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Géographie Économie Société: Article pp.459-483 of Vol.17 n°4 (2015)

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géographie économie société géographie économie société

Géographie, Économie, Société 17 (2015) 459-483

Expansion de l’agribusiness sucro-énergétique au Brésil et modèles de développement :

le cas de la région de Dourados (État du Mato Grosso do Sul)

Marine Dubos-Raoul

a

* et Ève Anne Bühler

b

aUMR LADYSS / Département de géographie, Université Paris 8 – Vincennes St-Denis 2 Rue de la Liberté, 93200 Saint-Denis, Cedex

bGéographe, Université Fédérale de Rio de Janeiro

Résumé

La production de canne à sucre a augmenté de manière signifi cative ces dix dernières années au Brésil. En raison d’une conjoncture internationale favorable au marché des matières premières et sur un fond de crise environnementale et énergétique, le secteur sucro-énergétique est l’ob- jet d’importants investissements. Les volumes produits sont en hausse, les superfi cies mises en culture ont presque doublé en seulement dix ans. D’un point de vue géographique, l’intensifi ca- tion des méthodes de production marque les régions traditionnelles, en parallèle de l’expansion spatiale de l’activité vers de nouvelles régions. La région de Dourados, dans le sud de l’État du Mato Grosso do Sul, est le théâtre de l’avancée de la frontière agricole de la canne. Outre les changements dans l’occupation des sols, ce processus engendre des tensions voire des confl its qui s’ajoutent à ceux existants. L’article s’attache à relier ces phénomènes et à montrer la façon dont ces industries s’implantent dans les territoires.

Mots clés : secteur sucro-énergétique, accaparements fonciers, territorialisation, confl its, Brésil

© 2015 Lavoisier, Paris. Tous droits réservés

doi :10.3166/ges.17. 459-483 © 2015 Lavoisier, Paris. Tous droits réservés.

*Auteur correspondant : marine.raoul@gmail.com

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Summary

Expansion of the sucro-energetic agribusiness in Brazil and development models: the case of the Dourados region (State of Mato Grosso do Sul). The production of sugarcane has increased signi- ficantly over the past decade in Brazil. Due to a favorable international environment in commodity markets and on a background of environmental and energy crisis, sucro-energy sector is under- going substantial investment. Production volumes are up, the area under cultivation has nearly doubled in just ten years. From a geographical point of view, the intensification of production methods is remarkable in the traditional areas as well as the spatial expansion of the cane to areas previously devoted to other activities. The Dourados region in the southern state of Mato Grosso do Sul, is the scene of the advance of the cane agricultural frontier. Apart from changes in land use, this process creates tensions or conflicts in addition to existing ones, which are to be linked with the globalization process. The article attempts to link these phenomena and to show how these industries localise and act in the local spaces.

Keywords: sucro-energetic sector, land grabbing, territorialization, conflicts, Brazil.

© 2015 Lavoisier, Paris. Tous droits réservés

Introduction

Depuis une dizaine d’années, les plantations de canne à sucre gagnent du terrain au Brésil. Initialement situées au nord-est du pays, elles ont marqué la période considérée comme étant le premier cycle économique du Brésil : celui du sucre, composante clef du modèle agro-exportateur et du système esclavagiste du XVIe siècle qui a, le premier, fait prospérer la Couronne portugaise. Après deux siècles, la canne à sucre a été reléguée au rang de production secondaire, laissant place au cycle de l’or. Elle a retrouvé une dynamique de croissance au XXe siècle sur les terres de café dans l’État de São Paulo, non plus en lien avec les besoins en sucre de l’Europe mais pour répondre à la demande nationale. La volonté de limiter les importations de pétrole dans les années 1970 a, en particulier, porté le développement de la production d’éthanol de canne à sucre. Le sec- teur sucro-énergétique, produisant du sucre, de l’éthanol et plus récemment de l’énergie électrique (co-génération, technique par laquelle la chaleur produite lors de la combustion de la bagasse est transformée en énergie électrique), a alors prospéré et s’est consolidé dans l’État de São Paulo, avant que le contre-choc pétrolier de la fin des années 1980 ne le plonge, une nouvelle fois, dans la crise. Dans ce contexte morose, la reprise récente interpelle, tant par son expression spatiale que par les reconfigurations sectorielles qui transforment profondément cette activité agroindustrielle aux allures jusqu’alors plutôt traditionnelles.

La croissance de la production se fait à partir des régions historiques, mais gagne aussi du terrain dans d’autres aires géographiques depuis les années 2000. Cette expansion se déroule dans le cadre de la restructuration productive agricole actuelle au Brésil (Elias, 2011) qui marque une diversification des acteurs : nationaux et internationaux, internes au secteur ou extra agricoles. Ils adoptent de nouvelles pratiques qui modifient son orga- nisation.

Cet article envisage la façon dont les agrocarburants, en particulier l’éthanol, s’invitent dans les politiques publiques et dans les espaces ruraux, modifiant les pratiques agricoles

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et reconfigurant les espaces locaux. Sur fond de débats entourant les modèles de dévelop- pement et questionnant les investissements massifs en agriculture, il tente d’apporter des éclairages sur les modalités d’implantation du secteur sucro-énergétique au Brésil à tra- vers une étude de cas dans le Mato Grosso do Sul. Nous abordons, dans un premier temps, les facteurs nationaux et internationaux qui ont contribué à placer le sucre et l’éthanol au cœur de forts enjeux économiques et environnementaux contemporains, relançant la pro- duction et les débats qui lui sont associés. Dans un deuxième temps, nous nous attachons à décrire les manifestations spatiales de ce processus à différentes échelles et ses effets sur les systèmes productifs préexistants. Les dynamiques locales seront illustrées à partir de la ville de Dourados (Mato Grosso do Sul) et de son aire d’influence1, au sein d’une troisième partie.

1. Le secteur sucro-énergétique brésilien, porteur d’un nouveau modèle de développement ?

Le nouveau boom sucrier peut être attribué à des volontés politiques, des stratégies économiques et financières de groupes économiques, ainsi qu’à des évolutions plus struc- turelles du mode de production capitaliste qui invitent aujourd’hui à faire des questions écologique et énergétique des axes privilégiés de l’intervention politique et de la pensée du développement (Amin, 2010).

1.1. D’une politique souverainiste de substitution au pétrole…

Le secteur sucro-énergétique s’est implanté dans l’État de São Paulo au cours de la première moitié du XXe siècle. Les imbrications étroites entre l’oligarchie agraire des usiniers du Nord-Est (Nordeste) du Brésil et le pouvoir fédéral ont assuré au secteur sucrier le bénéfice de politiques publiques fortes. Elles visaient l’encadrement des prix et de la production tout autant que le développement industriel et l’appui à l’exportation de sucre. La création, en 1933, de l’Institut du Sucre et de l’Alcool marque le point de départ d’une succession de mesures visant à assurer la stabilité du secteur et à appuyer son développement, d’abord autour du sucre (Ramos et Belik, 1989). À partir des années 1970, en parallèle du processus de modernisation agricole, la canne à sucre est utilisée comme un levier pour répondre aux objectifs de souveraineté énergétique nationale. Le choc pétrolier de 1973 a, en effet, beaucoup pesé sur l’économie d’un pays qui importait 85 % du pétrole consommé, représentant 35 % du coût total des importations. L’adoption du décret du Proálcool – Programme National pour l’Alcool, en 1975, signe l’entrée dans

1 L’article se fonde sur des données secondaires, complétées par des informations relevées lors de travaux de terrain effectués en septembre 2011 et au printemps 2012 dans la région dite « Grande Dourados », État du Mato Grosso do Sul, en collaboration avec l’ANR Agrifirme. Nous y avons rencontré des acteurs de la production agricole, de l’amont et de l’aval ainsi que des acteurs institutionnels, dans le principal objectif de venir en appui des relevés de données secondaires. Ces entretiens, environ 25, devaient nous aider à comprendre les modalités locales de la spatialisation de la canne à sucre, de son insertion dans les systèmes productifs existants et son encadrement par les politiques publiques et les OPA. Une démarche exploratoire visait également à recueillir des informations sur la formation éventuelle de conflits liés à ces dynamiques.

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une politique de substitution au pétrole par l’éthanol. Le lancement du Proálcool s’est traduit par un vaste programme d’incitations fiscales visant à stimuler la production, de crédits à l’investissement dans les unités agro-industrielles, de soutien aux prix et à la demande, ainsi que d’incitations envers le secteur automobile pour mettre au point des véhicules compatibles avec l’éthanol. Deux mesures ont été associées afin de soutenir la demande : la première vise le développement du marché des automobiles fonctionnant uniquement à l’éthanol, la seconde impose un taux d’incorporation minimum d’éthanol aux combustibles classiques. Ce programme transectoriel agissant à la fois sur la produc- tion et sur la consommation d’éthanol a favorisé la concentration spatiale des agro-indus- tries et des plantations de canne à sucre dans la région de Ribeirão Preto – État de São Paulo (Elias, 2003), au détriment des États du Nordeste.

Cette phase de prospérité a débouché sur la mise en place, au Brésil, de complexes agro- industriels sucriers (CAI) qui font suite à la modernisation de l’agriculture (Graziano da Silva, 1991 ; Kageyama et al., 1990). Ils témoignent des interactions et interdépendances de plus en plus fortes entre agriculture et industries de l’amont et de l’aval, allant, dans certains cas, jusqu’à une quasi-intégration. Cette évolution a provoqué une modification importante des relations socio-économiques dans le secteur sucrier en diffusant l’agricul- ture sous contrat, mode de relation le plus répandu entre producteurs et transformateurs du secteur sucrier traditionnel de São Paulo et du Nordeste. Cependant, la crise des années 1980 et la libéralisation économique ont provoqué une baisse importante du prix du pétrole et ont marqué, à la fin de la dictature militaire, l’interruption de l’interventionnisme d’État en faveur de la production d’éthanol2 et la rétraction de la production.

1.2. … à l’internationalisation de l’agenda sectoriel

À partir des années 2000, une série de facteurs favorise à nouveau la production sucro- énergétique, plus directement liés à la conjoncture internationale. La hausse du prix du pétrole redonne à l’éthanol un avantage compétitif alors que, dans le même temps, la canne à sucre s’invite dans l’agenda international sur de multiples fronts.

Conjointement à l’approche du « pic du pétrole » (Sachs, 2007), les agrocarburants sont portés et présentés comme une solution possible à la double crise énergétique et environnementale qui devient alors un moteur du développement (Houtart, 2009). Les États-Unis, mais aussi l’Union européenne, en ont fait l’un des fers de lance de leur poli- tique énergétique, via la fixation de taux d’incorporation minimum et la définition d’ob- jectifs à long terme sur la part des énergies renouvelables dans les bouquets énergétiques.

Ces politiques présentent l’avantage d’offrir des opportunités de marché à l’agriculture et à l’industrie locales. Le soutien du gouvernement brésilien au développement du secteur s’inscrit dans cette tendance internationale.

Aidée par des travaux montrant un bilan carbone et énergétique positif de l’éthanol de canne à sucre (voir la synthèse réalisée par le CGEE, 2012) et par des productions acadé- miques soulignant ses effets potentiellement positifs sur les territoires, la diplomatie brési-

2 Suppression de l’IAA, fin du monopole public sur les exportations de sucre et d’alcool en 1990 et abandon du programme du ProAlcool en 1991 ont ainsi scellé la libéralisation du secteur. Les prix, en revanche, conti- nuent à être encadrés.

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lienne porte ainsi ce produit sur la scène internationale. Elle en fait l’une des vitrines d’un développement soutenable pour les pays du Sud, qui auraient la capacité de produire un éthanol compétitif commercialement et sur le plan environnemental, capable de s’impo- ser dans les pays du Nord. L’éthanol offrirait ainsi une opportunité de développement par l’insertion dans les marchés internationaux tout en promouvant une énergie renouvelable portée par les Suds (Abramovay, 2009). L’effort parallèle du Brésil pour soutenir des tech- niques de production innovantes, plus modernes (par exemple en mécanisant la récolte et interdisant progressivement de brûler la canne) et valorisant mieux l’ensemble de la plante contribue à asseoir l’argument d’une énergie durable. Parallèlement, l’essor de la produc- tion d’agrocarburants dans les pays du Sud ouvre aussi la perspective d’une relocalisa- tion des sources d’énergie auprès des consommateurs en organisant au besoin des marchés régionaux faisant jouer la proximité des approvisionnements dans les zones déficitaires.

Relocalisation, production socialement juste et génératrice de revenus, le tout au moyen de techniques peu polluantes et valorisant au maximum la matière première pourrait, sous certaines conditions, promouvoir une économie de la biomasse (Sachs, 2009).

Le gouvernement Lula (2003-2011) est ainsi très investi dans les négociations inter- nationales (Silva, 2007 ; 2008) et lance ce qui sera surnommé la diplomatie de l’éthanol.

En 2004, il fait front commun avec la Thaïlande et l’Australie pour réclamer à l’Organi- sation Mondiale du Commerce la fin du régime sucrier européen et contraindre l’Union Européenne à ouvrir son marché. Dans le même temps, les exportations brésiliennes d’éthanol vers le marché étasunien se développent, passant de 55 500 m3 en 2002 à 2 mil- lions de m3 en 2012 (Ministère de l’Agriculture du Brésil - MAPA, 2013). Le secteur sucro-énergétique, qui travaille beaucoup sur son image auprès de l’opinion publique, mobilise les mêmes arguments pour légitimer son rôle et pour appuyer ses demandes de soutien auprès du gouvernement. L’Union des Industries de la Canne à Sucre (UNICA) est très active en ce sens et propose un site internet nourri (www.unica.com.br).

Sur le plan domestique, les politiques publiques volontaristes portent ce nouvel essor : taux d’incorporation minimum de 20 % à l’essence, nouvelles recettes fiscales servant au soutien des prix, au stockage et au transport de l’éthanol (Baccarin, 2005). En parallèle, l’augmentation de la demande nationale en énergie et les progrès de l’industrie automo- bile dans la mise au point des moteurs dits « flex fuel3 » contribuent au nouveau succès du secteur sucro-énergétique brésilien. Dans ce contexte, l’expansion des investissements donne un nouveau souffle à un secteur qui profite par ailleurs de l’embellie sur le marché du sucre. Ce dernier reste un moteur essentiel de l’activité malgré des crises épisodiques (Chalmin, 2011). La conjoncture internationale rapproche, enfin, la dynamique sucro- énergétique brésilienne de questions traversant les marchés des matières premières.

3 Les voitures dites « flex fuel » peuvent rouler à l’essence et à l’éthanol, mais supportent aussi le mélange des deux dans des proportions indifférentes. Cette possibilité laissée au consommateur d’arbitrer entre les carburants en fonction des prix du marché contribue à lever la défiance qui s’était constituée contre les véhicules ne roulant qu’à l’éthanol. La crise d’approvisionnement en éthanol à la fin des années 1990 avait, en effet, donné lieu à des scènes de ruée vers les rares pompes approvisionnées et avait fini d’éloigner les brésiliens de ce carburant.

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1.3. L’appel d’air aux investissements dans les matières premières agricoles

Les années 1990 et, surtout, 2000 ont marqué un changement de regard important dans les débats entourant le développement agricole à l’échelle internationale. Elles ont signé dans un premier temps le passage de la question agraire à la question alimentaire, portée par les mouvements paysans puis par la majorité des institutions multinationales suite à la crise alimentaire (McMichael, 2010). La perspective d’augmentation de la population mondiale à l’horizon 2050 (Nations Unies, 2013) et l’évolution des régimes alimentaires dans les pays émergents positionnent les marchés agricoles comme des objets privilégiés d’investissements et de spéculation. Cette tendance se renforce suite à la percée des agrocarburants, censée répondre aux enjeux environnementaux et à l’essoufflement des réserves pétrolières. Les doutes sur la disponibilité de ressources naturelles pour faire face à ces enjeux – McMichael parle d’une imbrication du peak oil et du peak soil – et, plus largement la convergence des crises (Borras et al., 2013) sont les moteurs des investissements dans les matières premières agricoles, considé- rées comme des « produits refuges ». En 2010, la Banque Mondiale révélait que ces investissements se concentraient autour de huit produits : le maïs, le soja, la canne à sucre, l’huile de palme, le riz, le colza, le tournesol et la sylviculture (Banque mon- diale, 2010). Le Brésil a accueilli de tels investissements au cours de la décennie 2000, principalement dirigés vers la canne à sucre et le soja (Sauer et Leite, 2012 ; Chouquer, 2011 ; Wilkinson et al., 2011)

Si, au Brésil, l’éthanol a suscité le boom des années 2000, le sucre a repris un rôle important dans les dynamiques productives internationales (Chalmin, 2011). Ces deux marchés fonctionnent en effet en imbrication étroite, d’autant que la majorité des usines construites récemment ont la capacité de jouer simultanément sur les deux produits en fonction de leurs cours respectifs et des soutiens publics, constituant des food-fuel value chains (McMichael, 2010).

1.4. Controverses autour d’un produit

À une échelle macro-géographique, le développement des agrocarburants brésiliens répond à des enjeux qui ne sont pas seulement économiques (balance commerciale, approvisionnement énergétique) ou environnementaux (changement climatique) mais qui se placent aussi sur le plan politique : c’est de « la gestion des rapports Nord-Sud et du lien entre environnement et développement » (Aubertin et al., 2006 : 72) dont il est plus largement question, ainsi que des leviers sur lesquels les pays du Sud peuvent s’appuyer. Il n’est donc pas étonnant de constater qu’un certain nombre de chercheurs ont des positions très nuancées à l’égard des agrocarburants dans les pays du Sud, y com- pris ceux adoptant habituellement des positions critiques contre l’agriculture industrielle.

Ainsi, tout en admettant les nombreuses limitations à la mise en place d’un système de production socialement juste et durable au plan environnemental, Graziano da Silva et al.

(2008) pointent l’effet stimulant que cela peut avoir sur les prix agricoles et donc sur la production alimentaire. Ils soulignent aussi les effets géopolitiques d’une réduction de la dépendance envers les hydrocarbures et d’une capacité d’offre accrue en provenance du Sud. Ils rejoignent en cela l’argument souverainiste mis en avant par Borras et al. (2010).

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Ces derniers invitent à prendre en considération les perspectives de souveraineté énergé- tique associées au développement des agrocarburants, y compris face aux controverses sur la conséquente érosion de la souveraineté alimentaire.

À l’échelle nationale, les technologies employées dans les nouvelles usines et les normes visant à éliminer le brûlis de la canne à sucre au moment de la récolte ont œuvré en faveur de conditions de travail plus dignes, rompant avec le système nor- destin traditionnel. Par ailleurs, le poids dominant du capital industriel sur la pro- duction agricole contribue à fragiliser « la nature patrimoniale du capitalisme agraire brésilien » (Abramovay, 2008 : 27) et redistribuerait ainsi le pouvoir entre acteurs des espaces ruraux.

Localement, la demande accrue de foncier suscitée par les investissements dans les agrocarburants suscite de nombreuses réserves car ils sont des moteurs du changement agraire (Burnod et Tonneau, 2013), avec toutes les conséquences économiques et sociales que cela produit : conflits sur l’utilisation du foncier et dépossession des populations, modification des relations de travail, etc. Borras et al., (2013) notent que l’exploitation des populations ne se manifeste pas uniformément auprès de tous les habitants. Il est donc nécessaire de ne pas appréhender les populations comme un collectif dont l’homogénéité tiendrait à son appartenance au local (sur le modèle des communities) et de distinguer les différentes catégories qui les constituent (genre, ethnie, âge…), en lien avec les modalités de leur intégration respective au processus productif. Levidow et Paul (2010) insistent pour leur part sur les questions de gouvernance via les risques de dépendance accrue des producteurs et territoires locaux envers les global players de l’énergie. Mais l’essor des agrocarburants peut aussi être facteur d’inclusion, y compris pour des populations plutôt marginalisées. Fernandes et al. (2010) ont ainsi pu observer des exemples prometteurs dans l’État de São Paulo, avec le Mouvement des Sans Terre (MST). Des assentamentos y mettaient en place des réponses à la demande industrielle tout en conservant un modèle agricole solidaire et des espaces de polyculture. L’idée était de consacrer une part seule- ment des lots de chaque producteur à la canne à sucre, en les regroupant et les organisant sur un espace continu. Une telle organisation vise à maintenir des productions diversifiées tout en offrant collectivement des volumes conséquents dans le cadre d’une agriculture sous contrat, dominante dans l’État de São Paulo.

Entre les discours portés sur les scènes nationale et internationale et les débats entou- rant les modèles de développement associés aux agrocarburants aux échelles locale et nationale, la plupart des auteurs soulignent le besoin d’études de cas pour construire des argumentaires plus étayés.

2. Essor du secteur sucro-énergétique brésilien et redistribution spatiale de la production

Le processus d’expansion du secteur sucro-énergétique se réalise alors par un mouve- ment rapide d’extension des cultures. Souvent présentée comme source d’opportunités nouvelles et comme alternative à une économie agricole stagnante, l’implantation des usines est également à l’origine de tensions locales, le long de ce qui peut être qualifié de front sucrier. Elle modifie aussi la distribution spatiale de la canne à sucre et repositionne ainsi l’économie productive agricole au sein du territoire national.

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2.1. Croissance de la production et formation d’un front sucrier

En dix ans, les superficies consacrées à la canne à sucre ont presque doublé, passant de 4,9 à 9,6 millions d’hectares entre 2000 et 2011 (Institut national de statistiques - IBGE/PAM, 2011). Pendant près d’une trentaine d’années, le secteur sucro-énergétique s’était concentré dans la région Nord-Est de l’État de São Paulo, autour des villes de Campinas, Piracicaba et Ribeirão Preto. L’augmentation actuelle de la production émane d’une intensification dans ces régions – l’État de São Paulo abrite 60 % de la canne à sucre produite dans le pays en 2011 (IBGE/PAM, 2011) – mais aussi d’un mouvement d’expansion vers de nouvelles régions, du fait de la saturation foncière à São Paulo (Thomaz Júnior, 2010). Depuis les années 2000, la production a atteint la limite ouest de l’État, sa dernière frontière agricole (Girardi et Silveira, 2012) et s’étend au sud du Mato Grosso do Sul de celui de Goiás, où les superficies plantées ont fait un bond de 400 % sur la période 2000-2011 (IBGE/PAM, 2011). Le front sucrier se déploie alors principalement dans la région Centre-Ouest du Brésil, composée des États du Mato Grosso do Sul, du Mato Grosso, du Goiás et du District Fédéral.

Figure 1 : Expansion du front sucrier dans les États du Brésil entre 2000 et 2011

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Cette région a été marquée par une colonisation agricole relativement tardive – elle abrite encore le front pionnier du Mato Grosso – et la culture du soja y a été l’un des hérauts de la modernisation agricole et de la colonisation depuis la fin des années 1970.

Aujourd’hui, la canne à sucre investit ces espaces et, en une dizaine d’années, l’État du Mato Grosso do Sul a vu les surfaces plantées être multipliées par cinq entre 2000 et 2011, atteignant 500 000 ha (IBGE/PAM, 2011). La Figure 2 montre la progression des volumes et la progression spatiale de la culture ; son expansion géographique pro- voque d’importants changements dans des espaces où préexistaient d’autres utilisations de l’espace agricole.

Figure 2 : Expansion de la canne à sucre dans les micro-régions de l’État du Mato Grosso do Sul entre 2006 et 2011

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2.2. Mato Grosso do Sul : d’une spéculation à l’autre

L’État du Mato Grosso do Sul a reçu le plus grand nombre d’investissements dans le secteur sucro-énergétique brésilien durant ces dernières années. Alors que sa base écono- mique était organisée autour de la production de grains et de l’élevage (Avelino Júnior, 2008), l’implantation de l’agribusiness sucrier vient bouleverser l’économie et l’organi- sation territoriale. L’État est, avec celui du Mato Grosso, le plus grand producteur bovin (IBGE, 2009). L’élevage y a été développé à partir des années 1940, au sein de grandes propriétés gérées sur un mode extensif dont l’installation a été favorisée par les grands projets de colonisation agricole lors de la « marche vers l’ouest ». Pour désenclaver la région Centre-Ouest et l’intégrer à l’économie nationale, ces projets ont encouragé le peuplement de ces espaces autour des activités agricoles. Ils ont généré d’importants flux migratoires amenant des agriculteurs en provenance des États du Sud (Rio Grande do Sul, Paraná, São Paulo), très étriqués sur un plan foncier (Mello et al., 2003).

Dans les années 1960-1970, l’expansion de la frontière agricole et la modernisation de la production incitent les éleveurs à se tourner vers le soja, fortement influencés par les politiques publiques (crédits, incitations fiscales) et l’essor des industries d’amont et d’aval (des agrofournitures). La production de soja est rapidement devenue une activité agricole forte dans l’État du fait d’une conjoncture économique favorable et de conditions orographiques et pédoclimatiques propices. Elle a pris peu à peu le pas sur l’élevage dans la partie sud de l’État et a aussi joué en faveur d’un développement des filières « viandes- grains », associant dans un périmètre restreint des filières d’élevage parfois intensif (volailles, porcins) et la production de grains (Misusaki, 2009). Aujourd’hui, la canne à sucre s’invite dans ce scénario et s’implante, elle aussi, dans la partie sud de l’État.

2.3. L’implantation du secteur sucro-énergétique, vecteur du changement agraire au Mato Grosso do Sul

2.3.1. Des politiques publiques incitatives

Une vingtaine d’usines fonctionnent dans l’État du Mato Grosso do Sul en 2013. La Figure 3 témoigne de leur concentration spatiale : près des deux tiers sont localisées dans la région de Dourados.

Cette concentration spatiale des usines s’explique, outre les conditions agro-clima- tiques, par des politiques publiques d’attractivité. En 2007, le gouverneur de l’État, M.

Puccinelli, invite les entrepreneurs de la canne à investir dans l’industrie sucrière locale, leur garantissant des soutiens institutionnels et des allégements fiscaux (Thomaz Júnior et Azevedo, 2010). Depuis mai 2011, la municipalité de Dourados travaille à la mise en place d’un Pôle sucro-énergétique, sur le modèle des clusters. Elle tente de créer des transversalités entre les usines, les producteurs agricoles et leurs prestataires de services en amont (fournisseurs d’intrants, de machines-outils, etc.) et en aval. L’objectif affi- ché est de développer in situ l’ensemble des métiers associés à la canne à sucre, pour bénéficier localement de l’emploi et de la valeur ajoutée liés à l’activité que les usines induisent (source : entretien avec la Secrétaire au Développement Économique, Agricole et Industriel de Dourados, 2011). Pour l’heure, c’est en effet le cluster industriel « his- torique » de Riberão Preto-Sertãozinho (SP) qui dispose du savoir-faire et de l’outil de

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production spécifique au secteur (mécanique en particulier) et draine l’activité générée par les usines à proximité de la ville de Dourados. La municipalité s’est munie de plu- sieurs dispositifs, parmi lesquels la mise à disposition de foncier pour l’implantation des usines, des exonérations ou allégements fiscaux et des programmes de formation de la main-d’œuvre via le SENAI (Service National de l’Apprentissage Industriel; source : entretiens avec les services municipaux, 2011 et 2012).

Le gouvernement fédéral encourage également les entreprises du secteur à occuper la nouvelle frontière de la canne à sucre. En 2007, un programme important de déve- loppement régional du Centre-Ouest (PEDCO) est lancé pour la période 2007-2020, offrant des financements et incitations fiscales pour encourager les entreprises à investir dans la région. Des financements publics d’aide à l’investissement sont relayés par la BNDES (Banque Nationale de Développement Économique et Social). En parallèle, afin d’améliorer les infrastructures et faciliter la circulation et l’exportation de l’éthanol, le gouvernement, en associant des entreprises ayant des intérêts dans le secteur (Cosan, Odebrecht Transport – ETH-Bioenergia, Petrobras, etc.) a lancé depuis 2007 des travaux de construction d’alcoolducs qui doivent relier les zones de production aux ports d’expor- tation. Enfin, en 2009, le Ministère de l’Agriculture via l’EMBRAPA (Empresa Brasileira de Pesquisa Agropecuária, ou institut de recherche en agriculture) a publié un zonage

Figure 3 : Localisation des usines dans l’État du Mato Grosso do Sul

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agroécologique de la canne à sucre (ZAE Cana), mettant en évidence les zones les plus propices à l’expansion de sa culture. Le décret d’application stipule que les conditions du financement public au secteur sucroénergétique devront respecter ce zonage. Les régions les plus propices se localisent en grande majorité dans le Cerrado4, véritable eldorado vert, mais contournent prudemment la région amazonienne et le Pantanal.

Avec des points de vue parfois différents selon les niveaux administratifs, les acteurs publics sont engagés dans ce qui est souvent nommé par les géographes brésiliens « la guerre des lieux ». Faisant jouer la concurrence des territoires et la volatilité spatiale des firmes, ils tentent d’attirer des activités tout en cherchant paradoxalement à accroître leur maîtrise sur les processus de développement. S’ils rencontrent un certain succès au sud du Mato Grosso do Sul grâce à l’installation de la transformation de la canne à sucre et de l’activité agricole induite, les équipementiers et prestataires de services demeurent dans le bassin historique de São Paulo.

2.3.2. Du complexe agroindustriel à l’agribusiness ?

Ces programmes et instruments de gestion et d’orientation de l’expansion de la canne à sucre ont pour objectif d’inciter les entreprises à investir dans le secteur sucro-énergé- tique tout en se prémunissant contre la critique des mouvements environnementalistes.

Depuis 2006 surtout, le Sud de l’État du Mato Grosso do Sul a accueilli de nombreux investissements, pour certains extérieurs au secteur et dont une partie provient de groupes étrangers. Le groupe Odebrecht, première entreprise brésilienne de construction civile, par l’intermédiaire de sa filiale ETH-Bioenergia, a investi dans trois usines dans l’État du Mato Grosso do Sul, dont deux sont localisées à proximité de Dourados. Le groupe fran- çais Louis Dreyfus Commodities, l’un des principaux négociants mondiaux en matières premières, se positionne aussi dans l’activité à travers son entreprise spécialisée, Biosev S.A. Entrée en bourse récemment, Biosev S.A. possède trois usines, localisées elles aussi à Dourados. Ces dernières années ont également été marquées par des mouvements de fusions-acquisitions, telles celle unissant le groupe pétrochimique Shell au premier groupe sucrier du Brésil, la Cosan, donnant le jour au groupe Raízen en 2011.

L’expansion sucro-énergétique dans l’État du Mato Grosso do Sul se réalise par le biais de l’installation de nouvelles usines, qui créent un marché local. Dotées des der- nières technologies, elles appartiennent souvent à des groupes qui marquent leur diffé- rence vis-à-vis des modes traditionnels d’organisation du secteur. D’une part, une partie des capitaux est extérieure à l’usine et apporte de nouveaux modes de gestion ; de l’autre, l’implantation de l’activité dans une zone nouvelle, sans culture professionnelle et insti- tutionnelle associée, permet d’apporter des innovations sans trop de frictions. Le pilotage de cette dynamique par les industries conduit à une relative concentration du phénomène entre les mains d’un petit nombre d’acteurs, dotés d’une forte emprise spatiale. Les usines contribuent ainsi à réorganiser l’espace local et ses dynamiques économiques et sociales.

4 Le Cerrado entendu comme biome, s’étend sur plus de 20 % du territoire brésilien et se caractérise par une végétation de savane arborée et une biodiversité très riche. Le gouvernement et l’EMBRAPA considèrent qu’il renferme l’essentiel des terres encore estimées disponibles pour l’agriculture au Brésil, soit 100 millions d’hectares (Contini et al., 2010).

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Ces évolutions s’accompagnent de transformations en profondeur dans l’organisation de l’activité industrielle mais aussi agricole. Elles ont provoqué une inflexion plus pro- fonde au sein du secteur, le projetant de l’étape du complexe agroindustriel à celle de

Figure 4 : Zonage Agroécologique de la canne à sucre

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l’agribusiness. Concept diffusé à partir des années 1960 sous l’impulsion de Davis et Goldberg5, l’agribusiness incarne la complexification des processus et leur fonctionne- ment dans un système interconnecté entre production, transformation et distribution des produits agricoles et qui remet en cause la division traditionnelle en secteurs d’activités (Guilhoto, 2004). Contribuant à transformer en profondeur l’agriculture et les relations sociales de travail, il modifie aussi les jeux d’acteurs. Heredia et al. (2010) l’envisagent comme une exacerbation du CAI. Le chaînon agricole perd de son poids, au profit du pilo- tage industriel et, plus largement, de l’ensemble des activités des entreprises ou groupes qui la contrôlent, souvent insérés dans des réseaux internationaux. Dès lors, les activités ne peuvent plus être envisagées uniquement à l’échelle locale mais doivent être pensées à l’échelle de leur fonctionnement, transectoriel – en l’occurrence agricole, industriel, énergétique – et multi-scalaire. Ces changements d’échelle et de gouvernance modifient en retour les territoires et leur organisation.

2.3.3. Changement d’utilisation du sol dans la région de Dourados

L’expansion de la canne à sucre dans la région de Dourados se traduit par des chan- gements importants dans l’utilisation et l’occupation du sol. L’élevage bovin reste l’acti- vité dominante en termes de superficie au vu des deux derniers recensements agricoles : il s’étendait en 2006 sur 26 millions d’hectares, soit presque 90 % de la surface agricole de l’État du Mato Grosso do Sul (IBGE, 2009). Sur la période 1995-2006 on note une légère diminution (moins 1,3 million d’hectares) alors que les surfaces dédiées aux cultures tem- poraires passent de 1,7 million d’hectares en 1995 à 3,7 en 2006. Cette évolution s’explique par des nouvelles pratiques d’élevage, plus intensives, qui font reculer les besoins de foncier et, par la progression des cultures de soja, de maïs et de canne à sucre sur les pâturages. La région de Dourados, quant à elle, présente des évolutions singulières : les surfaces dédiées à l’élevage y sont moins prégnantes que dans le reste de l’État (44 % de la superficie agricole en 2006) et marquent une tendance plus nette à la baisse (-25 % entre 1995 et 2006). Dans le même temps, les cultures temporaires doublaient sur la période.

Des données intercensitaires à l’échelle des municipes amènent à reconstituer trois types d’effets produits par la canne à sucre sur les dynamiques agraires régionales. Ils sont spatialement distribués en fonction de leur proximité avec l’aire d’influence de la canne (figure 5). Une première zone, celle de la concentration de la canne à sucre, consacre l’intensification de l’usage du sol via l’expansion de cette dernière ; elle gagne sur les terres de pâture, qui reculent régulièrement entre 2006 et 2012, mais aussi sur le soja, phénomène plus surprenant, sachant que l’oléoprotéagineux progresse partout ailleurs au Brésil (détails des chiffres en annexe I). Une deuxième zone, immédiatement périphé- rique à celle-ci, marque une intensification de l’usage du sol par les grandes cultures, qui remplacent les pâturages et se consolident dans les assolements. Le soja comme la canne y progressent. Enfin sur les marges, la zone 3 subit un mouvement inverse de déprise des grandes cultures alors que l’élevage, relégué de la zone centre, y progresse.

5 Voir en particulier: Davis, J. and Goldberg, R. (1957). A Concept of Agribusiness, Harvard University, Boston.

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Figure 5 : Dynamiques agraires dans l’aire d’infl uence de la canne à sucre

Les travaux de terrain permettent d’affi rmer que la canne à sucre s’installe en prio- rité dans des exploitations de superfi cie importante, permettant de produire des volumes conséquents sur des terres d’un seul tenant. Le processus d’expansion de la canne à sucre se réalise alors sur les terres occupées précédemment par de l’élevage extensif ou des grandes cultures destinées à l’alimentation animale (soja, maïs). Elle consolide l’intensi- fi cation de l’usage du sol au détriment de l’élevage extensif et, en sa zone de concentra- tion maximale, du soja. Elle reporte en revanche sur ses marges les activités d’élevage, et semble même y provoquer une désintensifi cation agricole dans la mesure où, dans le même temps, l’ensemble des cultures temporaires de la zone 3 ont reculé de 15 %. Les productions vivrières caractéristiques des exploitations de petite taille restent peu concer- nées, à quelques exceptions près, sur lesquelles nous reviendrons dans la partie suivante.

Le Centre-Ouest brésilien est une nouvelle fois l’espace d’accueil privilégié pour un agri- business toujours plus moderne, transectoriel et connecté au monde. Avec le développement des agrocarburants, le biome du Cerrado conforte son rôle de front agricole et de vitrine de l’économie verte (Aubertin et Pinton, 2014). Il traverse une intense phase de changement agraire, portée un agribusiness auquel les zonages agroécologiques apportent un gage de res- ponsabilité environnementale, face aux marchés et à l’opinion publique. Les données agri- coles régionales déjouent aussi les critiques renvoyant dos à dos les agrocarburants et les cultures alimentaires puisque ce sont d’abord les productions pour l’alimentation animale qui se trouvent affectées (soja, pâturages), a fortiori si les parcelles exploitées sont grandes.

3. Transferts de contrôle foncier, inclusions et exclusions sociales à Dourados Les changements d’utilisation du sol se font dans la région au prix d’un transfert du contrôle du foncier entre acteurs. Cette partie présente les modalités de ce transfert et les tensions suscitées auprès des populations locales.

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3.1. Une quête de terres parfois ardue

L’agribusiness nouvellement implanté aux alentours de Dourados mobilise des modes d’approvisionnement jusqu’alors peu répandus. Plutôt que d’utiliser l’agriculture sous contrat, historiquement majoritaire dans l’État de São Paulo, les nouveaux acteurs agro-industriels se substituent aux agriculteurs en utilisant quasi-exclusivement la « parceria agrícola » comme relation contractuelle. Ce mode de faire-valoir consiste à établir un contrat avec un propriétaire foncier, pour une durée de 6 à 12 ans (1 ou 2 cycles de production de la canne) pendant lesquels l’usine prend en charge l’intégralité de la production avec ses propres employés et machines agricoles. Spatialement, ces phénomènes touchent le pourtour des usines, où les tractations sont les plus intenses pour accéder au foncier pour des raisons essentiellement techniques. La canne devant être transformée le plus rapidement possible après la récolte (24 h au maximum) pour ne pas altérer sa teneur en saccharose, le rayon d’approvisionnement idéal ne doit pas dépasser 40 km. L’enjeu est alors de réunir suffisamment de parcelles à proximité des usines pour assu- rer la livraison de la matière première, ce qui peut représenter un réel défi au vu des volumes nécessaires ; l’usine de São Fernando par exemple, l’une des plus grandes, annonce sur son site internet disposer d’une superficie agricole de 60 000 ha. Une compétition pour l’accès au foncier s’engage alors entre les acteurs, porteurs de différents projets d’utilisation du sol. Offrant une rentabilité avantageuse par rapport à l’élevage et plus aléatoire au regard du soja, les parceria agrícolas présentent l’intérêt de générer une rente sans aucune intervention du propriétaire ou de l’exploitant. Ils sont rémunérés en proportion de la récolte et de sa qualité. Les usines prennent aussi à leur charge les frais d’entretien et d’aménagement des parcelles, valorisant le foncier dans une région sujette à d’importants problèmes d’érosion et d’épuisement des sols.

Les enquêtes menées montrent cependant que la localisation des champs de canne ne se fait pas tant en fonction de l’aspect dégradé ou non d’une terre, que de l’attrait des contrats pour les propriétaires fonciers. Par ailleurs, la rémunération relative de la canne à sucre avec l’élevage est globalement avantageuse, mais se montre plus aléatoire face au maïs ou au soja. Les producteurs de soja ont pu, dans un premier temps, se laisser séduire mais la durée de l’engagement et les difficultés économiques traversées par les usines depuis trois ans les poussent à la retenue. Ainsi, les craintes initiales d’une mainmise généralisée des usines sur les terres de grandes cultures sont pour l’instant écartées même si celle-ci demeure largement tributaire de l’évolution des prix relatifs des produits. C’est donc des marchés et des soutiens publics au secteur sucro-énergétique que dépend la dynamique foncière, sans que l’hégémonie annoncée des usines ne se confirme encore.

Pour faire face à l’incertitude, certaines d’entre elles tentent d’acquérir du foncier mais se trouvent rapidement limitées par les capitaux importants que cela demande. Toutes offrent des loyers décroissants avec la distance, tentant de garantir le contrôle des terres les plus proches en redistribuant la rente foncière lorsque les prix relatifs du soja ou de l’élevage ne les favorisent pas (source : entretiens avec des représentants des usines).

3.2. Concentration foncière et dépossession

Les usines souhaitent utiliser le foncier directement et sans intermédiaires pour répondre à leurs stratégies industrielles, mais ne semblent pas faire de l’appropriation un objectif en soi. On retrouve ici l’analyse de Peluso et Lund (2011), pour qui le contrôle

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du foncier est le principal enjeu des investissements qualifiés de fonciers. C’est lui qui confère du pouvoir aux acteurs qui le détiennent et conduit à une captation de la rente, plus que la propriété en elle-même. La configuration locale relève alors du land grabbing tel que défini par Borras et al. (2013: 405), à savoir « the capturing of control of relatively vast tracts of land and other natural resources through a variety of mechanisms and forms involving large-scale capital that often shifts resource use to that of extraction, whether for international or domestic purposes, as capital’s response to the convergence of food, energy and financial crises, climate change and mitigation imperatives and demands for resources from newer hubs of global capital ». Elle conduit à une concentration foncière et à un déplacement du contrôle du foncier vers les usines, chacune cultivant plusieurs dizaines de milliers d’hectares (source : entretiens producteurs et usines, 2011 et 2012).

Les acteurs cédant le contrôle de leurs terres sont principalement des propriétaires moyens à grands, ou des cultivateurs-éleveurs, conduisant à deux situations différentes : dans la pre- mière, les exploitants-propriétaires cèdent l’usufruit de tout ou partie de leurs parcelles aux usines et cessent de produire ; dans la seconde, les propriétaires non exploitants retirent les terres à leurs fermiers en fin de bail et se tournent, le cas échéant, vers des contrats plus rému- nérateurs avec les usines. Cette réorganisation du travail agricole par l’agribusiness conduit à l’émergence d’une nouvelle figure locale, l’exploitant-propriétaire devenu rentier rural, subs- titué dans sa fonction par les industries de transformation (Lima et Garcia, 2011 : 376).

La dépossession est en apparence temporaire car la durée des contrats rend le contrôle foncier réversible et permet aux usines de réajuster épisodiquement leurs stratégies ; en contrepartie, l’instabilité que cela génère rend les usines vulnérables aux retournements de marché. Dans les faits, le coût d’un retour aux productions antérieures sur les parcelles cultivées avec de la canne à sucre serait élevé en raison des aménagements nécessaires et du travail du sol. Ce coût serait particulièrement élevé pour revenir à l’activité d’élevage, qui demanderait de reconstruire les clôtures et les aménagements pour le bétail (points d’eau, abris, etc.). Lorsqu’on sait que ce sont avant tout les producteurs en difficulté qui ont cédé de leurs terres aux usines pour résoudre des problèmes de trésorerie ou pour cesser plus facilement leur activité (absence de repreneurs, ou volonté de maintenir le patrimoine immobilier dans la famille), il est fort à parier qu’ils éviteront une telle situa- tion. La dépossession n’est alors pas immédiatement perçue comme telle, d’autant qu’une partie de la rente revient au propriétaire.

3.3. Anciens conflits et nouvelles tensions locales

À Dourados, l’arrivée des entreprises sucro-énergétiques participe à la réactivation de conflits historiques. Avant les vagues de migrations agricoles du début du XXe siècle, le sud du Mato Grosso do Sul était essentiellement occupé par les peuples amérindiens Kaiowá et Guarani. À partir des années 1980, ces populations ont initié des luttes pour la récupération de leurs territoires traditionnels, qui ont été parmi les plus violentes de celles que compte la question amérindienne brésilienne en cette fin de XXe siècle. L’arrivée de l’agribusiness sucrier depuis les années 2000 contribue à réactiver ces luttes, car les usines cultivent parfois illégalement sur leurs terres, mais aussi parce qu’elles ont mobi- lisé de la main-d’œuvre amérindienne dans des conditions qui ont fait polémique (accu- sation de travail esclave). L’entreprise Raízen (fusion de Shell et Cosan) a été dénoncée

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dans un rapport du CIMI – Conselho Indigenista Missionário – pour avoir illégalement cultivé de la canne à sucre sur des territoires amérindiens (Survival international, 2010).

Le gouvernement fédéral, à travers la Funai – Fundação Nacional do Indio – effectue de nouvelles délimitations de terres, dont celle d’Iguatemipegua I couvrant 41 000 hec- tares partiellement situés sur la commune de Dourados et qui remet également le feu aux poudres. Entre 2003 et 2012, le Mato Grosso do Sul est l’État qui a compté le plus d’as- sassinats au Brésil (Girardi, 2013) et 64 conflits impliquant des Amérindiens enregistrés par la CPT – Comissão Pastoral da Terra – en 2012 étaient liés à l’accès à la terre (Canuto, 2013). La délimitation des réserves et les conflits fonciers qu’elle génère sont identifiés par la Comissão Pastoral da Terra comme le conflit local le plus fort.

Parallèlement, des débats entourent les interactions entre la culture de la canne à sucre et les petites exploitations agricoles, sur fond de sécurité alimentaire locale et de protection de la diversité agricole. Le sud du Mato Grosso do Sul est, une fois encore, marqué par les luttes agraires et a été le théâtre de violents conflits entre paysans sans terres et propriétaires terriens, qui ont émaillé les années 1990 et début 2000. Jusqu’au début des années 2000, cette partie de l’État a été l’un des principaux points chauds des luttes du Mouvement des Sans Terre pour la réforme agraire. La microrégion de Dourados était classée au cinquième rang national du nombre d’occupations de terres pour la période 1988-2004 (Fernandes, 2004). Elle a aussi été le terrain de quelques victoires, puisqu’aujourd’hui, plus de la moitié des exploitations de la microrégion ont moins de 100 ha, dont de nombreux assentamentos6 ruraux. L’arrivée des usines pose à ces derniers un problème politique et éthique, dans la mesure où les assentados n’ont pas le droit, en vertu de la loi, de confier à autrui le travail agricole et ont l’obligation de produire sur leur exploitation. Ils sont pourtant situés dans des ensembles spatiaux continus qui, réunis, regroupent des superficies intéressantes pour l’exploitation de la canne à sucre, en dépit de la petite taille des lots fonciers pris individuellement. Les usines exercent sur ces terres une pression discrète mais continue. Les responsables militants rencontrés font état de débats internes aux assentamentos, assez tumultueux, sur la stratégie collective à adopter face à ces sollicitations, tant pour leurs besoins de foncier que de main-d’œuvre. Le projet socialisant et révolutionnaire du mouvement leur semble difficilement compatible avec une collaboration économique avec le sec- teur sucro-énergétique, et les expériences menées dans l’État de São Paulo ne peuvent être reproduites ici car les usines alentours refusent l’agriculture sous contrat (source : entretiens avec des chercheurs et INCRA).

Ces populations, déjà marginalisées de l’économie dominante et de la production agri- cole, reçoivent donc des pressions pour céder collectivement l’exploitation de leurs terres aux usines, permettant ainsi de réunir des superficies conséquentes. Elles risquent une éviction progressive de l’activité, voire du territoire. Elles trouvent en revanche la voie de la prolétarisation via des opportunités d’emploi pour effectuer les tâches les plus pénibles dans la production (source : entretiens Comissão Pastoral da Terra et représentant d’une usine), la récolte et la transformation de la canne à sucre. La CPT interprète l’emploi de ces populations dans le processus productif sucro-énergétique comme un moyen, pour les

6 Les assentamentos sont un ensemble continu de propriétés agricoles rurales attribuées à des paysans sans terre au titre de la réforme agraire.

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employeurs, d’apaiser les tensions et d’affaiblir les mouvements sociaux, outre le fait que cela comble un besoin de main d’œuvre bon marché devenant rare.

Mais la progression de la canne à sucre a plutôt tendance à perturber une économie à dominante agricole qui s’est constituée depuis une trentaine d’années autour de la pro- duction de grains. L’enquête de terrain montre une réticence d’une partie des acteurs du monde agricole face à l’arrivée de cette activité. La microrégion de Dourados compte 57 % des surfaces semées en soja de l’État, produit 61 % du soja de l’État (IBGE/PAM, 2011).

Son économie est solidement basée sur cette production, autour de laquelle prospère un nombre important d’activités, de services et de commerces : coopératives, syndicats, col- lecteurs, conseil agricole, fournisseurs d’intrants, laboratoires d’analyse etc. Une partie des producteurs observent les tensions sur le prix du foncier et craignent que les parcelles en location ne leur soient retirées. Les professionnels de la filière grains s’interrogent sur leur devenir, bien qu’ils ne soient encore que peu touchés par l’essor de la canne à sucre. Le fonctionnement du secteur sucro-énergétique ne leur ouvre en effet que peu de perspectives d’emplois induits : l’appareil industriel est piloté par des acteurs exogènes au territoire, son fonctionnement est relativement autonome des institutions et organisations professionnelles existantes car relevant d’une autre filière (source : entretiens auprès des organisations pro- fessionnelles agricoles). Les usines internalisant les services les plus courants, elles offrent des emplois salariés mais n’ont que peu recours aux prestataires de services de la région.

Pour tenter d’apaiser les tensions montantes, la municipalité tente d’inviter agriculteurs et usines à mettre en place un système d’approvisionnement par contrat, sur le modèle de celui de l’État de São Paulo. Mais cette attitude tient du « vœux pieux », voire de la pure com- munication, tant il est évident que le modèle productif adopté ne laisse pas de place à cela..

3.4. L’environnement : nouveau référentiel dans la lutte pour l’espace agricole Aux côtés des motifs traditionnels de conflits sociaux de la région (accès à la terre, défense de modes de vie paysans ou amérindiens) la question environnementale s’impose progressivement comme un mode d’expression des mécontentements. Objet consensuel autour duquel les acteurs peuvent légitimer des positions, il devient un passage obligé des revendications. Autour de lui les alliances se réorganisent, au mépris des scissions histo- riques entourant le monde agricole. Ainsi le gouvernement de l’État du Mato Grosso do Sul a lancé une opération concurrente au ZAE afin d’identifier les espaces qui seraient les plus aptes à accueillir différentes productions. Un Zonage Écologico-Économique – ZEE – a été établi dans lequel le zonage de la canne à sucre diffère de celui du gouvernement fédéral. Il autorise sa production et l’implantation d’usines dans la zone de l’Alto Taquari et de la Serra de Maracaju, dans le bassin hydrographique du Paraguay, où des affluents prennent leur source et participent à la formation écologique du Pantanal. Le gouverne- ment de l’État du Mato Grosso do Sul maintient que la canne à sucre dans ces espaces serait sans incidence sur le Pantanal et fait pression sur le Ministère Fédéral de l’Agricul- ture pour qu’il révise le décret instituant le ZAE-Cana et donne au secteur la possibilité d’investir le bassin hydrographique de l’Alto Paraguay. Cette initiative a donné lieu à des débats houleux et à quelques tentatives d’intimidation (entre le gouverneur de l’État et le Ministre de l’Environnement de l’époque par exemple), chacune des parties s’appuyant sur des arguments environnementaux pour légitimer des positions antagoniques. Cette

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« guerre de la canne »7 est amplement relayée par les médias professionnels, mobilisés pour accentuer la pression sur le gouvernement fédéral dans cette lutte pour accéder à de nouveaux espaces productifs. Sous leurs atours d’instruments de garantie de durabilité, les zonages sont aussi le moyen d’une lutte entre divers échelons administratifs, dans une tentative des pouvoirs locaux (État et infra) de se réapproprier leurs choix de développe- ment face à des pressions nationales et internationales.

À l’échelle municipale, l’environnement a aussi été mobilisé par différents acteurs pour contester l’implantation locale de la canne à sucre. Une partie des conseillers muni- cipaux – appuyés par les mouvements sociaux paysans et amérindiens, associés à une partie des habitants de la ville - sont ainsi parvenus à faire voter en 2008, un décret inter- disant le brûlis de la partie supérieure de la canne avant récolte (dites queimada), pour des raisons sanitaires et environnementales. Le secteur y a répondu par la mécanisation progressive de la récolte. Plus récemment, un autre élément de discorde enflamme la vie politique locale : la « vinhaça » résidu liquide issu de la transformation de la canne, et épandu comme fertilisant dans les champs de canne. Cette pratique crée un environne- ment favorable à la « mosca-de-estabulo », une mouche qui envahit les habitations et nuit au bétail. Habitants et éleveurs s’unissent pour exiger un encadrement du secteur sucrier.

Ces alliances permettent à des acteurs habituellement conservateurs et peu sensibles aux questions environnementales de se faire entendre.

Les agro-industriels, enfin, jouent aussi la carte environnementale en affirmant implan- ter les cultures préférentiellement sur des terres de pâturages dégradées qu’elles fertilisent et restaurent peu à peu. Elles y associent le discours d’une énergie propre et affichent ainsi un impact favorable sur l’environnement qu’elles font valoir lors des négociations sectorielles et politiques.

Conclusion

L’évolution du secteur sucro-énergétique traduit les transformations que traverse la pro- duction agricole au Brésil. La canne à sucre est très ancienne sur le territoire brésilien, d’abord symbolisée par la Casa grande e senzala (titre d’un célèbre ouvrage de Gilberto Freyre), qui avait joué un rôle fondamental dans la formation sociale et agricole du pays, renvoyant à la société patriarcale et inégalitaire des premiers temps. L’engenho (petite usine artisanale) à vapeur a constitué l’un des premiers signes de l’industrialisation en aval de la production. Au long de ce processus, les phases de développement puis de crise du secteur se sont accompagnées d’un déplacement géographique de la production piloté par l’appareil industriel et les grandes unités de production, transformant profondément le secteur sucro- énergétique à chacune de ses migrations spatiales. Ces dernières ont constitué des moments charnière dans la modernisation du secteur, entré dans le complexe agroindustriel à l’orée des années 1980 et spatialisée dans l’État de São Paulo, puis dans un agribusiness mondia- lisé depuis les années 2000 qui gagne sur le Cerrado et le Centre-Ouest.

L’agribusiness est le principal moteur du développement de ces espaces que la canne vient encore conforter. Elle en change cependant les principales caractéristiques dans la mesure où elle modifie les rapports de production préexistants : elle transforme des

7 « Guerra da cana » est le terme utilisé par le media Brasilagro pour qualifier cet épisode.

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exploitants en propriétaires rentiers qui s’urbanisent et peuvent perdre le lien avec l’acti- vité agricole. Parallèlement, l’internalisation des activités de production primaire et de transformation mène à une industrialisation (et conséquente prolétarisation) du travail agricole, qui fonctionne sous le régime exclusif du salariat. Il en va de même pour les services à la production, qui ne reposent plus sur de l’offre indépendante locale.

Les pouvoirs publics et les représentants du secteur primaire portent le discours d’un développement soutenable porté par une entrée dans l’économie verte. Elle signe l’inté- gration de ces espaces longtemps marginalisés à la dynamique économique nationale.

L’observation des modalités d’implantation et du fonctionnement du secteur sucro-éner- gétique dans la région de Dourados montre que l’essor de la production d’agrocarburants y est indéniable. Son implantation locale est cependant davantage le fait d’un phénomène de déconcentration du pôle sucrier de São Paulo que d’une réelle décentralisation des acti- vités et des compétences. Ces implantations se font aussi au prix d’une compétition entre territoires – la guerre des lieux – qui renvoie plutôt à une fragmentation des territoires et à des spécialisations productives régionales (Elias, 2011 ; 2012 ; Frederico, 2013), qualifiée de désintégration compétitive (Araujo, 2000).

La transversalité de la filière, son imbrication avec les marchés internationaux et les investissements croisés dont elle a fait l’objet – attirant en particulier des capitaux issus de la filière des hydrocarbures - déplacent un peu plus les centres de gouvernance en dehors des espaces productifs et participent, sur place, à accroître la concentration fon- cière. Ces aspects fragilisent les structures locales du pouvoir (politique et agraire) et peuvent, comme le suggèrent certains auteurs, être l’occasion de renégocier la position des différents acteurs et les rapports de force qu’ils entretiennent. Localement en effet, les modalités d’implantation du secteur sont également nuancées. Il participe à exacerber les tensions autour du foncier et confirme le risque d’une exclusion des populations déjà marginalisées mais déstabilise aussi d’autres acteurs a priori moins vulnérables : les éle- veurs extensifs et les producteurs de grandes cultures, dont les terres sont convoitées plus que toutes autres.

Aux côtés du foncier, l’environnement s’est imposé comme un objet de luttes et de positionnements. Ventant une production propre et une utilisation plus intensive du sol dans un pays aux frontières agricoles controversées, le secteur sucro-énergétique fait de ces aspects un étendard pour consolider ses positions et solliciter des appuis poli- tiques. Les données régionales montrent cependant que l’intensification autour des usines repousse les systèmes plus extensifs sur les marges, contribuant à étendre l’emprise spa- tiale des activités agricoles dans une zone limitrophe du Pantanal. On retrouve là des tendances assez partagées dans les grands pays agricoles d’Amérique du Sud suite à l’emballement sur les marchés agricoles des années 2000, où l’intensification des espaces agraires déjà consolidés repousse les fronts agricoles plus en avant. L’usage plus intensif des sols conduit donc paradoxalement à une déconcentration agricole à une échelle plus large, accompagnée d’une dégradation des milieux naturels excentrés.

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Références

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