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Géographie Économie Société: Article pp.251-259 of Vol.17 n°2 (2015)

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Regards

Géographie, Économie, Société 17 (2015) 251-259

géographie économie société géographie économie société

sur…

GES participe de manière classique à la vie scientifique par la diffusion des travaux des chercheurs, les comptes rendus de livres et de colloques etc. Nous proposons à travers cette rubrique « Regards sur les questions d’actualité » d’ouvrir la revue aux débats contemporains autour de questions d’actualités qui relèvent de la sociologie, de la géographie, de l’aménagement et de l’économie… L’objectif est de retracer, à partir d’interviews, le parcours de chercheurs et de penseurs provenant d’horizons disciplinaires divers et de recueillir leurs regards sur les grands enjeux spatiaux et sociétaux.

Lise Bourdeau-Lepage* et Leïla Kebir**

Une interview de Paul Claval

Par Lise Bourdeau-Lepage et Leïla Kebir

Géographe dans l’âme, Paul Claval s’emploie depuis plus de cinquante ans à faire évoluer sa discipline. Insatiable et curieux, il n’hésite pas à visiter les autres disciplines des sciences sociales pour développer ses travaux. Parmi les fondateurs de la géographie culturelle, il défend l’idée d’une géographie inclusive et capable de décrire et surtout d’interpréter le monde. Il nous livre son parcours et en filigrane celui de sa discipline.

* * Université Jean Moulin - Lyon 3, UMR EVS (CRGA), lblepage@gmail.com

** Ecole des ingénieurs de la ville de Paris, EA Lab’Urba, leila.kebir@unine.ch Cette interview a été réalisée le 3 juin 2015 à Paris.

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Fonction actuelle : Professeur émérite.

Discipline : Géographie, géographie culturelle.

Fonctions passées : Professeur des universités de géographie.

  Paul Claval

 Paul Claval naît à Meudon en 1932. Il découvre très tôt la géographie dans les manuels et ouvrages qui peuplent la bibliothèque familiale. Adolescent, il continue de s’y inté- resser. Il lit beaucoup et rêve des nouveaux mondes, des États-Unis, du Canada et de la Nouvelle Zélande. Il découvre les travaux de Paul Vidal de la Blache. En classe de première et de terminale, il se présente au concours général de géographie. Il gagne ainsi deux voyages, le premier au Maroc et le deuxième en Algérie, ce qui lui permet de voya- ger en dehors de la France métropolitaine. Son bac en poche, il écoute son père et effec- tue sans conviction trois années de préparation au Lycée de Toulouse. D’abord pour le concours de Math’sup, puis durant deux ans pour le concours de l’École Normale de Saint-Cloud. Ce n’est qu’à l’issue de ces trois années qu’il peut enfin entrer en géographie à l’Université de Toulouse. Il obtient sa Licence et, en 1955, le CAPES et l’agrégation avec l’objectif de réaliser une carrière académique. Nommé au lycée à Bordeaux, il y enseigne un peu plus d’une année avant son service militaire. Soldat le jour, il profite de ses soirées pour poursuivre ses réflexions sur la géographie humaine. Il s’intéresse à l’économie, lit les cours de Raymond Barre, des ouvrages de Paul Samuelson, découvre Johan Åckerman et Claude Ponsard et, à travers lui, ceux de Von Thünen, Weber et Lösch dont il se sent proche et se dit qu’il faut refonder la géographie économique, ce qu’il fera avec les ouvrages Géographie générale des marchés (1962) et Régions, nations, grands espaces (1968). Démobilisé en 1959, il découvre au centre culturel américain de Bordeaux les travaux de Walter Isard et de son équipe. En 1960, il décroche un poste à l’université de Besançon d’abord en tant qu’assistant puis en tant que chargé de cours.

Bénéficiant de la confiance de Michel Chevalier, son Directeur de département, il pourra notamment concrétiser ses réflexions émergentes sur la discipline géographique dans le cadre d’un enseignement sur l’histoire de la géographie. Cela débouchera en 1964, sur la publication du premier de ses ouvrages en la matière, l’Essai sur l’évolution de la géographie humaine. Il obtient son doctorat sur travaux en 1970 et prend la direction du Laboratoire de géographie. En 1972, il quitte Besançon et rejoint Paris. Après une année à l’Université Paris-XIII (Villetaneuse), il est nommé professeur à la Sorbonne où il y restera jusqu’à sa retraite. Poursuivant ses travaux, il oriente ses réflexions sur l’évolution de la discipline, il y intègre les questions de pouvoir et s’intéresse en particulier au rôle de la culture dans la compréhension du phénomène géographique. En 1972, il entre au Comité de rédaction de la revue Espace géographique. En 1981, il fonde à la demande

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de Pierre Flatrès le Laboratoire Espace et cultures qu’il dirige jusqu’en 1998. En 1992, il crée la revue éponyme Géographie et cultures et publie en 1995 La Géographie cultu- relle. Il y propose l’approche culturelle de la géographie qu’il développe jusqu’à ce jour.

En 1996, il prend la direction du Groupe de travail de l’Union géographique internatio- nale sur la géographie culturelle qu’il animera jusqu’en 2004. Il poursuit parallèlement ses analyses épistémologiques et historiques. Auteur prolifique, Paul Claval publie de nombreux ouvrages. En 1996, il reçoit le Prix Vautrin-Lud, le « Nobel de géographie ».

Émérite depuis 1998, il continue d’écrire et prépare actuellement la sortie de l’ouvrage Penser le monde en géographe.

Vous avez contribué de manière très active à l’introduction en France et en Europe de la nouvelle géographie ? Pourquoi vous êtes-vous engagé dans cela ?

J’ai vécu, au fond, deux mutations. La première a coïncidé à ce que les Anglo-Saxons ont appelé la nouvelle géographie ; la seconde au « tournant culturel » au sens large. Lorsque j’étais étudiant, ce qu’on nous enseignait en géomorphologie et en géographie physique, était cohérent. En géographie humaine, ce n’était pas le cas. C’était une juxtaposition de chapitres inégalement développés. À ce moment-là, ce qui était à la mode, c’étaient les paysages agraires en géographie alors que ce dont on s’occupait en économie, dans les années 50, c’était du développement régional. Autrement dit, on avait l’impression que les géographes tournaient le dos à la réalité. C’est pour cela que l’économie m’a intéressé, c’était la discipline qui avait le vent en poupe, à l’époque… J’étais tombé sur un ouvrage de Johan Åckerman sur les cycles économiques que mon père avait acheté je ne sais plus pourquoi et cela m’a plu. J’ai alors décidé de me mettre à l’économie. J’ai voulu alors appli- quer cela pour fabriquer une nouvelle géographie économique et je suis parti de l’ouvrage de Claude Ponsard Économie et espace. Et ainsi, je me suis intéressé à ce qui expliquait les mythes de la géographie humaine qu’on nous avait enseignés. Un auteur néerlandais, Christian van Paasen, distinguait deux domaines de la géographie : le premier, étudie les relations verticales de l’homme et du milieu et le second étudie la géographie de la circu- lation. Je me suis rendu compte que la géographie économique permettait de construire le second qui n’avait jusque-là jamais été systématisée. Ceci alors qu’il était déjà présent dans les Principes de la géographie humaine1 de Paul Vidal de La Blache, à qui on a attribué une conception étroite de la géographie régionale. Or ce dernier a toujours étudié la géographie d’une région en relation avec ce qu’il y avait autour, avec la nation. Le tableau qu’il fait de la géographie de la France est un tableau dans lequel se retrouvent à la fois toutes les régions, mais également la nation. Son approche a été par la suite complètement déformée.

Pour ma part, j’ai essayé de modifier la géographie, mais sans avoir jamais eu le sentiment de rompre complètement avec les travaux de Vidal de la Blache.

Dans les travaux de micro-économie, sur les mécanismes de marché, à l’époque, j’ai relevé qu’on ne soulignait pas le rôle de l’information dans le fonctionnement de l’économie. On parlait d’offre et de demande, du circuit des biens et du circuit monétaire. Il y avait deux flux de nouvelles circulant en sens inverse, ce qui permettait d’expliquer un certain nombre de choses. On travaillait beaucoup, à cette époque-là, sur les tableaux d’entrée et de sortie, les multiplicateurs, mais cela n’aboutissait pas à quelque chose de très convaincant. Les achats ne

1 Ouvrage posthume publié en 1922 par Emmanuel de Martonne.

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se faisant pas, d’une période à l’autre, au même endroit, il était impossible de faire des prévi- sions solides. Ce qui m’a alors paru essentiel, était ce qui tenait en partie à l’information (pas uniquement). La macro-économie était née sans insister sur les ressorts du progrès que sont les économies d’échelle et les économies externes. Or, lorsque vous essayez d’introduire l’espace dans les problèmes de croissance, c’est ce dont il faut tenir compte.

Je suis donc arrivé à la conclusion que si l’on voulait moderniser la géographie humaine, il fallait, comme pour la géographie économique, tenir compte des relations, des circu- lations, c’est-à-dire des jeux de la distance. Je n’étais pas le seul à avoir travaillé sur ces questions. Des collègues américains s’y étaient attelés. Edward Soja par exemple appliquait à ces problèmes la notion d’escompte spatial mais sans y intégrer de sociologie et donc sans se préoccuper du type de relation qu’il étudiait. J’avais pour ma part consacré du temps à la sociologie et l’anthropologie à partir du milieu des années 60. Je m’étais intéressé aux idées de Max Weber sur les jeux du pouvoir, sur l’opposition entre pouvoir pur, auto- rité, domination, etc. Durant mon service militaire, j’avais passé le dernier mois dans une petite bibliothèque de l’École militaire pour en faire l’inventaire. Il y avait toute une série d’ouvrages sur l’armée en tant qu’organisation, sur les fonctions d’état-major. J’ai alors découvert la sociologie des organisations que j’ai utilisée, quinze ans après, lorsque je me suis intéressé à ces problèmes. J’ai beaucoup utilisé un ouvrage, qui avait été publié en 1970 par un anthropologue belge, Jacques Maquet, sur Pouvoir et Société en Afrique, qui mettait en évidence le rôle des relations institutionnalisées. C’est donc à l’intérieur des réseaux de relations institutionnalisées, que j’ai essayé d’introduire les effets d’escompte spatial. À ce moment-là, il m’a semblé que ça marchait, mais ça, c’est quelque chose auquel les gens n’ont pas fait attention.

Partant de l’économie, j’ai essayé de moderniser la géographie économique en la bâtis- sant non pas autour des ressources, mais autour des jeux de la distance et des trois circuits (NDLR : circuits de marchandises, de capitaux et de connaissances). Puis j’ai essayé d’élargir cela à l’ensemble de la géographie humaine, ce qui était mon premier objectif.

J’ai ainsi écrit Les principes de géographie sociale, Les éléments de géographie humaine, Les éléments de géographie économique et Espace et pouvoir. Cela a été une étape et j’ai eu l’impression d’avoir fait ce que je souhaitais. Cependant au même moment, la géogra- phie était en train de changer et ce que je faisais ne correspondait plus aux préoccupations qui étaient en train de naître, aux questions que l’on se posait.

Vous vous êtes intéressé aux travaux de la science régionale, notamment ceux conduits par les économistes. Pourquoi vous en êtes-vous détaché par la suite ?

Il y a une première phase où, effectivement, ce qui m’a inspiré, c’est l’économie. Je pense que les collègues anglo-saxons, dans la mesure où ils ont associé nouvelle géo- graphie et méthodes quantitatives, n’ont pas été jusqu’au bout de l’exploitation que l’on pouvait faire de cette idée de circulation. J’ai été plus loin qu’eux, en particulier en l’ap- pliquant au domaine social, politique et humain en général. Mais comme je le disais, à partir de 68-70, je me suis rendu compte que mes analyses de géographie économique pour expliquer les localisations industrielles en Franche-Comté, marchaient seulement dans certains cas, en particulier lorsqu’on étudiait la sidérurgie au bois au XIXe siècle, mais pas au textile dans les Vosges, à l’horlogerie ou à la mécanique. Cela ne s’expliquait qu’à coup de phénomènes de diffusion à travers des milieux sociaux ou des milieux géo-

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graphiques spécifiques. C’était donc quelque chose qui ne correspondait pas aux modèles de diffusion classiques. Par conséquent, je me suis dit qu’il fallait chercher autre chose.

C’est alors que je me suis mis à lire beaucoup d’anthropologie et de sociologie.

En quoi ces cas ne correspondaient-ils pas aux modèles de diffusion classiques ?

Si vous utilisiez les modèles de la théorie de la diffusion de la géographie économique tels qu’ils étaient, cela n’expliquait rien. Les milieux émetteurs étaient liés à des noyaux protestants ou autres, et les milieux récepteurs, liés à certaines structures sociales qui n’étaient pas uniformes. Il manquait donc une dimension sociale et culturelle. L’histoire du pays de Montbéliard, est celle d’une zone qui devient luthérienne, mais dont la bour- geoisie est calviniste et dont les agriculteurs de pointe sont anabaptistes. Il y a deux milieux innovateurs qui sont les calvinistes et les anabaptistes, les minorités à l’intérieur de cette minorité religieuse. Les calvinistes vont chercher leur modèle du côté de la Suisse alémanique. Ainsi, au XVIIIe siècle, Peugeot fabrique des cotonnades qu’il teint à l’imi- tation de la région de Winterthur. Puis regardant du côté de Genève et Neuchâtel, il se lance dans l’horlogerie et devient, à l’époque de l’Empire, le premier centre de fabrication horlogère française. C’est à cette période que Peugeot invente les lames d’acier qui lui permettent ensuite de dériver vers les crinolines et les baleines. Au cours de cette période, Peugeot est également lié à un autre centre protestant calviniste, en liaison également avec la Suisse : Mulhouse. L’analyse des réseaux sociaux est essentielle ici.

C’est à partir de ces constats que vous vous engagez dans la géographie culturelle ?

J’ai assisté, en août 1972, à un congrès international de l’Union Géographique Internationale qui se tenait à Montréal. Je pensais que j’allais pouvoir échanger de plain-pied avec les col- lègues anglo-saxons, que j’étais à leur niveau. Or ils ne parlaient pas du tout de géographie économique ! Ils ne parlaient que « du sens des lieux ». Je me dis : que se passe-t-il ?

J’étais en retard ! J’avais beaucoup lu dans ces domaines, mais sans véritablement y tra- vailler. Je m’étais en effet toujours intéressé à la géographie culturelle, en particulier celle de la première moitié du XXe siècle que l’on trouve chez Pierre Deffontaines en France, ou chez Carl Sauer aux États-Unis. À la demande de Roger Brunet, j’avais rejoint le Comité de lecture de Espace géographique pour qui j’avais rédigé l’article inaugural. Il voulait traiter de ces problèmes. J’ai donc animé, entre 1972 et 1980, une série de discussions sur la géographie et la sémiologie, la géographie de la perception et sur la justice sociale. À titre d’anecdote, j’avais invité David Harvey qui était alors à Paris à introduire un débat sur « espace et justice sociale ». Il avait commencé par dire : « je ne crois pas qu’il y ait de rapport entre espace et justice sociale »…. difficile de reprendre un débat quand il démarre comme ça !

Si j’avais réfléchi sur ces questions je n’avais pas eu le temps de m’y lancer vraiment.

C’est donc à partir du début des années 80 que je me suis tourné davantage vers les aspects culturels. Dans la suite, au fond, d’une curiosité qui était née vers 1965, qui était devenue très forte à partir de 1970-1972, moment où j’avais beaucoup lu de sociologie pour écrire les Principes de géographie sociale, beaucoup d’anthropologie pour les Principes de géographie sociale et pour Espace et Pouvoir. Une des choses que je reprochais à la géo- graphie politique, c’était de ne traiter que de la géographie politique du monde moderne.

Il y a de la géographie politique dans les tribus africaines, mais il faut d’autres outils pour les traiter ; dans Espace et Pouvoir, j’ai donc essayé de trouver des cadres qui permettent à

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la fois de traiter du politique, des faits politiques à l’intérieur des sociétés sans État et des sociétés avec État. C’étaient des choses qui me paraissaient indispensables.

Mais la première chose qui m’a intéressé, c’était le rôle de l’idéologie dans les sociétés modernes. Ceci à une époque où tout le monde en parlait, les communistes plus que les autres. En 1980, j’ai publié Les Mythes fondateurs des sciences sociales. Cela a beaucoup surpris parce que ce n’était pas dans le profil de ce que j’avais fait jusqu’alors ni de ce qui se faisait en géographie. Je m’étais rendu compte que chez les auteurs que l’on cite toujours comme étant à l’origine des sciences sociales, c’est-à-dire Thomas Hobbes, John Locke et Jean-Jacques Rousseau, il y a des indications très précises ou très utiles pour comprendre le fonctionnement des sociétés. Mais il y a, au départ, un récit qu’il m’a semblé être semblable aux mythes ; le contrat social par exemple, se présente comme une histoire, mais ça n’en est pas une. Cela se passe dans un temps qui n’est pas le temps historique. Il m’a donc semblé qu’à travers ces recours aux mythes, ce qu’ils avaient bâti, au-delà de l’aspect scientifique, c’était les idéologies du progrès dont ils étaient à l’ori- gine, et qui sont essentielles pour comprendre toute la modernité.

Ensuite, j’ai consacré du temps à essayer de construire quelque chose de cohérent en géographie culturelle ou plutôt en approche culturelle, titre que je souhaitais mais dont les éditeurs n’ont jamais voulu ! L’ouvrage s’est donc appelé la Géographie culturelle.

En quoi consiste l’approche culturelle que vous défendez ?

Ce qui me paraît essentiel, pour comprendre l’espace dans la société, c’est l’existence de systèmes de relations institutionnalisées, c’est-à-dire des relations que sait fabriquer une société à partir de la famille, du clan ou de la tribu, d’associations, de marchés, de systèmes de relations hiérarchisées du type caste ou féodal, de relations de pouvoir pur reposant sur la violence, ou sur l’acceptation de relations légitimes d’autorité, etc. Une des dimensions de l’approche culturelle est de montrer qu’on ne peut comprendre l’orga- nisation de la société et le fonctionnement de ses systèmes de relation qu’en introduisant des faits d’acceptation, de confiance, de méfiance et des valeurs partagées. C’est à travers ces éléments que la culture « pèse » sur l’organisation.

Mais il faut distinguer deux aspects dans la culture. Le premier est la culture en tant qu’héritage. Il s’agit de ce que l’on apprend tout au long de sa vie, qui est transmis d’une génération à l’autre et qui comprend à la fois des habitudes, des attitudes, des savoir-faire, des connaissances, des croyances. Dire que la culture est un héritage, signifie que la géo- graphie culturelle est ancrée dans le passé mais ce n’est pas que ça. Un jour, un de mes amis québécois, Marcel Bélanger, me dit : « Claval, tu parles toujours de la culture comme quelque chose hérité du passé, mais la culture, c’est ce qui permet de fabriquer le futur, ça nous oriente… ». Et ça m’a frappé. À partir de ce moment-là, j’ai mis plus d’intérêt sur ce qui permet de construire le futur et effectivement, c’est avec une culture que l’on fait des projets, que l’on rêve… Le deuxième aspect de la culture touche davantage ses dimensions symboliques. Ce sont les croyances, les normes religieuses ou idéologiques qui orientent l’action et avec lesquelles on peut projeter le futur, se projeter soi-même en disant : j’aimerais bien faire… se fabriquer des horizons d’attente et ensuite, essayer parallèlement de fabriquer une utopie qui corresponde à ce dont on rêve comme justice, ordre, etc. C’est donc à partir de ces deux aspects de la culture que j’ai mené mes travaux pendant 35 ans. Or beaucoup de collègues, à l’heure actuelle, ne tiennent compte que de

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la dimension symbolique et je trouve cela dommage. Si vous ne tenez pas compte des conditions de l’acculturation, vous oubliez que la culture est, dès le départ, présente dans la fabrication des hommes. Donc, quand on dit que la géographie culturelle ou l’approche culturelle ignorent la dimension sociale, c’est faux. Elle en est à l’origine : vous êtes ce que vous êtes parce que vous êtes né dans telle famille. Ensuite, vous pouvez apprendre d’autres choses ou vous transformer, mais au départ, il y a des faits de transmission.

Vous avez publié un certain nombre d’ouvrages et d’articles portant sur l’épistémologie et l’histoire de la géographie. D’où vous est venue la nécessité de travailler sur ces deux aspects de la discipline ? La nécessité est venue d’abord de ce que l’on m’avait enseigné et de ce que je lisais qui ne me satisfaisait pas. Je me disais : la géographie devrait être autre chose. J’ai donc essayé de comprendre pourquoi elle était faite de telle manière. C’est sur cette idée que j’avais proposé à Michel Chevalier, Directeur de mon laboratoire, de faire non pas un cours de géomorphologie, mais un cours d’« Histoire de la géographie ». Je constatais que les étudiants non-géographes faisaient de la géographie en propédeutique, car c’était la seule façon pour eux d’échapper au latin. Donc, on avait toutes sortes d’étudiants dont nombre d’entre eux exécraient la géographie ; si on voulait que ce soit utile, il ne fallait pas leur donner des listes de noms, etc. mais leur expliquer la géographie. Il fallait leur dire qu’il y avait des problèmes intéressants qui s’étaient posés aux premiers géomorpho- logues comme la durée du temps. Comment faire tenir l’érosion, la formation des glaciers dans les 4 500 ans que je ne sais quel évêque irlandais avait tiré de la Bible et qui servait de référence… Donc il y avait aussi toutes ces choses qui avaient profondément marqué la conscience occidentale à la fin du XVIIIe siècle, début du XIXe siècle : l’impact de l’évolutionnisme, de celui de Darwin surtout, mais aussi celui de Lamarck, pour les géo- graphes français. Cette géographie que l’on nous enseignait était appauvrie par rapport à son modèle qui était celle de Vidal de la Blache. Traitée très partiellement, on en avait éliminé tout ce qui était « vie de relations ».

C’est ainsi que j’ai été confronté à de véritables questions d’épistémologie. Mais je me suis toujours méfié de l’épistémologie. En particulier de celle que les philosophes pratiquaient souvent « Nous sommes philosophes, nous déterminons ce que vous devez faire ». Il me semblait que ceux qui résolvaient les problèmes étaient ceux qui se colti- naient le terrain et qui voyaient les difficultés. C’est pour cette raison que j’ai fait des travaux d’histoire de la géographie, pendant 40 ans, de 1960 à 2000. Pour ce qui est de l’épistémologie, il m’a fallu beaucoup de temps pour me décider à publier sur ce sujet, sujet qui me semble pourtant essentiel. Je pense ici à l’ouvrage de Richard Rorty, dans lequel il rappelle, à propos de l’épistémologie, l’existence d’une tradition qui naît essen- tiellement avec Kant, et qui se donne pour but d’indiquer quels sont les moyens que peuvent et doivent utiliser les chercheurs… et cela me fait peur. Je me rappelle avoir lu avec inquiétude l’ouvrage de Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron, sur Le Métier de sociologue, publié en 1968. On y persuade le sociologue qui commence des recherches que l’essentiel est d’être épistémologiquement correct et non pas de se colleter à la réalité, avec les moyens que l’on a. Or, on ne fait jamais le tour de tous les problèmes épistémologiques. Les problèmes que l’on a à résoudre, on les découvre en les traitant. Comme je le disais juste avant, il me semble que ce sont ceux qui essaient de résoudre les problèmes qui voient les difficultés.

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Quels sont selon vous les enjeux actuels ?

À première évidence : ce sont les enjeux écologiques. On ne peut pas espérer lâcher dans l’atmosphère tout le gaz carbonique accumulé dans le sous-sol depuis des millions d’années sans qu’il y ait des conséquences dont il faut se méfier.

Le second enjeu, c’est celui qui est lié à la remise en cause des cadres dans lesquels la vie sociale, économique et politique s’est jusqu’à maintenant déroulée. Concernant la remise en cause des cadres politiques, nous vivons, depuis le XVIIe siècle, dans ce que les politolo- gues appellent l’État westphalien, c’est-à-dire l’État pleinement souverain. Mais que reste- t-il réellement de la souveraineté ? Ça ne veut pas dire que l’État ait disparu, mais 60 ou 70 % de ce qui existe comme législation actuelle en France, vient de Bruxelles et la part que prennent les régions ou les grandes villes, les métropoles, dans le façonnement du monde est également importante. Que serait la Grande-Bretagne sans la Cité de Londres ? Et que peut faire un gouvernement britannique s’il veut assurer la prospérité ? Est-ce que c’est en soignant, comme on l’a fait dans les années 60, les bassins miniers qui sont en crise ou est- ce en favorisant le développement de Londres et de sa City ? À cette crise politique, s’ajoute une remise en cause économique avec notamment le problème du chômage. L’entreprise était une entreprise nationale, parce que jusque dans les années 70, il était impossible à une entreprise de fabriquer des produits dans des usines qui étaient trop éloignées les unes des autres. Un exemple m’avait frappé : un des premiers mémoires de maîtrise que j’ai enca- drés lorsque je suis arrivé à Paris IV, portait sur les sous-traitants de Messier Hispano-Suiza dont l’usine est installée à Malakoff. Il se trouve que le mémoire s’est fait juste au moment où les machines à commandes numériques commençaient à servir. Jusqu’en 1971, tous les sous-traitants de Messier Hispano-Suiza étaient dans un rayon de 10 km de Malakoff.

Ils apportaient les pièces, on les mesurait et ils les remportaient pour les rectifier : elles n’étaient jamais au point. Les machines à commandes numériques arrivent. Pouvant être réglées depuis Malakoff, on passe en un an d’un rayon de 10 km à un rayon de 1 500 km. À 10 km, vous travaillez dans le domaine français. Puis les distances augmentent, d’abord à cause de l’avion – à partir de la création de la compagnie Air Inter il devient possible d’avoir des ateliers dans la banlieue de Toulouse plutôt qu’à 200 km de Paris. Puis cela augmente encore avec ce qui est à l’origine de la mondialisation.

La troisième remise en cause de notre modèle antérieur est celle des grandes institu- tions qui contribuaient à la vie de l’État. L’Église catholique n’est plus ce qu’elle était avant Vatican II, sans parler des Églises protestantes qui sont concurrencées par des sectes.

Lorsqu’on regarde l’évolution religieuse du Brésil, il y avait 96 % de catholiques en 1950 ; il en reste aujourd’hui 70 %. Or il s’agit de phénomènes à évolution lente… je trouve que voir passer de 10 à 30 % la population qui se réclame de sectes protestantes entre 1980 et 2010, c’est un tremblement de terre. Ces églises ne sont plus des églises à fondement territorial, ce sont des églises essaimées. On voit donc aujourd’hui la fin des États, la fin des entreprises nationales, la fin des grandes institutions du type église ou armée – l’armée est aujourd’hui de métier, ce n’est plus une armée constituante essentielle de la société.

On est également face à un problème fondamental : la remise en question des sys- tèmes de transmission du savoir. L’école est maintenant en concurrence avec l’audiovi- suel et avec tout ce qu’on met à l’oreille ou qu’on regarde. Il est plus difficile aujourd’hui d’avoir l’attention des enfants qu’hier. Lorsque j’étais élève dans un hameau du Causse, c’était l’institutrice – ma mère en l’occurrence – qui nous faisait découvrir le monde.

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Maintenant, c’est très diffus… C’est cela qui me paraît le plus préoccupant. Sur quoi bâtir les sociétés modernes et quel est le rôle de la géographie ? Les racines du problème sont en une bonne partie liées aux progrès technologiques, à l’augmentation de la mobilité, en particulier la mobilité des informations. Il est vain de dire qu’il faut condamner la télé- vision. Il faut imaginer autre chose. C’est un problème lié à la maîtrise plus complète de l’espace qu’on ne résoudra pas en disant que l’on va renoncer à ces progrès-là. Ce sont des questions que je me pose. Je n’ai pas de réponse.

Bonus

Quel est votre paysage favori ?

Mon paysage favori… Dans une certaine mesure, c’est le Causse, parce que j’y ai été élevé. J’aime son odeur lorsqu’il fait chaud l’été et que l’on pédale à bicyclette, lorsqu’il y a les cigales et une odeur de brûlé. J’aime les paysages de collines. Il est rare que je ne me plaise pas à l’endroit où j’habite.

Quel est votre personnage de roman policier préféré, vous qui en avez lu tant sur vos bancs d’école ? C’est Perry Mason. Et puis, il y a un des inspecteurs des romans de Åke Edwardson, celui qui sévit à Göteborg, Erik Winter, que j’aime bien. Il est un peu snob.

Quel est le livre que vous avez lu récemment et que vous avez apprécié ?

Perfidia de James Ellroy. Il vient de sortir, c’est un énorme pavé. Je m’ennuyais ce week-end, je l’ai lu d’une traite !

Y a-t-il une question que vous auriez aimée que l’on vous pose ?

Qu’est-ce que vous avez raté dans la vie ? Vous avez l’air d’être heureux ! Oui, je suis très content, parce que j’ai mis une jolie cravate !

Sélection d’ouvrages

1962, Géographie générale des marchés, Les Belles Lettres, Paris.

1964, Essai sur l’évolution de la géographie humaine, Les Belles Lettres, Paris.

1968, Régions, nations, grands espaces. Géographie générale des ensembles territoriaux, Marie-Thérèse Genin, Paris.

1973, Principes de géographie sociale, Genin et Litec, Paris.

1976, avec Françoise Claval, Éléments de géographie humaine, Genin et Litec, Paris.

1976, Éléments de géographie économique, Paris, Genin et Litec.

1978, Espace et pouvoir, Paris, PUF.

1985, Les mythes fondateurs des sciences sociales, Paris, PUF.

1995, La Géographie culturelle, Paris, Nathan.

2001, Épistémologie de la géographie, Paris, Nathan.

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