditions les meilleures pour son développement

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et garantir le succès de son insertion à l’intérieur de ce groupe ». Le 20 juin 1988, Framatome faisait connaître sa décision de renoncer à son OPA sur Télémécanique. Le même jour, le directoire de Télémécanique se réunissait et déclarait qu’il était de l’inté- rêt des actionnaires d’apporter leurs actions à l’OPA de Schneider. De plus, chaque membre du directoire décidait d’apporter à l’OPA les actions qu’il détenait. Le résul- tat définitif de l’OPA de Schneider ne fut connu que le 10 octobre 1988. Au total, 1 099 916 actions Télémécanique avaient été présentées et acceptées en réponse à l’OPA ce qui représentait un montant de 5,5 milliards de francs (838 millions d’eu- ros), soit un chiffre deux fois supérieur à celui de l’offre initiale. Schneider prenait le contrôle de la Télémécanique au prix fort. La réaction de la Bourse ne se fit pas attendre : le titre Schneider chuta lourde- ment suite à cette acquisition considérée par beaucoup d’analystes financiers comme trop chère. À noter que très souvent on observe des réactions négatives du marché à l’annonce d’une OPA. Cela s’explique par la prime que l’acquéreur doit verser pour réussir son opération (Albouy et Bonnet, 2008).

2. L’incompréhension des salariés de Télémécanique

Généralement les OPA visent à sanctionner par le marché du contrôle externe la gestion inefficiente de la firme visée. Rien de tel dans le cas de la Télémécanique qui est une société en très bonne santé et dont les per- formances économiques et financières sont excellentes. La veille du dépôt de l’offre initiale de Schneider, le 3 février 1988, les organisations syndicales de la Télémé- canique étaient réunies avec la direction

de l’entreprise pour discuter des disposi- tions à prendre pour favoriser dans le plan d’épargne entreprise la participation des salariés et dépasser les 15 % déjà acquis.

Comme l’écrit Jean Fraleux, porte-parole de l’intersyndicale : « Pour la grande majo- rité des Télémécaniciens, le terme même d’OPA n’avait pas de signification et la confiance restait entière. Que risquait une entreprise sûre d’elle, en bonne santé et en pleine expansion, soudée autour d’une culture économique et sociale, qui liait d’une façon étroite, dirigeants, cadres et personnel sur des objectifs communs… ? » Malheureusement, le fait que la Téléméca- nique était justement une belle entreprise en bonne santé n’était pas une assurance anti-OPA contrairement à ce que croyaient ses salariés ; d’autant plus que son capital n’était pas contrôlé.

Dans cette ambiance sereine et loin du monde de la finance, le déclenchement de l’OPA fit l’effet d’une véritable bombe qui allait dresser les 14 000 salariés de la Télémécanique contre « les milliards » de Schneider. Cette opposition à l’OPA culmina avec notamment un défilé le 23 mars 1988 à Paris de 7 500 salariés de la Télémécanique rassemblés « non pas pour demander des augmentations de salaire, ou des diminutions d’horaire, mais pour défendre leur entreprise et pouvoir travailler ». Ce comportement n’est pas rare dans les OPA où l’on constate souvent une coalition entre les salariés et les dirigeants de la cible. Desbrières (2002), étudiant les incidences de l’actionnariat sur le compor- tement des salariés, relève cette collusion qui peut nuire au contrôle externe par le marché des prises de contrôle. Par ailleurs, et même si la Télémécanique affichait de bonnes performances économiques, il est

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difficile d’établir un lien fort entre cette performance et la participation des salariés.

En effet, l’actionnariat salarié si souvent mis en avant pour doper la performance des entreprises via une plus forte motivation des employés n’est pas toujours au rendez- vous (Trébucq, 2002).

Avec du recul, la lecture de la presse syndi- cale des Télémécaniciens est révélatrice de l’incompréhension des salariés de ce qu’il leur arrivait. L’image de la voiture utilisée par l’intersyndicale pour expliquer ce qu’il leur arrivait est à cet égard fort instructive.

Nous la reproduisons dans l’encadré ci- dessous.

Cette image parlante et porteuse d’une force symbolique puissante est pourtant trompeuse. L’offre publique de Schneider ne concerne que les actions de la Télémé- canique afin d’en prendre le contrôle. Les actions (sauf les 15 % de la participation) n’appartiennent pas aux salariés mais aux actionnaires qui sont eux libres d’accepter ou de refuser l’offre publique d’achat. Ce que cette image suggère c’est qu’en fait, pour l’intersyndicale, la Télémécanique appartient aux Télémécaniciens et que pour en avoir la jouissance (à défaut de la pleine propriété) il est nécessaire de faire interve-

nir un chevalier blanc. Ainsi, Schneider à travers son OPA achèterait les hommes de la Télémécanique. Cette vision se retrouve également dans le slogan adopté par l’inter- syndicale : « Les hommes ne doivent pas se vendre comme des murs ou des machines ».

La valse des offres entre Schneider et Frama- tome et la technicité de la bataille boursière ne facilita également pas la compréhension de ce qui se passait. Elle donna le sentiment aux Télémécaniciens que leur entreprise étaient mise aux enchères comme un vul- gaire objet dans une salle de ventes sous le marteau d’un commissaire priseur et que tous les coups étaient permis. D’un côté se trouvait le monde de la Bourse et de la finance et de l’autre celui des travailleurs qui allaient s’engager dans une « lutte de 150 jours » pour défendre leur entreprise, son modèle social et son indépendance.

À aucun moment dans la vision de l’inter- syndicale est dissocié le contrôle de la société visée par l’OPA, d’une part et les emplois, d’autre part. Tout se passe comme si la Télémécanique appartenait à ses sala- riés et que les Télémécaniciens devaient défendre leur entreprise et son modèle social d’un prédateur. On pourrait com- prendre une réaction négative de salariés

L’IMAGE DE LA VOITURE POUR EXPLIQUER L’OPA

« Vous avez une voiture. Votre voisin décide, sans votre consentement, de l’acheter. Si les lois étaient les mêmes que pour les OPA, non seulement vous ne pourriez pas refuser, mais vous ne pourriez pas non plus la racheter avec vos économies. La seule solution qui vous resterait pour éventuellement en conserver la jouissance, serait de demander à un ami ou à un parent de l’acheter pour vous… C’est celui que l’on appelle pudiquement le “Chevalier Blanc”. Télémécanique, dans ces conditions, n’avait plus qu’une seule ressource, conven- tionnellement se choisir un chevalier blanc. Ce fut l’entrée en scène de Framatome ».

Source : J. Fraleux, Dossier OPA, Le Télémécanicien, 1988, p. 25.

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d’une entreprise faisant l’objet d’une OPA dans la mesure où cette opération condui- rait l’entreprise à son dépeçage et à des suppressions d’emplois. Mais tel n’était pas le projet de Schneider qui était animé – le futur le confirmera – par une véritable stra- tégie industrielle et mondiale qui ne pouvait que bénéficier à terme aux salariés de la Télémécanique. Il est du reste intéressant de relever que les syndicats de Schneider (essentiellement à travers sa filiale Merlin- Gérin) étaient eux plutôt favorables à l’OPA même s’ils se devaient d’afficher un mini- mum de solidarité syndicale.

II – LES STRATÉGIES INDUSTRIELLES

ET FINANCIÈRES DE SCHNEIDER ET DE FRAMATOME

L’objet de cette section est de montrer que Schneider était animée par une véritable stratégie industrielle à long terme qui passait par l’acquisition de la Télémécanique. Pour Schneider, l’OPA était un moyen au service d’une stratégie industrielle : l’évolution de l’environnement obligeait à rechercher des alliances et la Télémécanique représentait une opportunité exceptionnelle. Dans le passé, les dirigeants de Merlin Gérin et de la Télémécanique avaient du reste cherché à se rapprocher4 mais sans aller jusqu’à une fusion. Pour Framatome il s’agissait de diversifier son portefeuille de parti- cipations ; une stratégie plutôt financière qu’industrielle.

1. La stratégie du Groupe Schneider Schneider est une vieille entreprise dont l’histoire5 remonte au début de la révolu- tion industrielle en France. Batsch (1998) relate le décollage de cette entreprise, sa stratégie industrielle et sa politique finan- cière jusqu’en 1875. Dans la première moitié du xxe siècle, le Groupe élargit son activité à la fabrication de moteurs électriques, d’appareillage pour centrales et locomotives électriques. Schneider aban- donne progressivement l’armement pour se tourner vers la construction, la sidérurgie et l’électricité. L’entreprise se réorganise pro- fondément pour diversifier ses débouchés et s’ouvrir à de nouveaux marchés.

Fin 1980, Schneider était devenu un conglo- mérat de sociétés industrielles très diversi- fiées avec de nombreux foyers de pertes durables. En dehors de Jeumont-Schneider, SPIE Batignolles et Merlin Gerin, le groupe comprenait des activités déficitaires dans les chantiers navals, la machine-outil, le matériel ferroviaire, la construction méca- nique (avec Creusot Loire) et diverses sociétés dans l’emballage, l’immobilier et le sport-loisir. Les foyers de pertes étaient estimés, fin 1980, à 8 milliards de francs.

Depuis 1981, un énorme travail de réor- ganisation pour créer un véritable groupe industriel avait été engagé. C’est ainsi que les foyers de pertes structurelles avaient été éliminés avec le désengagement du groupe dans les chantiers navals, l’industrie ferro- viaire, Creusot-Loire (hors nucléaire), la

4. En 1954, les patrons des deux entreprises avaient conclu un accord pour éviter une guerre franco-française. Cet accord était allé jusqu’à la mise en commun par les deux sociétés de leurs services et de leurs représentations com- merciales en France et à l’étranger. Elles avaient même décidé de se consentir mutuellement des cessions de licences ou de brevets pouvant leur être utiles. Les accords de Saint-Nizier – nom de la station du Vercors où les deux PDG s’étaient rencontrés – illustraient la volonté des deux dirigeants (Paul-Louis Merlin et Pierre Blanchet) de travailler ensemble en dehors de toute alliance au niveau du capital.

5. L’histoire de cette entreprise est relatée par T. de la Broise et F. Torres, Schneider l’histoire en force, éditions de Monza, 1996.

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machine-outil, etc. Parallèlement à cet assai- nissement, le groupe s’engageait résolument dans la simplification et le renforcement de ses structures financières avec la suppres- sion de l’autocontrôle et la transparence de ses participations. De grands actionnaires faisaient également leur entrée dans le capi- tal de Schneider : AXA, le troisième groupe d’assurances français (20 %) ; Parfinance, filiale de Pargesa (20 %) ; AGF, le deuxième groupe d’assurances français (18 %) ; Pari- bas, la première banque d’affaires française (6 %). Depuis cette réorganisation, les mis- sions de Schneider étaient claires. Il s’agis- sait pour l’essentiel de :

– donner aux sociétés industrielles les moyens d’élargir significativement leur part du marché mondial sur leurs métiers de base en participant à leurs augmentations de capital, en renforçant leur sécurité contre des prises de participations « sauvages », et en optimisant l’exploitation des synergies industrielles ;

– veiller à une rémunération convenable des capitaux investis, ce qui « implique que les sociétés industrielles dégagent une bonne rentabilité dans chacune de leurs spécialité » ;

– développer une culture de groupe.

Les responsabilités de la structure de groupe (holding) consistaient essentiellement à défi- nir les orientations stratégiques, la politique financière, le suivi et le contrôle des actions à moyen et long terme, et l’animation des politiques de ressources humaines, d’infor- mation et de communication des filiales industrielles de Schneider. En 1987, Schnei- der était le neuvième groupe industriel privé en termes de chiffre d’affaires. Preuve de sa capacité à accompagner financièrement ses filiales industrielles, le Groupe Schnei- der avait de 1982 à 1987 participé pour un

montant de 733 millions de francs aux dif- férentes augmentations de capital de Merlin Gerin et de Spie Batignolles. Le groupe affichait fin 1987 une capacité d’autofinan- cement de 1,6 milliard de francs et une forte capacité à mobiliser rapidement des fonds importants grâce à l’appui de ses principaux actionnaires.

La stratégie industrielle du Groupe Schnei- der reposait essentiellement sur deux grands domaines : électricité et électronique d’une part, et entreprise et services d’autre part.

La politique de développement était cen- trée tout particulièrement dans la maîtrise de l’électricité par croissance interne et externe (acquisitions et alliances). Cette politique visait une part significative du marché mondial (au moins 5 %) dans des créneaux à forte valeur ajoutée. Les motifs de l’OPA de Schneider se retrouvent plei- nement dans la stratégie industrielle menée par son PDG de l’époque, Didier Pineau- Valencienne.

2. Les raisons d’une alliance avec Télémécanique

Selon les dirigeants de Schneider, le rap- prochement de sa filiale Merlin Gerin avec la Télémécanique était nécessaire pour trois raisons.

Répondre à la concurrence mondiale Dans le domaine de la basse tension, on assistait à des alliances de plus en plus nombreuses entre les grands concurrents mondiaux, tels que ASEA et BBC en Europe ou Westinghouse et Challenger aux États-Unis. Par ailleurs, l’évolution tech- nologique tendait à rapprocher à terme les activités de distribution électrique et les activités de contrôle industriel et la grande majorité des concurrents mondiaux avait

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déjà anticipé cette évolution en se position­

nant sur les deux secteurs à la fois.

Préserver la compétitivité française

Ces mouvements stratégiques pouvaient fragiliser les positions concurrentielles des acteurs isolés, tels que Merlin Gerin et Télémécanique et les conduire à des situa­

tions conflictuelles qui profiteraient essen­

tiellement à leurs concurrents intégrés.

Faute d’un rapprochement, l’industrie fran­

çaise perdrait l’occasion unique de jouer, au niveau mondial, un rôle significatif dans ce domaine technologique d’avenir. Alors qu’une alliance entre deux des leaders français de la basse tension permettait la constitution d’un groupe industriel doté de solides atouts pour gagner face à la concur­

rence mondiale.

Profiter d’une synergie importante de moyens

Les activités de Merlin Gerin et de Télé­

mécanique, qui s’exerçaient essentielle­

ment dans le domaine de la basse tension, concernaient la distribution électrique pour la première, le contrôle industriel pour la seconde. La Télémécanique se situait parmi les trois leaders mondiaux dans les constituants et systèmes pour automati­

sation en technologies électromécanique, électronique et pneumatique. Merlin Gerin faisait, lui aussi, parti des leaders mondiaux en distribution électrique basse tension industrielle terminale et en alimentations statiques de sécurité pour les ordinateurs.

Enfin, la coopération entre les deux entre­

prises permettait de renforcer leurs efforts de recherche et de développement.

3. Les motifs de l’offre de Framatome Selon la note d’information présentée conjointement par Framatome et Télémé­

canique, les motifs de l’opération étaient essentiellement de préserver l’identité de la Télémécanique tout en permettant à Fra­

matome de continuer à étendre ses activités dans le domaine de l’électronique et de l’automatique et à rééquilibrer son porte­

feuille d’activités dans une optique interna­

tionale puisque la Télémécanique réalisait à l’étranger 60 % de son chiffre d’affaires.

Le groupe Framatome qui avait réalisé un chiffre d’affaires de 15,7 milliards de francs en 1986 avec un effectif global de 8 750 personnes, était depuis dix ans l’un des deux leaders mondiaux dans le domaine de la conception et de la réalisation des chaudières nucléaires, des services et du combustible nucléaire. Depuis 1984, le Groupe Framatome avait fortement diversi­

fié ses activités :

– dans le secteur de la mécanique, avec la reprise des activités de Creusot­Loire dans le domaine des compresseurs, des turbines à vapeur industrielles et de l’extrusion agroalimentaire et des matières plastiques.

Framatome était devenu leader en France dans le domaine des machines tournantes et l’un des quatre leaders mondiaux dans le domaine de l’extrusion agroalimentaire ; – dans le domaine de l’informatique indus­

trielle avec le lancement d’activités dans le domaine des systèmes experts (Framentec), des calculs de structure, de l’enseignement assisté par ordinateur et des services infor­

matiques ;

– dans le domaine de l’électronique indus­

trielle, avec une prise de participation dans les sociétés Souriau et Compagnie (connec­

tique) et SFIM (instrumentation de naviga­

tion aéronautique et optique).

Framatome et Télémécanique étaient, de l’avis même de leurs dirigeants, des « lea- ders mondiaux dans leurs domaines res-

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pectifs d’activité, où ils ne sont pas en concurrence ». La prise de participation prévue par Framatome devait être effectuée selon les mêmes modalités que celles qui avaient présidé à l’entrée de Framatome dans d’autres sociétés.

La politique de participation de Framatome consistait à :

– garantir à la Télémécanique la pérennité de son identité, de ses structures, de sa culture, de sa direction, et de ses modes de gestion, maintenir et développer les particularités de la politique sociale de Télémécanique ;

– conserver à cette société et à ses filiales leur indépendance pour qu’elles se déve- loppent sans bouleversement, sur les voies qu’elles ont choisies ;

– appuyer la Télémécanique dans son expansion internationale grâce aux capacités d’investissement de Framatome, et aux implantations complémentaires de Framatome aux États-Unis et en Chine ; – développer les synergies qui peuvent exister entre les activités informatiques de Framatome et de ses filiales et de la Télémécanique ;

– renforcer la structure capitalistique de la Télémécanique face à la globalisation des marchés et à la concurrence américaine et japonaise.

Au-delà des intentions concernant la pré- servation de l’identité de la Télémécanique et de contrer l’OPA de Schneider, il est clair que la prise de contrôle de la Téléméca- nique par Framatome ne correspondait pas à une véritable stratégie industrielle à long terme. Elle s’apparentait davantage à une stratégie de diversification rendue possible par les réserves importantes de trésorerie (7,7 milliards de francs) dont bénéficiait Framatome à l’époque. Mais ces intentions

étaient naturellement bien appréciées par les dirigeants de la Télémécanique comme de ses salariés qui cherchaient surtout à préserver l’autonomie de leur entreprise et éviter des réorganisations. En effet, la prise de contrôle par Schneider et les recherches de synergies liées à la fusion risquaient d’entraîner davantage de remises en ques- tion chez la Télémécanique, mais égale- ment chez Merlin Gérin. La recherche des synergies entre les deux constructeurs pas- sait forcément par un processus d’intégra- tion reposant sur une démarche volontariste de rapprochement des deux entités afin de faire émerger une nouvelle organisation. À noter que ce processus d’intégration repré- sente une phase clef pour la réussite de la fusion (Guallino et al., 2006).

4. Quelle stratégie pour le futur de Télémécanique ?

La stratégie industrielle de Schneider était claire : il s’agissait de répondre à la concur- rence mondiale dans le secteur de la basse tension et de profiter d’une synergie impor- tante de moyens entre Merlin Gérin et Télé- mécanique. Cette stratégie sera continuée quelques années plus tard avec l’acquisition (grâce encore à une OPA) de Square D aux États-Unis. L’enjeu industriel de l’acquisi- tion de la Télémécanique pour Schneider était très important. Si Schneider n’était pas arrivée à prendre le contrôle de la Télé- mécanique cela pouvait remettre en cause toute sa stratégie industrielle sur le marché de la basse tension. Il n’y avait pas d’autre société en France comparable à la Télé- mécanique pour satisfaire les besoins de la stratégie de Didier Pineau-Valencienne.

La Télémécanique apparaît donc comme un passage obligé dans la poursuite de la stratégie industrielle de Schneider. Cela

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explique du reste la montée des enchères de la part de Schneider. C’est bien parce que la Télémécanique était une pièce maîtresse du développement futur de Schneider que ses dirigeants ont été jusqu’au bout du proces- sus d’enchères, même au risque de surpayer sa cible. Rappelons que le prix payé pour la prise de contrôle de la Télémécanique (5,5 milliards de francs) fut doublé par rapport à la première offre (2,6 milliards de francs).

Nombreux furent les analystes financiers à estimer que le prix payé était trop élevé. La réaction du marché boursier à court terme fut du reste négative à l’annonce de l’opé- ration. Les dirigeants de Schneider n’ont donc pas seulement eu à faire face à l’oppo- sition des salariés de la Télémécanique mais également à la réaction négative de leurs actionnaires. Dans les deux cas – sala- riés de la cible et actionnaires de l’initiateur – on observe un manque de vision à long terme. Cette vision était portée uniquement par les dirigeants de Schneider.

La lecture des motifs de l’offre de Frama- tome montre que la motivation essentielle de ce groupe était de se diversifier, essen- tiellement dans des secteurs de haute tech- nologie. Au-delà des déclarations, il est bien évident que le rôle de « chevalier blanc » n’est pas désintéressé : la Télémécanique est une belle affaire et Framatome a de l’argent.

L’acquisition de la Télémécanique doit se faire en lui garantissant « la pérennité de son identité, de ses structures, de sa culture, de sa direction, et de ses modes de ges- tion ». Ce discours traduit bien la volonté de Framatome de faire un investissement sans

pour autant s’immiscer fortement dans la gestion de la Télémécanique.

Au total, l’acquisition de la Télémécanique ne présentait pas les mêmes enjeux pour Schneider et Framatome. Pour Schneider cette opération avait un caractère vital pour son développement industriel dans le sec- teur de la basse tension, un secteur privilégié pour son développement. Pour Framatome, l’enjeu était nettement moins important : il ne s’agissait que d’une diversification sans conséquence sur son métier de base, le nucléaire. Cette différence d’enjeu explique certainement l’issue de la bataille boursière.

Mais pour la Télémécanique et in fine ses salariés, quelle stratégie était la bonne : une fusion avec Merlin Gérin où une prise de contrôle par Framatome ? Il est bien évi- demment impossible de savoir ce que serait devenu la Télémécanique sans adossement industriel à Schneider. Mais, dans un monde qui allait rapidement se mondialiser, il est fort probable que la Télémécanique seule n’aurait pas fait le poids longtemps.

III – LES RÉACTIONS DES SALARIÉS DE TÉLÉMÉCANIQUE ET DE MERLIN GÉRIN

La mobilisation des Télémécaniciens contre l’OPA de Schneider fut massive. Elle se traduisit par une manifestation à Paris à laquelle plus de 7 500 salariés participèrent, un référendum et une grève d’un type nouveau en France : une « grève à la japo- naise »6. Cette mobilisation conduisit éga- lement les responsables de l’intersyndicale à prendre des contacts avec les dirigeants des principaux partis politiques en pleine

6. Cela consiste à dire pourquoi on n’est pas d’accord, mettre un brassard et un badge, se déclarer en grève, et travailler si possible un peu plus activement que de coutume. Ce type d’action permettait de ne pas porter préjudice aux clients et aux fournisseurs tout en ne remettant pas en cause les primes et les salaires.

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campagne pour l’élection présidentielle de 1988. Deux enseignements sont à relever de ces réactions : l’aspect passionnel de cette mobilisation et l’absence de vision à long terme.

1. Quand la passion prend le pas sur la raison

Ce qui frappe à la lecture des textes publiés par l’intersyndicale au sujet de l’OPA de Schneider c’est l’aspect passionnel que cette affaire prit. Il s’agit moins ici de défense des emplois et des salaires que de se battre pour une entreprise et ses valeurs.

Tout se passe comme si les Télémécani- ciens étaient propriétaires de leur entre- prise et que Schneider voulait acheter des hommes. Le slogan de l’intersyndicale est à cet égard révélateur « Non, les hommes ne doivent pas se vendre comme des murs ou des machines ». À travers leur référendum, les salariés de la Télémécanique ont voulu montrer « leur refus par une culture d’en- treprise que l’argent ait le droit de racheter une société sans l’accord des salariés qui l’avaient construite ». L’organisation d’un référendum sur une OPA constituait une véritable innovation et s’inscrivait dans cette volonté de donner la parole aux sala- riés et non pas uniquement à la Bourse.

Cette consultation était dans le droit fil de la culture de l’entreprise qui prônait la par- ticipation des salariés.

L’examen des textes publiés par l’intersyndi- cale de la Télémécanique montre cependant que la stratégie industrielle développée par Schneider est ignorée, voire incomprise.

Schneider est toujours présentée comme un « agresseur » dont la seule motiva-

tion est purement financière et qui « vend des usines » (la plus emblématique étant Creusot-Loire). « Nous ne voulons pas voir notre groupe se faire démanteler par un industriel recyclé dans la plus-value financière » écriront les responsables de l’intersyndicale. Certes, Schneider a vendu des filiales, mais cela correspondait comme nous l’avons vu à une stratégie de recen- trage. Il est intéressant de noter qu’a contra- rio la proposition de Framatome, qui n’est pourtant pas supportée par une stratégie industrielle, a les faveurs des salariés de la Télémécanique. La raison se trouve dans la volonté des salariés de défendre l’autono- mie de gestion de la Télémécanique promise par Framatome. L’intersyndicale choisis- sait Framatome « non parce qu’il avait été déclaré chevalier blanc, mais par conviction en fonction de ce qu’il était industriellement et des engagements qu’il avait pris dès le début au comité central d’entreprise »7. On retrouve ici la collusion entre les salariés et le management de la cible.

Paradoxalement, seule la CFDT de la Télé- mécanique donnait son soutien à Schneider parce que « son offre apparaissait plus cohé- rente » à long terme sur le plan industriel.

Malgré ce soutien, elle invita à voter blanc lors du référendum. Le taux de participation fut de 92 %, un chiffre supérieur à celui des élections professionnelles qui témoigne de la mobilisation des Télémécaniciens. Le résultat du vote qui était sans appel pour Framatome est récapitulé dans le tableau 1.

Il est intéressant de relever que de leur côté les syndicats de Merlin Gérin, notamment la CFDT qui était bien implantée, étaient plutôt favorables à la fusion avec la Télémé-

7. Dans Dossier OPA (p. 71).

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canique ; sans trop le dire pour des raisons évidentes de solidarité syndicale.

Naturellement, le vote des Télémécaniciens ne servit à rien car in fine c’était bien aux actionnaires que revenait le droit de vendre ou de conserver leurs actions. De plus, l’accord entre les dirigeants de Framatome et de Schneider à la fin des enchères laissa un goût amer aux salariés de la Télémé- canique qui avaient cru à leur chevalier blanc. Décidément l’OPA mettait à mal la culture de participation des salariés de la Télémécanique et leur ouvrait les yeux sur le fonctionnement de l’économie capitaliste et le comportement des actionnaires.

2. Le lobbying des salariés de la Télémécanique

Le lobbying des salariés de la Téléméca- nique se fit principalement en direction des salariés de Merlin Gérin, la filiale de Schnei- der concernée par la fusion, et des dirigeants politiques. Ces actions avaient pour but de faire pression sur le management de Schnei- der et l’inciter à renoncer à son projet. Rares sont les salariés d’une entreprise visée par

une OPA qui se lancent dans de telles opéra- tions publiques de lobbying.

Nombreux étaient les salariés de la Télé- mécanique qui connaissaient le personnel de Merlin Gérin car ils les rencontraient souvent chez des clients communs et dans les instances professionnelles de l’élec- tricité du Gimelec ou de l’UTE (Union technique de l’électricité). Un numéro du journal de l’intersyndicale8 Le Télémécani- cien fut tiré à 60 000 exemplaires et destiné très précisément aux salariés de Jeumont, Spie et Merlin Gérin pour les informer de leur position. À la suite d’une réunion entre les deux délégations, les salariés de La Télémécanique constatèrent que ceux de Merlin Gérin avaient « une percep- tion différente et un peu idéalisée » de la fusion. La délégation de l’intersyndicale de la Télémécanique rencontra également la direction de Merlin Gérin9 qui leur expli- qua que « c’était parce qu’aucune entente n’avait pu être trouvée qu’il avait sollicité auprès de Schneider le lancement d’une OPA ». Le PDG de Merlin Gérin leur expli- Tableau 1 – Le vote des Télémécaniciens

Voix Pourcentage

Schneider 164 2,2 %

Framatome 6 697 89,6 %

Blanc ou nul 616 8,2 %

Total 7 477 100,0 %

Source : Dossier OPA.

8. De février à juin 1988, 9 numéros du Télémécanicien furent tirés à plus de 200 000 exemplaires dont un à 320 000.

9. À cette époque Merlin Gérin, dirigée par Jean Vaujany, était une filiale de Schneider contrôlée à plus de 50 %.

C’est en 1992 que Merlin Gérin deviendra une filiale à 100 % de Schneider Electric par une opération de fermeture du capital.

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qua également que les craintes sociales des salariés de la Télémécanique étaient vaines car Merin Gérin n’avait jamais licencié et que le projet de fusion ne visait pas à faire des réductions d’emplois. Malgré ces ren- contres avec les personnels et dirigeants de Merlin Gérin, l’intersyndicale resta sur sa position d’opposition à l’OPA.

Le lobbying auprès des dirigeants politiques se manifesta à travers des lettres ouvertes envoyées au Président de la République (Jacques Chirac) et au Premier ministre (Édouard Balladur) ainsi qu’aux respon- sables de l’opposition socialiste. Un dossier réalisé pour les présidentielles de 1988 fut également réalisé et diffusé pour dénoncer le risque sur l’emploi lié aux OPA. L’inter- syndicale ne reçut aucune réponse écrite du Président de la République. Le Premier ministre, plutôt favorable aux OPA, fit part de ses positions cherchant « plus d’har- monie entre le social et l’économie » et déclara même : « le temps est passé où l’on pouvait contre la volonté des salariés pro- céder à des regroupements forcés ». De son côté l’ancien Premier ministre socialiste, Laurent Fabius, interrogé sur les OPA10, affirma son opposition à l’OPA de Schnei- der et déclara : « Si des regroupements doivent se faire, ils ne doivent pas être sauvages et se dérouler contre la volonté des salariés ». Ces belles déclarations ne furent malheureusement pour les salariés de la Télémécanique que des paroles vite oubliées. Vingt-cinq ans après, ces proposi- tions ne figurent dans aucun texte et ne sont toujours pas appliquées…

3. Le court-termisme des salariés et la prudence des politiques

Lors de l’émission de télévision L’Enjeu consacrée à l’OPA sur la Télémécanique (14 mars 1988), les deux salariés de la Télémécanique exprimèrent leur attachement à leur entreprise et l’un d’eux déclara : « nous n’avions rien demandé à Schneider et nous ne souhaitions que travailler tranquille dans une société où l’on se sent bien ». Cette déclaration est révélatrice de l’idée que tout pourrait conti- nuer en l’état, tranquillement, alors que le monde change. Certes, dans le passé, la Télémécanique a démontré sa capacité à s’adapter et à se développer tout en réalisant de belles performances économiques, mais peut-on en déduire avec certitude que cela pouvait continuer ? N’oublions pas l’im- pact des accords passés avec Merlin Gérin qui montrèrent l’intérêt que les deux firmes pouvaient avoir en se rapprochant. L’idée que la mondialisation était déjà en marche est totalement absente. De même l’idée que la Télémécanique et Merlin Gérin ne pèsent finalement pas lourd face à la concurrence mondiale et qu’il est opportun de créer un

« champion national » dans leur secteur est peu présente. Cette absence de vision à long terme est également partagée par les dirigeants politiques de l’époque qui globalement dénoncèrent la pratique des

« OPA sauvages », comme celle lancée par Schneider, même si certains furent conscients de la nécessité de regroupements d’entreprises dans la perspective du marché européen.

Plus de vingt ans après, et grâce en partie à cette OPA réussie, Schneider est devenu un

10. Interview du 6 mars 1988 à RMC et FR3 sur les questions économiques et sociales.

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leader dans la gestion de l’énergie comme le groupe se définit. L’acquisition de la Télé- mécanique en 1988 et de Square D en 1991 lui permit de concrétiser son recentrage sur les métiers de l’électricité en se séparant de ses activités non stratégiques. Devenue Schneider Electric en 1999 pour marquer clairement sa vocation dans les métiers de l’électricité, le groupe s’est engagé dans une stratégie de croissance interne et externe via de nombreuses acquisitions qui lui ont per- mis de se positionner sur de nouveaux mar- chés : onduleurs avec MGE-UPS et APC, contrôle du mouvement, automatismes et sécurité du bâtiment (Clipsal, TAC, Pelco, Xantrex, etc.). Clairement, l’OPA sur Télé- mécanique s’est inscrite dans une véritable stratégie industrielle à long terme. Une vision qui n’était pas partagée à l’époque par Michel Chollat de l’intersyndicale qui écrivait dans le journal Le Télémécanicien :

« Didier Pineau Valencienne n’a pas com- pris l’industrie, il n’a pas compris Télémé- canique et son personnel. Il n’a surtout rien compris aux hommes ».

Les chiffres du tableau 2 montrent que la stratégie industrielle à long terme de Schneider fut la bonne puisque son chiffre

d’affaires a été multiplié par 3,5 de 1986 à 2011 en euros constants (ajustés pour l’in- flation), ce qui correspond à une croissance annuelle de 5,1 % sur 25 ans ; des chiffres de croissance voisins pour le total du bilan.

Quant au résultat net il a été multiplié par 15, soit une croissance en euros constants de 11,5 %. Peu de groupes industriels fran- çais peuvent afficher de tels résultats sur les vingt-cinq dernières années.

CONCLUSION

Avec le recul, l’étude de cette OPA et du comportement des acteurs est riche d’ensei- gnements. On sait qu’en général les salariés sont hostiles aux OPA et soutiennent leurs dirigeants menacés. Cela est bien compré- hensible si une telle opération doit conduire à un dépeçage de l’entreprise et une réduc- tion des emplois. Mais cela n’était pas le cas dans l’OPA sur la Télémécanique. Il s’agissait au contraire de bâtir un groupe industriel encore plus puissant et devant au contraire préserver l’emploi. Pourtant, les salariés de la Télémécanique, qui étaient actionnaires à hauteur de 15 %, se sont fortement mobilisés contre cette OPA. Que ce serait-il passé si leur participation avait

Tableau 2 – La croissance à long terme de Schneider (1986-2011)

1986 (Mf) 1986 (M)* 2011 (M) Multiple g annuel Chiffre

d’affaires 25 751 6 387 22 387 3,51 5,1 %

Résultat net 506 125 1 904 15,18 11,5 %

Total du bilan 45 270 11 228 35 886 3,20 4,8 %

*Note : chiffres en millions de francs (Mf) et d’euros (M). Les chiffres de 1986 sont ajustés pour tenir compte de l’inflation sur la période et le passage à l’euro : 1 franc de 1986 vaut 0,24802 euro en 2011, source : Insee.

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été plus importante ? Peut-être que l’OPA aurait échouée et que toute la stratégie de recentrage de Schneider sur l’électricité aurait été remise en cause. Cela pose alors la question de l’actionnariat salarié qui peut-être un frein à des OPA pourtant créa- trice de valeurs et porteuses de développe- ment futur ? Le cas de la Télémécanique montre également que les salariés et leurs représentants peuvent avoir du mal à ana- lyser les conséquences d’une OPA qui vise leur entreprise. Ils ont du mal à comprendre les enjeux et les dynamiques industrielles dans un environnement qui se mondialise.

Comme certains actionnaires, ils sont éga- lement court-termistes. L’histoire de cette OPA révèle également l’extraordinaire atta- chement que les Télémécaniciens avaient pour leur entreprise et son modèle social, mais également leur incompréhension de l’opération financière qui in fine ne visait pas à acheter des hommes, comme ils l’affirmaient, mais uniquement des actions.

Enfin, le cas de l’OPA de Schneider sur Télémécanique permet de voir qu’en France à cette époque, ce type d’opération mobilisait les dirigeants politiques. Ces derniers ont eu des contacts non seulement

avec le management mais également avec les syndicats des firmes concernées. On retrouve ce type de comportement dans des OPA plus récentes (comme l’OPA de Mittal sur Arcelor en 2006). Il est vrai- semblable que ce type d’intervention est plus limité dans les pays anglo-saxons et notamment les États-Unis. Ceci étant, dans le cas de l’OPA sur la Télémécanique, il est possible que les réponses apportées par les dirigeants politiques aux salariés et leurs représentants relèvent davantage de la rhétorique que d’une analyse sur le fond. À l’appui de cette remarque on peut avancer le fait que, malgré la victoire de François Mitterrand aux élections présidentielles de 1988, les OPA « sauvages » n’ont pas étaient interdites et qu’aucune réforme n’est intervenue depuis pour consulter les salariés dans ces opérations comme le voulait l’intersyndicale de la Téléméca- nique. Tout au plus, la réglementation les concernant a été affinée de façon à proté- ger davantage les intérêts des actionnaires minoritaires, à rendre les offres plus trans- parentes et à faire mieux fonctionner le marché du contrôle des entreprises.

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