• Aucun résultat trouvé

Michel Houellebecq L ESPRIT FRANÇAIS RÉGIS DEBRAY. L Église s est engagée dans un long processus de suicide

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "Michel Houellebecq L ESPRIT FRANÇAIS RÉGIS DEBRAY. L Église s est engagée dans un long processus de suicide"

Copied!
185
0
0

Texte intégral

(1)

REVUE MENSUELLE FONDÉE EN 1829

Président d’honneur : Marc Ladreit de Lacharrière, membre de l’Institut

o c t o b r e 2 0 1 9

OCTOBRE 2019L’ESPRIT FRANÇAIS

Michel

Houellebecq

“L’Église s’est engagée dans un long processus de suicide”

DOSSIER

L’ESPRIT FRANÇAIS

LA FRANCE JUIVE

Par Sébastien Lapaque

AMÉRICANISATION

Le triomphe du biais racialiste

RÉGIS DEBRAY

“La société des individus est à bout de souffle”

La Tour d’Argent

Paris

MAISON FAMILIALE INDÉPENDANTE

L’ABUS D’ALCOOL EST DANGEREUX POUR LA SANTÉ, À CONSOMMER AVEC MODÉRATION.

laurentperrierrose www.cuveerose.com Photographe : Iris Velghe / Illustration : Pierre Le-Tan

LPCR18_TourArgent_148x235_FR.indd 1 22/07/2019 12:41

(2)
(3)

› Valérie Toranian

Événement

10 | Michel Houellebecq. « L’Église catholique s’est engagée dans un long processus de suicide »

› dialogue avec Geoffroy Lejeune

Dossier | L’esprit français

28 | Régis Debray. « La société des individus est à bout de souffle »

Valérie Toranian et Marin de Viry 41 | De la légèreté française

Michel Delon

49 | L’esprit des mots français à l’étranger

Lucien d’Azay

55 | L’humour français à l’époque des nouveaux « agelastes »

Jacques de Saint Victor 65 | L’esprit français a disparu

Marin de Viry

70 | Bernard-Henri Lévy et Alain Finkielkraut : la France juive

Sébastien Lapaque

82 | Quelques remarques sur un objet imprécis : l’esprit français au XVIe siècle

François Roudaut

90 | Le romantisme au pouvoir

Stéphane Guégan

95 | Metin Arditi. « Le panache français ne protège pas contre la pluie ! »

Robert Kopp Littérature

104 | Un soir à Samten Dzong

Éric Faye

111 | Le prix Goncourt 1919

Robert Kopp

119 | Jean d’Ormesson versusMichel Houellebecq

Marin de Viry

2 OCTOBRE 2019

(4)

Études, reportages, réflexions

124 | Les décoloniaux œuvrent à l’américanisation de nos imaginaires collectifs

Barbara Lefebvre

132 | Bad Medicine. Quand la médecine nuit gravement à la santé

Kyrill Nikitine

138 | La tyrannie douce des systèmes chinois de notation sociale

Annick Steta

Critiques

146 | Livres – Les usages de l’hospitalité

› Patrick Kéchichian

148 | Livres – Nietzsche, poète mais philosophe

› Eryck de Rubercy

151 | Livres – Éloge d’un traître

› Olivier Cariguel

153 | Livres – De Romilly, Adorno

› Frédéric Verger

156 | Livres – La fin d’un monde halluciné

› Jean-Pierre Listre 159 | Cinéma – Fantômes

› Richard Millet

162 | expositions – Un au-delà tout confort

› Bertrand Raison

165 | Disques – L’opéra contemporain est bien vivant

› Jean-Luc Macia

Les revues en revue Notes de lecture

(5)

4

S

i l’Église retrouvait son ancienne splendeur, pourrait-elle réparer notre civilisation endommagée ? La question posée par une revue catholique américaine à Michel Houelle- becq a donné naissance à un dialogue inspiré et inédit en France entre notre grand romancier pessimiste et Geoffroy Lejeune. Leur échange, que nous reproduisons dans ce numéro, est un état des lieux très critique sur le « long processus de suicide » entamé par l’Église depuis des siècles. Il serait bien, écrit Michel Houellebecq, que l’Église cesse d’accorder « trop d’importance à la raison », « qu’elle se rapproche de l’orthodoxie », qu’elle « limite ses interventions dans les domaines qui ne sont pas directement de son ressort (la recherche scientifique, le gouvernement des États, l’amour humain) ». Et que sa liturgie s’inspire du pentecôtisme : « l’homme […] est avant tout un être de chair, et d’émotion, il serait bien de ne pas l’oublier ».

Ouvrage après ouvrage, Régis Debray poursuit sa réflexion sur la place du sacré, de l’irrationnel et des croyances dans notre société moderne. Dans son nouvel et brillant essai, Du génie français (1), il examine les mérites respectifs de Stendhal et de Victor Hugo pour occuper la place de grand écrivain national incarnant l’art d’être

OCTOBRE 2019

(6)

français. Au panache stendhalien, il préfère Hugo le géant, visionnaire et mystique. « Nous sommes en train de passer du moment stendhalien au moment Hugo », explique-t-il dans le grand entretien qu’il nous a accordé. « La société de Stendhal est avant tout celle du « “tout à l’ego”. […] Hugo est plus contemporain puisqu’on sent bien que la société des individus est à bout de souffle. » L’auteur du Rouge et le Noir a eu les faveurs de la photo officielle du président Macron. « Macron a pris un risque, commente Régis Debray : celui d’afficher son idéal du moi. C’est un vœu à la fois d’affranchissement des préjugés – qu’il a accompli en épousant sa professeure de français – mais aussi un désir narcissique avec la figure de Stendhal et celle de ses héros. » Pour le philosophe, dont le pseudonyme à l’époque de sa jeunesse révolutionnaire était Fabrizio, « nous avons tous été stendhaliens car nous avons tous été jeunes ».

Mais le génie français, n’est-ce pas justement Stendhal et Hugo ?

« L’art d’être français, s’il y en a un, est effectivement un art de com- position, explique Régis Debray ; un jeu entre Stendhal – version basse – et Hugo – version haute. Disons entre l’esprit de cour, qui se transforme en esprit de salon au XVIIIe siècle, et l’esprit de café, celui du Neveu de Rameau, de Jacques Prévert, du surréalisme. »

Comment définir l’esprit français ? « Chacun aimerait bien le cap- ter […], mais personne ne sait ce que c’est », constate Marin de Viry :

« Il est provisoirement fini mais il est éternel, un peu comme la foi chez celui qui la perd. »

Lucien d’Azay s’est amusé à épingler les mots français qui émaillent les langues étrangères et qui reflètent le plus souvent les lieux com- muns qui conditionnent la perception des Français. « L’Italien désigne couramment et plaisamment un séducteur par l’expression “tombeur de femmes” (“tômbère dé fâmes”). […] Même chose en anglais, où la moindre entorse au protocole idéologique se dit “faux pas” tandis que l’étiquette “femme fatale” vient se coller presque naturellement sur toute séductrice un tant soit peu coquette et intelligente (la morale qui en découle stigmatise, comme pour compenser ce charme irrésis- tible, la “légèreté” française, vouée à la grivoiserie, et conduisant à de dangereuses liaisons). »

(7)

6

vales, incarne au mieux l’esprit comique qui serait le propre de la modernité », écrit Jacques de Saint Victor. Cet esprit a été anéanti par le Grand Siècle et la suffisance de la cour du Roi-Soleil, où aucune dérision n’était autorisée, constate l’historien. « La Révolution n’a pas amélioré les choses. La cour n’est plus mais le jacobin ne rit pas pour autant car, comme le sans-culotte, sa tâche est trop lourde. » En 2019, déplore-t-il, « triomphent désormais ceux que Rabelais quali- fiait d’“agelastes”, c’est-à-dire ceux qui ne rient jamais et qui haïssent le rire ». Tous ces fous du politiquement correct qui « croient détenir la vérité, que ce soit celle de Dieu, de la nation, d’une Église, d’une secte ou de tout autre chose ».

Retour au XVIe siècle : « La forme reine capable […] de représenter au plus près l’esprit français est largement la poésie, affirme François Roudaut, professeur à l’université de Montpellier. Au siècle suivant, ce sera la prose qui assurera la fonction de cohésion de la nation. »

Le XVIIIe siècle, quant à lui, est « la rencontre de la superficia- lité mondaine et de l’efficacité philosophique ». Pour Michel Delon,

« on a pu le nommer “siècle de la légèreté” parce qu’un art de vivre aristocratique s’y allie à un besoin de liberté partagé bien au-delà des élites ». « Les étrangers sont séduits ou bien exaspérés par ces Français qui glissent à la superficie des choses et ne prennent rien au sérieux. »

Chateaubriand, Hugo… À partir du XIXe siècle, le grand écrivain français n’est-il pas l’écrivain engagé ? « Il faut faire remonter plus haut l’alliance de l’encre et du fer », précise Stéphane Guégan. « Les Pensées de Pascal ont été l’un des grands enthousiasmes de la première moitié du XXe siècle, on rappellera que leur auteur réunit tous les caractères de l’écrivain en lutte, et en butte aux attaques de l’ennemi ».

Pour Metin Arditi, interrogé par Robert Kopp, c’est le panache de Cyrano qui définit le mieux l’esprit français : « C’est ce qui a de l’allure, ce qui enlève, ce qui est beau. Mais c’est aussi ce qui est

OCTOBRE 2019

(8)

coûteux, ce qui entrave et ne protège pas de la pluie. » « Un périlleux modèle », souligne l’écrivain suisse, auteur du Dictionnaire amou- reux de l’esprit français (2).

Sébastien Lapaque a choisi d’évoquer deux figures d’intellectuels juifs, Alain Finkielkraut et Bernard-Henri Lévy, dont l’entrée sur la scène littéraire des années soixante-dix se situe pour le premier dans la « contestation résolue des illusions du progrès » et pour le second dans la proclamation du « renouveau de la métaphysique contre une philosophie accusée d’être accoucheuse de goulag ». « Au milieu de toutes les fièvres de leur temps, ils se sont efforcés d’incarner un franco-judaïsme généralement incompris », écrit-il. « Défendant la coïncidence parfaite de la République et de l’universel, avec la nation dans le cas d’Alain Finkielkraut, au-delà de la nation dans celui de Bernard-Henri Lévy, ils se sont obstinés à défendre une voie ouver- tement politique, démocratique, appuyée sur l’Europe » pour rendre impossible le retour de la persécution des juifs. Cet ancien modèle est aujourd’hui en perdition

Valérie Toranian

1. Régis Debray, Du génie français, Gallimard, 2019.

2. Metin Arditi, Dictionnaire amoureux de l’esprit français, Plon-Grasset, 2019.

(9)
(10)

ÉVÉNEMENT

10 | Michel Houellebecq. « L’Église catholique s’est engagée dans un long processus de suicide »

› dialogue avec Geoffroy Lejeune

(11)

10

S’EST ENGAGÉE DANS

UN LONG PROCESSUS DE SUICIDE »

› dialogue avec Geoffroy Lejeune

Comment l’Église pourrait-elle inverser le cours de l’histoire, reconquérir les cœurs et les esprits pour surplomber, si ce n’est dominer à nouveau, la société ? Autour de cette question, Michel Houellebecq et Geoffroy Lejeune, directeur de la rédaction de Valeurs actuelles, débattent de la place de la liturgie, du rôle de l’enfer dans les esprits, de grandes options doctrinales, de la sexualité dans les enseignements de l’Église, du rôle social de celle- ci… À rebours du discours catholique dominant, défensif et ayant intériorisé sa marginalité future, ils brossent les contours d’une contre-offensive.

La liturgie

Michel Houellebecq Il existe en France, beaucoup d’Améri- cains l’ignorent sans doute, un mouvement pentecôtiste ; j’en ai pris conscience alors que j’habitais, à Paris, près de la porte de Montreuil – un quartier alors pauvre, avec beaucoup d’immigrés récents. Attiré par des affiches, je me suis rendu à plusieurs célébrations – parfois animées par un télévangéliste américain en tournée. L’assistance était,

OCTOBRE 2019

(12)

événement

à 90 % au moins, noire. J’en garde un souvenir étrange, je pourrais presque douter d’avoir vécu ces moments. Les gens dansaient, chan- taient à tue-tête, « parlaient en langues » quelquefois mais pas trop, je n’ai jamais eu la sensation d’assister à un délire collectif, ni de me retrouver dans une secte. Le « signe de paix », réduit dans les messes catholiques à une poignée de main brève, gênée et glaciale, donnait lieu ici à d’interminables et chaleureuses embrassades. Et l’on parta- geait, à l’issue de la célébration, de copieuses victuailles.

« Si ces gens sont sauvés », disait à peu près (avec cruauté, mais jus- tesse) Nietzsche, « il faudrait qu’ils en aient davantage l’air ». J’ai com- pris dès ce moment que l’Église catholique avait beaucoup à gagner à se rapprocher de l’ambiance des célébrations pentecôtistes.

D’autant que cela n’a rien d’impossible. Cela a même été tenté, avec succès, par les communautés affiliées au « renouveau charismatique ». J’ai passé une semaine au sein de l’une d’entre elles, qui s’appelait à l’époque la communauté du Lion de Juda et de l’Agneau immolé, et j’y ai retrouvé exactement la même effusion, la même chaleur. Il n’y avait, du reste, à peu près que des Blancs – je dis ça pour établir, s’il en était besoin, que dès qu’il est question d’« affaires de cœur » (et la religion en est une, et même au plus haut degré), la race n’est pas un paramètre pertinent.

Une scène du même ordre peut se trouver dans les magnifiques dernières pages du livre d’Emmanuel Carrère, Le Royaume (1), situées cette fois dans la communauté de l’Arche, de Jean Vanier : je veux par- ler de ce moment où, dansant avec les autres et faisant face à Élodie, la jeune fille trisomique, il entrevoit le Royaume.

Bien que j’aie énormément aimé ces célébrations charismatiques, il demeurait cependant en moi un malaise, que je n’ai pleinement compris que grâce au très bon livre de Douglas Ken-

nedy, In God’s Country (2), où il relate son enquête sur le renouveau du christianisme évangélique dans les États de la Bible Belt.

On a parfois l’impression, en le lisant, que ce

renouveau ne peut concerner que des gens ayant un passé d’alcoolique, de drogué, de prostitué ou de sans-domicile fixe – qu’il ne s’adresse en aucun cas aux gens normalement intégrés dans la société, ayant passé

Michel Houellebecq est écrivain.

Dernier ouvrage publié : Sérotonine (Flammarion, 2019).

Geoffroy Lejeune est journaliste, directeur de la rédaction de Valeurs actuelles.

(13)

12 OCTOBRE 2019 OCTOBRE 2019

leur enfance dans une famille raisonnablement aimante. De fait, la communauté de l’Arche a pour vocation essentielle la prise en charge des handicapés mentaux ; et je n’aurais probablement pas séjourné dans la communauté du Lion de Juda si je n’avais pas été, à l’époque, victime d’une dépression sévère, en partie liée au chômage.

En somme, il semble que si les pentecôtistes peuvent récupérer des êtres au bord de l’abîme, ou même parfois un peu plus loin (ce qui est déjà un bien considérable, et il n’y a guère que les Témoins de Jéhovah, à cet égard, qui puissent leur être comparés), ils ne peuvent en aucun cas faire ce que l’Église catholique a si parfaitement réussi, durant de nombreux siècles : organiser le fonctionnement de la société dans son ensemble.

Geoffroy Lejeune Chaque dimanche depuis trente ans, j’ai connu à peu près tous les styles liturgiques. J’ai fréquenté des « charisma- tiques », notamment au sein de la Communauté de l’Emmanuel, et j’ai vu des gens danser, chanter, parler « en langues », bref s’adonner à toutes les effusions qu’on croyait réservées aux Américains. Je dois reconnaître qu’il règne dans ces assemblées une forme de joie, un peu inquiétante parfois parce que certains des membres semblent possédés (leur comportement lors de soirées dites de « guérison » laisse croire qu’en effet, on ne peut goûter à ce mystère que quand on est dans un sale état). Mais je ne me suis jamais senti aussi loin de Dieu qu’en ces occasions : n’étant ni malade ni dépressif, j’ai fini par croire que, n’arri- vant ni à pleurer à chaudes larmes ni à m’épancher au micro devant des inconnus, je n’étais tout simplement pas fait pour la foi.

Il est une blessure qui devrait être soignée par l’Église, c’est celle de ne pas connaître Dieu, ou de ne pas savoir le trouver. Dans les années soixante, quand les Beatles faisaient danser le monde, l’Église s’est demandé comment continuer à annoncer l’Évangile. En 1962, elle a convoqué le concile Vatican II. Des mauvaises langues remarquent que les cardinaux y sont arrivés en bateau, et qu’ils sont repartis en avion : l’institution venait d’entrer dans la modernité. En se rappro- chant des mœurs communes, en parlant le langage de son époque, l’Église croyait pouvoir maintenir le lien avec des fidèles déroutés par

(14)

l’église catholique s’est engagée dans un long processus de suicide

les révolutions libérale et sexuelle. Les changements ont notamment concerné l’aspect liturgique : le latin a été abandonné, les ornements ont été simplifiés, le prêtre s’est retourné vers l’assemblée.

Cette course à la modernité est un criant échec, les églises se sont considérablement vidées. Avant Vatican II, un tiers des Français décla- rait aller à la messe tous les dimanches. En 2012, ce chiffre était des- cendu à 6 %.

Sans doute les phénomènes sont-ils liés : l’Église a tenté de se conformer au monde au moment où il devenait plus laid. C’est un motif suffisamment grave de reproche : nous sommes en droit d’at- tendre qu’elle indique un chemin indépendamment des soubresauts de l’époque, qu’elle demeure. Qu’elle indique un chemin, celui vers Dieu, par exemple. Le latin était ainsi censé marquer une différence entre le langage du quotidien et celui dans lequel on s’adresse au Créa- teur. L’encens, en s’élevant sous la nef, indiquait un chemin à l’âme. Le prêtre, dos aux fidèles, était tourné vers le ciel. On a chassé le sacré des églises, silencieusement, et on ne l’a remplacé que par du cool, du fes- tif – c’est formidable, mais désespérément humain. Je précise, pour ne pas prêter à confusion, que j’ai connu aussi des ultra- traditionalistes pour qui l’encens, les prières débitées en latin à toute vitesse et les heures passées à genoux étaient l’alpha et l’oméga de la foi : je les tiens tout autant pour des fanatiques. Que conclure ? Il faut être dans le monde mais pas du monde, avait dit Jésus à ses disciples. L’Église aurait dû le prendre plus au sérieux.

L’organisation sociale

Michel Houellebecq On peut repérer dans l’histoire de la pensée une étrange famille d’esprits, qui admirent l’Église catholique romaine pour son pouvoir de direction spirituelle des êtres humains, et surtout d’organisation des sociétés humaines, sans pour autant être chrétiens.

Le premier, et le plus remarquable représentant de cette tendance, est certainement Auguste Comte. À son inimitable manière, Comte qualifie la dénomination « protestant » de caractéristique. En effet, un

(15)

14 OCTOBRE 2019 OCTOBRE 2019

protestant ne sait rien faire d’autre que protester, c’est dans sa nature.

Joseph de Maistre, dont Comte se réclame, notait déjà qu’un protes- tant sera républicain sous la monarchie, anarchiste sous la république.

Pour Maistre, il est encore pire d’être protestant que d’être athée. Un athée peut avoir perdu la foi pour des motifs respectables, il est pos- sible de l’y ramener, cela s’est vu ; alors que le protestantisme, écrit-il,

« n’est qu’une négation ».

Intellectuellement le plus remarquable dans cette étrange famille des « catholiques non chrétiens », Comte est également le plus sym- pathique, en raison de sa pittoresque mégalomanie qui le conduit sur la fin à multiplier les appels à tous ceux qu’il juge prêts à rejoindre le positivisme : les conservateurs, les prolétaires, les femmes, le tsar Nicolas  Ier… Au fond il se serait très bien vu remplacer le pape à Rome, et il aurait repris l’ensemble de l’organisation catholique ; il aurait suffi que les catholiques accomplissent ce geste, à ses yeux tout simple : se convertir à la foi positive.

Se réclamant à son tour de Comte, Charles Maurras accorde une importance trop grande à l’efficacité politique, ce qui finit par le conduire à des compromissions aussi funestes qu’immorales.

L’avatar contemporain le plus intéressant de cette tendance est cer- tainement, en France, Éric Zemmour. Depuis des années il me rap- pelait quelqu’un, sans que je parvienne à retrouver qui. Et puis, tout récemment, la solution m’est apparue : Zemmour, c’est exactement Naphta dans La Montagne magique (3).

Léon Naphta est sans doute le jésuite le plus fascinant de la litté- rature mondiale. Dans l’interminable controverse entre Ludovico Set- tembrini et Naphta, Thomas Mann a une position ambiguë, on sent que ce n’est pas simple pour lui. Indiscutablement Naphta a raison contre Settembrini, sur tous les points ; l’intelligence de Naphta sur- passe celle de Settembrini, autant que l’intelligence de Zemmour sur- passe celle de ses actuels contradicteurs. Mais, de manière également indiscutable, toute la sympathie de Thomas Mann (et de plus en plus nettement, à mesure que le livre avance) se porte vers Settembrini, et ce vieux radoteur d’humaniste italien finit par nous tirer les larmes, ce que serait bien incapable de faire le brillantissime Naphta.

(16)

l’église catholique s’est engagée dans un long processus de suicide

Si nous changeons radicalement d’ambiance, quittant les rivages de l’Europe civilisée des années 1900 pour nous transporter au cœur de l’hystérie russe, nous pouvons verser une autre pièce au dossier : la célèbre scène des Frères Karamazov (4), avec le Christ et le Grand Inquisiteur, où Dostoïevski s’en prend violemment à l’Église catho- lique, en particulier au pape et aux jésuites. Revenant sur terre, le Christ est aussitôt emprisonné par les autorités ecclésiastiques. Le Grand Inquisiteur, venant lui rendre visite dans sa cellule, lui explique que l’Église s’est très bien organisée sans lui, qu’on n’a plus besoin de lui – et que, même, il dérange. Il n’a donc d’autre choix que de le faire exécuter à nouveau.

Cette scène dans laquelle Freud voyait « une des plus hautes performances de la littérature mondiale » plonge le lecteur catho- lique dans un malaise profond et prolongé. Car que se passerait-il en effet si le Christ revenait et déambulait dans les rues de Rome, prêchant et accomplissant des miracles ? Comment le pape actuel réagirait-il ?

Geoffroy Lejeune Éric Zemmour est en effet l’un des der- niers « catholiques non chrétiens ». À l’époque d’Auguste Comte, et même plus tard, il en existait beaucoup, pour une raison assez simple : le catholicisme était, en Europe en tout cas, dans une situa- tion d’hégémonie culturelle. Dans un continent chrétien, où le catholicisme était souvent religion d’État en même temps que socle culturel commun, il était possible d’influencer l’Église. Dans une époque déchristianisée, dans un continent qui a oublié ses racines, avec des systèmes juridiques visant à effacer les traces de la religion, les « catholiques non chrétiens » se font rares, il n’y a déjà presque plus de catholiques tout court.

De manière générale, regretter le temps des controverses entre grands penseurs au sujet de la foi me paraît anachronique. L’Église elle-même a renoncé, en même temps qu’elle se retirait de la sphère publique, à jouer un rôle et à influencer les esprits. En France, la loi de 1905 a été trop bien appliquée : en séparant les Églises de l’État, le pouvoir politique ne pensait sans doute pas qu’il réussirait, en

(17)

16 OCTOBRE 2019 OCTOBRE 2019

moins d’un siècle, à opérer ce gigantesque effacement. L’Église a sa part de responsabilité, même si elle a été âprement combattue, en se soumettant trop facilement. Elle paie aujourd’hui la facture.

Le dialogue interreligieux

Michel Houellebecq La doctrine du libre examen, et l’anarchie spirituelle qui en découle, rend essentiellement vain tout dialogue avec les protestants, faute d’interlocuteur. La situation est d’ailleurs la même dans le cas de l’islam.

Certains problèmes posés par l’absence de hiérarchie spirituelle sont clairement visibles dans le livre de Douglas Kennedy. Dans la petite ville d’Enterprise (Alabama), les baptistes blancs et noirs, fréquentant des églises différentes, ne se côtoient jamais, alors qu’à une cinquantaine de kilomètres, sous l’influence du pasteur local, ils communient dans les mêmes célébrations. Dans un pays où les problèmes raciaux sont aussi graves qu’aux États-Unis, ce n’est pas un petit inconvénient.

(La situation est encore pire dans l’islam, traversé presque dès son origine par une guerre entre deux factions, et où les dérives les plus san- glantes sont possibles – si une sanction analogue à l’excommunication par un évêque pouvait exister dans l’islam, le djihadisme disparaîtrait en quelques semaines.)

Profondément décentralisée, divisée en quinze Églises « autocéphales » (matériellement indépendantes, mais partageant exac tement la même foi), l’Église orthodoxe a réussi à éviter en son sein toute grave dissension, tout schisme. Comment y est-elle parvenue ? Il me semble que c’est, simple- ment, en étant orthodoxe (je serais tenté, à la manière d’Auguste Comte, de qualifier la dénomination « orthodoxe » de caractéristique). L’Église orthodoxe s’est contentée, au fil des siècles, de maintenir inchangées la liturgie et la doctrine ; elle a refusé de se mêler des affaires du monde.

Geoffroy Lejeune Je suis frappé par ce désir ardent, chez les catho- liques, de se réconcilier avec leurs frères ayant d’autres croyances, j’y vois un réflexe hérité de l’époque où ils dominaient le monde.

(18)

l’église catholique s’est engagée dans un long processus de suicide

Le dialogue interreligieux avait du sens dans une optique de conquête à peine dissimulée ; on pouvait appeler cela pudiquement l’évangélisation, et elle a pris parfois des formes un peu hostiles. Dans une période de repli, ce dialogue est un pur délire de catholiques, conçu par des catholiques selon des critères catholiques, sous l’œil dubitatif des autres religions.

C’est une vieille lubie, dont on pourrait dater l’apparition au XIIe siècle, quand le très influent Pierre Abélard écrit son Dialogue entre un philosophe, un juif et un chrétien (5). Les fondations du dia- logue interreligieux selon les catholiques sont posées : on peut discuter avec tous les monothéismes. Certains finissent même par penser qu’on prie le même Dieu, que seuls les rites et les coutumes varient. À la même époque, les catholiques s’entichent d’Aristote au motif qu’ils ont hérité de sa philosophie des arabo-musulmans et qu’il établit une sorte de synthèse, à l’heure grecque, des trois monothéismes. Les trois religions « abrahamiques » travaillent même de concert à sa traduc- tion ; dans les cercles intellectuels, on rêve presque de « réunification ».

Sept siècles plus tard, l’Église poursuit cette entreprise, menée systé- matiquement à son initiative et à son détriment. Paul VI crée le conseil pontifical pour le dialogue interreligieux (avec les non- chrétiens), puis l’œcuménisme devient une cause à défendre. À la messe, au moment de la prière universelle, on a un mot pour les protestants et les ortho- doxes, on espère retrouver l’« unité ». Jean-Paul II convie toutes les religions à Assise et leur confère une égale légitimité – plus tard, il demandera pardon au nom de l’Église pour ses fautes contre les autres religions. Ce dialogue finit par ressembler à nos parodies de débats contemporains que Philippe Muray moquait en ces termes : « On débat avant de se demander de quoi : l’important est de se rassem- bler. » On n’y recherche pas la vérité, mais le consensus.

Discutez avec un musulman, un juif, voire avec un protestant, il vous expliquera toujours pourquoi sa religion détient la vérité, pour- quoi Mahomet est le prophète, pourquoi Jésus n’est pas Dieu ou pour- quoi Marie n’est pas vierge. Cela se produit comme si les catholiques étaient les seuls à s’excuser de détenir la vérité. Pour un non-croyant, cette attitude n’est pas très rassurante.

(19)

18 OCTOBRE 2019 OCTOBRE 2019

L’enfer

Michel Houellebecq On a peut-être accordé trop d’importance à l’enfer. Sans même rouvrir la Bible, je revois l’éblouissante des- cription de la Jérusalem nouvelle qui clôt l’Apocalypse. Rien d’aussi évocateur n’existe concernant les tourments infligés aux damnés ; il est plutôt question d’une « seconde mort », d’un anéantissement pur et simple.

La lecture – passionnante – des travaux de Philippe Ariès nous apprend qu’une mutation s’est produite, en Occident, au début du XIIe siècle. Dans les siècles antérieurs, à l’ère romane, les morts qui appartenaient à l’Église s’endormaient, comme les « sept dormants » d’Éphèse, et reposaient jusqu’au jour du second avènement, où ils se réveillaient dans la Jérusalem céleste. Quant aux méchants et aux païens, ils étaient simplement abandonnés au non-être. De fait, pour en avoir côtoyé quelques-uns, il m’a toujours semblé que les méchants vivaient déjà en enfer, et que certains êtres humains, à les regarder dans les yeux, étaient déjà morts.

« Il n’y avait pas de place, dans cette conception, écrit Ariès, pour une responsabilité individuelle, pour un comptage des bonnes et des mauvaises actions. (6) » L’idée de Jugement dernier, de pèsement des âmes, n’apparaît qu’au début de l’ère gothique.

Geoffroy Lejeune Je crois que bon nombre de catholiques ont vécu durant longtemps avec une certaine idée de l’enfer, qu’on pourrait résumer par la fresque qu’en a faite Michel-Ange dans la chapelle Six- tine, Le Jugement dernier. On y voit les damnés se laisser convoyer dans la barque de Charon vers une porte ouverte sur le feu. Les corps s’assombrissent à mesure qu’on s’en approche, les visages se tordent, c’est apocalyptique, c’est l’enfer.

Michel-Ange, qui était tout sauf une grenouille de bénitier, n’a pourtant pas lésiné sur cette description. Il achève la fresque en 1541, dans un siècle et un continent chrétiens, et pousse même la supersti- tion jusqu’à y glisser un autoportrait, lui le pécheur qui espère conju- rer le sort.

(20)

l’église catholique s’est engagée dans un long processus de suicide

Cinq siècles plus tard, l’enfer n’existe plus et le monde com- munie dans l’idée chantée par Michel Polnareff : « on ira tous au paradis ». La peur de l’enfer, pourtant, a longtemps permis de maintenir les croyants dans un état de fébrilité qui les poussait à mener une vie juste sur terre. J’ai naïvement interprété ainsi le pari de Pascal : que Dieu existe ou pas, j’ai tout intérêt à mener une vie de croyant qui me rendra heureux sur terre et m’évitera l’enfer, au cas où… Nous avons inversé ce pari. Si l’enfer n’existe pas, le démon n’existe pas, le mal n’existe pas. L’Église est fautive, car elle a cessé de prêcher ce qu’on appelle « les fins dernières », et participé, au moins par omission, de cette entreprise de dénigre- ment des anciennes croyances. Où est le vrai ? Charles Baudelaire a écrit : « La plus belle des ruses du diable est de vous persuader qu’il n’existe pas ! » Nous y sommes.

L’art chrétien

Michel Houellebecq Quels sont, exactement, ces siècles de splendeur de l’Église ? Chacun, à mon avis, a son époque de pré- dilection, et il me semble que plus que les témoignages écrits, peu nombreux, c’est l’architecture qui nous permet de nous situer. Dans un cloître roman, je me sens apaisé, relié à la divinité. Les cathé- drales gothiques, c’est déjà différent, la beauté y prend un caractère que Kant qualifiera plus tard de sublime (la beauté accompagnée de la sensation d’un danger ; on peut citer une tempête en pleine mer, ou un orage en haute montagne). Dans une église baroque, ça ne va plus du tout, je pourrais aussi bien être dans un palais, au théâtre…

En somme, il me semble que l’Église de Rome a commis dif- férentes erreurs, au début du XIIe siècle (se séparer des Églises d’Orient, essayer de concilier la raison et la foi, tenter d’interférer dans les affaires du pouvoir temporel, accorder trop d’importance au Jugement dernier et par conséquent aux questions de morale), et que ces erreurs ont rendu possibles ces catastrophes civilisationnelles que furent la Renaissance gréco-latine et, surtout, le protestantisme

(21)

20 OCTOBRE 2019 OCTOBRE 2019

qui, par leur action conjointe, devaient nécessairement aboutir au siècle des Lumières, et partant à l’effondrement de l’ensemble. Le mal vient donc de loin.

Geoffroy Lejeune Si on choisit de se fier à l’architecture, il y a bien un aspect qui peut frapper : au temps des cathédrales, on édifiait de monumentaux lieux de culte et leur construction durait plus qu’une vie d’homme. Les cathédrales de Reims, de Chartres et de Paris ont été construites respectivement en soixante-quinze, cent trente-quatre et cent quatre-vingt-deux ans. Quand on voit la laideur des églises modernes, on comprend surtout que ce qui nous différencie des bâtis- seurs de la chrétienté, c’est de « penser fonctionnel » au lieu de dédier la construction à Dieu. C’était mieux avant, quand le surnaturel se voyait partout, jusque dans les flèches des cathédrales, pointées vers le ciel.

Si on élargit ce constat à l’art, c’est encore pire. Des artistes euro- péens, croyants ou pas, ont trouvé dans le sacré une inspiration sans limite pour irriguer de leur génie des siècles de chrétienté. Tout était lié, homogène. Personnage scandaleux, fantasque et bagarreur, le Caravage doit à son talent (et à quelques relations bien placées, c’est vrai aussi) sa réhabilitation par le pape alors qu’il est condamné à mort par contumace et qu’il vit en exil hors de Rome. Quand on entre à Saint-Louis-des-Français, on voit dans ses trois tableaux consacrés à la vie de saint Matthieu les fruits magnifiques de cette connivence entre le clergé et les artistes. Doit-on comparer cette époque à la nôtre en matière d’art sacré ? Franchement, gagnons du temps, évitons ce faux débat.

La science

Michel Houellebecq Les dégâts causés par les affaires Galilée et Darwin auraient pu laisser espérer que l’Église catholique s’était cal- mée, dans ses rapports avec la science. Ce passage de l’encyclique Fides et Ratio (1998) semble hélas prouver que ce n’est pas le cas : « Dans le

(22)

l’église catholique s’est engagée dans un long processus de suicide

cadre de la recherche scientifique, on en est venu à imposer une men- talité positiviste qui s’est non seulement éloignée de toute référence à la vision chrétienne du monde, mais qui a aussi et surtout laissé de côté toute référence à une conception métaphysique et morale. »

Pascal (lui-même scientifique et mathématicien de talent, et qui savait à quoi s’en tenir, concernant la méthode scientifique), écrit dans ses Pensées : « Il faut dire en gros “Cela se fait par figure et mouve- ment”, car cela est vrai. Mais de dire quelle figure et quel mouvement, et composer la machine, cela est ridicule, car cela est inutile et incer- tain et pénible ».

Ce passage, en effet positiviste « avant la lettre », établit clairement que la science ne conduit nullement au matérialisme, encore moins à l’athéisme (la matière, comme Dieu d’ailleurs, n’étant aux yeux du positiviste que de pures hypothèses métaphysiques, exclues du champ de la science), et par conséquent que la science ne peut en aucun cas constituer un danger pour la foi (ni d’ailleurs une chance) ; il s’agit de deux domaines entièrement séparés de la vie intellectuelle humaine, et condamnés par nature à le rester.

Geoffroy Lejeune Je crois également que foi et raison sont conci- liables, mais on ne peut que constater que, notamment face à la mort, la raison a vaincu la foi. L’esprit scientifique ne pouvant envisager la vie après la mort, cette idée a été bannie, tout simplement. Une statistique illustre le recul de l’influence catholique sur ce point précis : en France, en 1975, un peu plus de deux mille personnes choisissaient l’incinéra- tion, tout juste tolérée par l’Église ; ils sont aujourd’hui plus de deux cent mille par an, et un Français sur deux dit préférer cette option pour son propre décès.

Le pouvoir politique

Michel Houellebecq Le précepte « rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » était clair ; il ne me semble pas que l’Église catholique l’ait appliqué avec suffisamment de rigueur.

(23)

22 OCTOBRE 2019 OCTOBRE 2019

Absolument dénué de base théologique, le schisme anglican n’a pour origine que le refus du pape Clément VII d’annuler le mariage d’Henri VIII. Affaibli par cette lutte, le clergé anglican s’est montré incapable d’enrayer le développement du puritanisme. Sans l’obstina- tion de Clément VII, les États-Unis seraient peut-être aujourd’hui un pays catholique ; c’est malin.

D’autres interventions du même ordre n’ont pas eu de consé- quences plus heureuses. Les mariages royaux constituaient un cas particulier, où les considérations géopolitiques avaient nécessairement leur place – et cela, n’importe quel homme d’Église d’intelligence moyenne aurait dû être en mesure de le comprendre.

Si les mariages royaux ne sont plus aujourd’hui qu’une cérémonie folklorique, l’Église catholique n’a nullement renoncé à se mêler du gouvernement des États (à intervenir, par exemple, dans leur politique migratoire), et cela finit, il faut bien le dire, par agacer tout le monde.

Geoffroy Lejeune Avec son « rendez à César », Jésus invente la laïcité ; le problème, c’est que les catholiques l’ont appliqué avec un peu trop de zèle. En France, le drame se noue en 1905, avec la loi de séparation des Églises et de l’État, qui est imaginée pour achever son influence autant que pour la chasser des esprits. Le grand principe de cette laïcité à la française est au fond compatible avec celui édicté par Jésus : il y a la foi intérieure, et la liberté est préservée de ce point de vue, et il y a l’espace public, où le religieux ne peut exercer une influence. Selon cette séparation, l’État est laïc, certes, mais à aucun moment il n’est précisé que la société doit être athée. J’aime beau- coup l’idée de « foi du charbonnier » parfois décrite par Balzac comme le fait « d’aimer la sainte Vierge comme on aime sa femme » : une piété filiale, un attachement dénué de réflexion théologique ou philo- sophique, une fidélité à une histoire et à des racines davantage qu’une révélation mystique. Je me situe parfaitement dans cette catégorie-là ; cette foi simple constitua le ciment d’une civilisation.

Après 1905, et durant son vaste mouvement de retrait, l’Église a confondu « disparaître de la sphère publique » et « disparaître tout court ». Elle s’est effacée du monde. Autrefois, elle gouvernait

(24)

l’église catholique s’est engagée dans un long processus de suicide

les âmes ; aujourd’hui, son influence politique est nulle, et son rôle dans la société réduit à presque rien : on peut vivre en France sans voir un prêtre durant toute sa vie. Ils n’ont pas disparu, simple- ment on les voyait auparavant parce qu’ils portaient une soutane et organisaient des processions lors des grandes fêtes religieuses, aujourd’hui, ils s’habillent en civil et se cachent comme au temps des catacombes.

La sexualité

Michel Houellebecq L’intérêt porté par l’Église catholique à la sexualité de ses fidèles me paraît nettement exagéré. Cela ne remonte pas aux origines du christianisme, saint Paul est comme d’habitude irréprochable (« mieux vaut se marier que de brûler »), et parfois sublime (« ils ne feront qu’une seule chair »). Les choses se gâtent nettement avec saint Augustin, mais cela reste sans conséquence durant pas mal de siècles. Les choses ne dégénèrent vraiment qu’à l’ère moderne, sans doute là aussi par contamination du protestantisme, et du puritanisme qui en découle. Nous en sommes encore là, et j’avoue une vraie gêne lorsque j’entends différents prélats s’insurger contre l’usage du préservatif, sida ou pas ; au nom du Ciel, qu’est-ce que ça peut bien leur foutre ?

J’ai eu depuis longtemps l’impression que l’Église orthodoxe se montrait, sur ce point, plus sage, et savait maintenir cette attitude de tolérance qui a été celle de l’Église catholique durant de nombreux siècles. Mais il s’agissait d’une impression diffuse, que j’ai peiné à jus- tifier par un texte (justement parce que les orthodoxes répugnent à s’exprimer sur cette question, à leurs yeux secondaire), jusqu’à ce je tombe, dans un article d’Olivier Clément (décidément, il faut toujours revenir aux bons auteurs), sur cette citation, à mes yeux lumineuse, d’Athénagoras Ier, patriarche de Constantinople de 1948 à 1972 : « Si un homme et une femme s’aiment vraiment, je n’ai pas à entrer dans leur chambre, tout ce qu’ils font est saint. »

(25)

24 OCTOBRE 2019 OCTOBRE 2019

Geoffroy Lejeune L’Église catholique est à mon sens dans son rôle quand elle indique un chemin, spirituel mais aussi moral, et l’unité qu’elle prêche entre le corps, l’esprit et l’âme rend normal le fait qu’elle s’investisse dans le domaine de la sexualité. Je préfère à cet égard qu’elle en parle, voire qu’elle en parle trop, et que les papes (comme Paul VI avec l’encyclique Humanae vitae ou Jean-Paul II avec sa Théo- logie du corps) s’expriment à ce sujet, plutôt que, comme dans l’islam, on entretienne un rapport hypocrite et confus avec le sujet.

L’Église catholique peut-elle retrouver son ancienne splendeur ?

Michel Houellebecq Reprenant de manière partisane la déno- mination orthodoxe, je serais tenté de qualifier l’Église catholique de « schisme de Rome ». C’est Rome qui s’est détachée, qui s’est enflée d’orgueil, qui a réclamé la prééminence mondiale – et qui l’a obtenue. Suivant de près le mouvement de colonisation occidentale (que par ailleurs je condamne entièrement, mais c’est une autre question), elle a conquis de vastes diocèses. Puis elle s’est laissée contaminer par le protestantisme, et s’est engagée dans un long pro- cessus de suicide.

L’Église catholique peut-elle retrouver son ancienne splendeur ? Oui, peut-être, je ne sais pas.

Il serait bien qu’elle s’éloigne définitivement du protestantisme, et qu’elle se rapproche de l’orthodoxie. S’y intégrer complètement serait la meilleure solution, mais ne sera pas facile. La question du Filioque peut être aisément résolue par les théologiens compétents. Le problème de l’installation des barons francs au Proche-Orient ne se pose plus, même Donald Trump a laissé tomber. Mais, pour l’évêque de Rome, renoncer à son ambition universelle, n’avoir qu’une pré- éminence honorifique sur les patriarches de Constantinople ou d’An- tioche, sera peut-être difficile à avaler.

Au minimum, il faudrait que l’Église catholique, imitant la modes- tie orthodoxe, limite ses interventions dans les domaines qui ne sont

(26)

l’église catholique s’est engagée dans un long processus de suicide

pas directement de son ressort (la recherche scientifique, le gouverne- ment des États, l’amour humain).

Qu’elle renonce à cette manie d’organiser des conciles, qui sont surtout l’occasion de déclencher des schismes.

Qu’elle renonce également aux encycliques, et mette un frein à son inventivité doctrinale (l’Immaculée Conception, et surtout l’infailli- bilité pontificale heurtent trop directement la raison ; la raison est un gros animal paisible, qui s’endort sans difficulté à l’heure du culte ; mais il faut éviter, à son égard, les provocations inutiles).

Elle peut s’inspirer du pentecôtisme, de la même manière que la pop music s’est inspirée du gospel et du blues ; d’autre part il ne faut pas oublier une dose nécessaire de folie ; en version russe, c’est Dostoïevski (« S’il faut choisir entre le Christ et la vérité, je choisis le Christ »), en version française, nous avons Blaise Pascal.

Tout se résume au fond à ce que l’Église catholique a, au cours de son histoire, accordé beaucoup trop d’importance à la raison. Et cela s’est aggravé au long des siècles, sans doute – peut-être que j’insiste trop mais enfin je ne crois pas – sous l’influence du protestantisme.

L’homme est un être de raison – si on veut, cela arrive, de temps en temps. Mais il est avant tout un être de chair, et d’émotion, il serait bien de ne pas l’oublier.

Geoffroy Lejeune L’Église catholique peut-elle retrouver son ancienne splendeur ? Oui, sans doute, mais la route est longue.

Pour sauver ce qui peut l’être, il faudrait peut-être rompre avec le relativisme en vogue depuis les années soixante. Peut-être l’Église retrouverait-elle un peu de sa splendeur si elle cessait de vouloir être cool, et qu’elle enseignait à nouveau la crainte de Dieu, sans laquelle il n’y a pas d’amour ; c’est exactement comme pour l’éducation des enfants, on a laissé se saper l’autorité parentale, avec les mêmes conséquences.

L’Église devrait peut-être modérer sa fascination pour les autres religions. Au sujet du protestantisme, comment tolérer des chevaux de Troie tels le secrétaire général de la conférence des évêques d’Italie, Mgr Nunzio Galantino, qui a dit il y a peu de temps que « la Réforme

(27)

26 OCTOBRE 2019 OCTOBRE 2019

lancée par Martin Luther il y a cinq cents ans a été un événement du Saint-Esprit » ? Je précise qu’il est proche du pape et appelle à une nouvelle Réforme. Le pape François lui-même multiplie les signes à l’égard des musulmans, comme en témoigne son récent voyage aux Émirats arabes unis, et avait pris soin de se définir comme simple

« évêque de Rome » le jour de son élection, un gage de bonne foi donné cette fois aux orthodoxes.

Peut-être l’Église retrouverait-elle un peu de crédibilité si elle ces- sait de se concevoir comme une ONG vaguement caritative mais qui n’assume pas la source de sa générosité, le Christ. En politique, elle gagnerait peut-être à cesser de jeter le discrédit moral sur certains gou- vernements (les critiques du pape sur la gestion des migrants par le ministre de l’Intérieur italien Matteo Salvini sont un bon exemple).

De manière générale, depuis qu’elle est devenue minoritaire, l’Église en Europe s’est recroquevillée sur des noyaux durs, sociologiquement très homogènes, elle s’est presque constituée en classe sociale, et s’est coupée de la majorité des âmes.

Son embourgeoisement est peut-être, finalement, le plus grand fléau qui frappe l’Église en ce début de XXIe siècle.

La restauration du catholicisme dans sa splendeur peut- elle réparer notre civilisation endommagée ?

Michel Houellebecqet Geoffroy Lejeune Nous sommes d’accord, c’est beaucoup plus simple, évident presque : la réponse est oui.

1. Emmanuel Carrère, Le Royaume, POL, 2014.

2. Douglas Kennedy, In God’s Country : Travels in the Bible Belt, USA, Unwin Hyman, 1989 ; Au pays de Dieu, traduit par Bernard Cohen, Belfond, 2004.

3. Thomas Mann, La Montagne magique (1924), traduit par Claire de Oliveira, Fayard, 2016.

4. Fiodor Dostoïevski, Les Frères Karamazov, 1880.

5. Pierre Abélard, Conférences : dialogue d’un philosophe avec un juif et un chrétien ; Connais-toi toi- même ; Éthique, Cerf, 1993.

6. Philippe Ariès, Essai sur l’histoire de la mort en Occident. Du Moyen Âge à nos jours, Seuil, coll. « Points histoire », 2014.

La version intégrale en langue anglaise de cet entretien a paru originellement sous le titre « Restaura- tion » dans la revue américaine First Things en mai 2019.

(28)

dossier

L’ESPRIT FRANÇAIS

28 | Régis Debray. « La société des individus est à bout de souffle »

› Valérie Toranian et Marin de Viry

41 | De la légèreté française

› Michel Delon

49 | L’esprit des mots français à l’étranger

› Lucien d’Azay

55 | L’humour français à l’époque des nouveaux

« agelastes »

› Jacques de Saint Victor

65 | L’esprit français a disparu

› Marin de Viry

70 | Bernard-Henri Lévy et Alain Finkielkraut : la France juive

› Sébastien Lapaque

82 | Quelques remarques sur un objet imprécis : l’esprit français au XVIe siècle

› François Roudaut

90 | Le romantisme au pouvoir

› Stéphane Guégan

95 | Metin Arditi. « Le panache français ne protège pas contre la pluie ! »

› Robert Kopp

(29)

28 OCTOBRE 2019

EST À BOUT DE SOUFFLE »

› propos recueillis par Valérie Toranian et Marin de Viry

Qui, de Victor Hugo ou de Stendhal, est l’écrivain le plus qualifié pour représenter le moment présent de l’histoire de France ? Stendhal, bien sûr, à cause de l’égotisme. Psychologue hors classe, il surplombe Hugo en raison de sa préférence pour lui-même, qui ressemble tellement, à deux siècles de distance, à notre préférence pour nous-mêmes. Chez Hugo au contraire, l’individu ne vibre, ne prend sens, ne se justifie à ses propres yeux et à ceux du lecteur qu’avec la société. Dans son brillant dernier essai, Du génie français (1), Régis Debray développe l’idée que le moment Hugo revient, que la voix des opprimés va faire honte aux petitesses hédonistes dont Stendhal serait le porte-drapeau. Rencontre.

«

Revue des Deux Mondes – À travers la comparaison des figures de Stendhal et Victor Hugo, votre livre raconte le moment que traverse l’époque. Selon vous, c’est un moment de transition ?

Régis Debray Un entre-deux, oui. Nous sortons du moment Stendhal, et on peut espérer un moment Hugo, même si c’est mettre la barre un peu haut.

(30)

l’esprit français

Revue des Deux Mondes – Pourtant vous décrivez Stendhal comme l’avant-garde des narcisses hédonistes qui seraient un peu le modèle ontologique du macronisme...

Régis Debray Disons : généalogique. En mettant celui que Julien Gracq appelle « le plus antipopulaire des romanciers français » sur sa photo gra phie officielle, Macron a pris un risque : celui d’afficher son idéal du moi. C’est à la fois un vœu d’affranchissement des pré- jugés – qu’il a accompli en épousant sa professeure de français – et un désir narcissique avec la figure de Stendhal et celle de ses héros.

C’est un aveu et une envie : l’aveu que les happy few ont gagné, que l’on peut arriver à presque tout à partir de presque rien, un schéma typiquement stendhalien ; et l’idée que l’on peut se passer aussi bien d’une doctrine que d’une base sociale. La pulsion narcissique, qui est toujours derrière l’idéal du moi, est celle d’une « réussite réussie », celle d’avant les « gilets jaunes ». On peut supposer qu’il découvre que les happy few sont haïs – que la France

d’en bas ne réagit pas comme prévu, et qu’il est impossible de rester en place à partir d’une petite bulle sociologique, à

cheval entre la bourgeoisie d’argent et la bourgeoisie de compétence (entrepreneurs, banquiers, managers, et autres young leaders…).

Cette petite caste a découvert, je crois de façon traumatisante, qu’il y avait des forces de frottement et qu’elle n’était pas seule au monde.

Il y a de quoi être changé par cette blessure narcissique. Macron est intelligent, ce qui lui permet de connaître ses lacunes et de chercher à les combler. Qui n’a pas en lui-même un principe supérieur à soi jouit d’une grande plasticité. Le plus difficile, c’est de se faire à une situation où l’on se trouve gouverné par une génération qui n’a rien connu de grand – et qui n’a même rien connu du tout. Une géné- ration qui n’a jamais eu faim, ni soif, qui n’a jamais eu peur, qui n’a pas eu de grands rêves et qui n’a jamais vu un mort. On ne choisit pas sa date de naissance.

Régis Debray est écrivain et philosophe. Derniers ouvrages publiés : L’Europe fantôme et Du génie français (Gallimard, 2019).

(31)

30 OCTOBRE 2019 OCTOBRE 2019

Revue des Deux Mondes – Stendhal insiste beaucoup sur la nécessité de développer un « courage personnel » et non un courage collectif, c’est-à-dire de s’éprouver soi-même au feu et dans les drames...

Régis Debray C’est du Stendhal tout craché : sauf que Henri Beyle a vécu la retraite de Russie. Il a vu Moscou brûler, les cosaques, la Berezina. Cela donne un recul et une profondeur que notre micro- cosme managérial, sorti directement de l’ENA pour aller dans une banque et enfin dans un cabinet, n’a pas du tout. Peut-être l’esprit du temps est-il celui-là : l’ignorance du tragique et de la souffrance.

Revue des Deux Mondes – Après la traumatisante séquence des

« gilets jaunes », s’il devait refaire aujourd’hui sa photographie offi- cielle, Macron choisirait-il les mêmes auteurs : Stendhal, Gide et de Gaulle ?

Régis Debray Je ne crois pas. Je ne pense pas qu’il mettrait en avant Les Misérables, cela ferait rire, mais le côté hédoniste et égotiste de Stendhal et de Gide serait à reconsidérer. De Gaulle s’en sortirait, en revanche. C’est une référence tout-terrain, et il a eu raison de s’en servir : c’est un communicant qui réfléchit, cela nous change des élé- ments de langage de ses prédécesseurs.

Revue des Deux Mondes – L’équivalent philosophique de ces auteurs, finalement, ce serait Maurras et Épicure...

Régis Debray Maurras, certainement pas. Épicure, c’est un peu court.

Resterait la formule de Mona Ozouf, « l’hédonisme de la modération ».

Revue des Deux Mondes – N’y aurait-il pas un moyen de faire coexis- ter Stendhal et Hugo ? Si l’on rassemblait les deux hommes pour leur demander ce qu’est un homme accompli et les fondamentaux d’une société idéale, ne s’accorderaient-ils pas sur l’essentiel ?

(32)

« la société des individus est à bout de souffle »

Régis Debray On peut les faire coexister dans nos têtes, cela nous arrange bien, mais en rigueur, c’est absurde. On ne peut pas mettre dans le même sac un homme du monde et un homme d’univers, un sceptique et un croyant, un regard aigu mais limité à une voyance océanique. Ce serait comme comparer le bois de Boulogne et l’Ama- zonie. Je dis cela parce que dans cet admirable livre de Romain Gary, Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable, qui est une réflexion non sur le déclin sexuel mais sur celui de l’Europe, le narrateur dit à sa petite amie brésilienne : « En France, on manque d’Amazonie », ce à quoi elle répond : « Non, vous avez Victor Hugo. » Hugo a un envi- ronnement cosmique, pas purement social : ça sent l’iode, la tempête, l’immensité, il met l’océan dans le boudoir et le boudoir dans l’océan, il raccorde l’individu à la nature.

Revue des Deux Mondes – Et la fameuse sidération de Stendhal devant les œuvres d’art en Italie, n’est-ce pas l’équivalent de l’Ama- zonie chez Hugo en termes de fabrique de sublime ?

Régis Debray Un homme de goût a une sensibilité mais chez Hugo, il y a une transcendance. Il a le don de transfigurer tout ce qu’il touche  : il voit l’idée à travers le fait, le symbole à travers l’individu.

Il a une façon insolite de réunir les contraires : un érotisme fou dou- blé d’une religiosité non moins folle, alors que Stendhal est un incré- dule – gentiment anticlérical mais assez « petit bras » côté nocturne.

Hugo a les deux registres, journalistique et mystique. Il se moque des clergés mais le religieux l’interroge. Souvenez-vous de son testament :

« Je refuse les oraisons de toutes les Églises, je demande des prières à toutes les âmes. » Il y a chez lui l’ombre portée de la mort sur les accidents de la vie. Et je crois qu’il s’agit là du propre du génie : réunir les incompatibles. Stendhal est monocorde, Hugo polyphonique et totalement contradictoire. Mais l’immense n’est pas français, encore moins parisien. Ça nous dépasse, et pas qu’un peu. C’est aussi ce en quoi il domine le paysage intellectuel.

(33)

32 OCTOBRE 2019 OCTOBRE 2019

Revue des Deux Mondes – Stendhal n’a effectivement pas cette puis- sance de vision, mais dans les scènes d’amour décisives, par exemple dans la scène de l’orangerie du palais Crescenzi dans La Chartreuse de Parme et celle du salon de Mme de Chasteller à Nancy dans Lucien Leuwen, il y a toujours une sorte de glossolalie qui se met en place entre les deux amants, c’est-à-dire qu’un esprit amoureux leur tombe dessus. Stendhal n’est-il pas métaphysique précisément à cause de sa définition du moment amoureux ?

Régis Debray Je parlerais plutôt d’un moment de grâce mais pas de percée vers ce qui nous dépasse. Ce n’est pas la même ouver- ture de compas. Chez Hugo, ce compas est à la verticale – moi, l’univers et Dieu, qui est le moi de l’infini – et à l’horizontale, avec toutes les choses de la Terre, ciel et océan compris. Stendhal est européen, Hugo est mondial, à la fois par sa vie et sa projection.

La métaphysique de Hugo est panoramique, car il n’attache pas l’épique à la nation, comme de Gaulle, mais au peuple : à travers un peuple, par exemple celui de Paris, il voit le peuple, c’est-à-dire l’universelle et intemporelle réunion de tous les opprimés où que ce soit. Hugo peut être approprié, assimilé, par tout le monde, aussi bien en France qu’en Russie, au Venezuela ou en Chine. L’épo- pée nationale, par définition, ne passe pas la frontière ; l’épopée populaire, cela résonne. C’est pour ça que Hugo est le seul auteur français dont on puisse parler sur les cinq continents ; ce qui n’est pas le cas de Stendhal, et hélas, pas celui de De Gaulle non plus.

De Gaulle accroche l’épique à la France, et une nation cela voyage plus difficilement.

Revue des Deux Mondes – Pierre Barbéris avait voulu « hugoliser » Stendhal avec un livre de critique marxiste sur Armance, dans lequel il assimile l’impuissance du héros à la difficulté d’organiser les rapports sociaux dans le monde capitaliste. Cette ouverture, cette conscience de Stendhal – le siècle est celui des avocats, un siècle

(34)

« la société des individus est à bout de souffle »

où la démocratie doit faire la cour aux cordonniers, l’absence d’art et d’élévation dans les sociétés capitalistes, etc. – ne constitue-t-elle pas un rapprochement possible avec l’œuvre de Hugo ?

Régis Debray Pas vraiment. La société de Stendhal est avant tout celle du « tout à l’ego ». Les mots « peuple », « nation » et « frater- nité » n’existent pas chez lui. À mon sens, Hugo est plus contemporain puisqu’on sent bien que la société des individus est à bout de souffle.

Revue des Deux Mondes – À quels signes le voyez-vous ?

Régis Debray On ne peut plus se cacher le fait que la libération du désir, façon Mai 68, s’est soldée par la libération du fric. Je vois aujourd’hui un formidable retour à l’âge d’avant, c’est-à-dire que Hugo redevient notre contemporain. J’ai par exemple été frappé, dans Les Misérables, par sa description de l’enterrement du général Lamarque en 1832, le meilleur reportage sur les «  gilets jaunes  » qu’on connaisse. Vous avez le puzzle : le désarroi du pouvoir, le tout et son contraire dans la foule, la rancœur de la boutique contre les manifestants, l’idée qu’une émeute ne fait pas une insurrection et finit par faire le jeu du gouvernement. On peut se moquer du Hugo visionnaire, mais pas du Hugo voyant – car il y a un sondeur sous le songeur. Il anticipe et voit loin. Par ailleurs, en termes hugoliens, il faut croire à la Terre promise pour gagner du terrain : sa république et sa liberté universelles nous paraissent un flonflon fleur bleue, sa croyance en le progrès est très naïve, il y a ce kitsch de la récon- ciliation générale, de l’abolition des frontières et de Paris comme Jérusalem du monde… Mais la séparation de l’Église et de l’État, la laïcité, le vote des femmes, l’amélioration de la condition ouvrière, la protection de l’enfance, c’était bien vu, non ? Comme Philippe Muray, on peut se moquer du spiritisme et des tables tournantes, mais c’est un dommage collatéral d’un trait de caractère, d’une pen- sée, d’une infinie profondeur : les « invisibles » existent. Les absents sont toujours présents. C’est d’un réalisme parfait, si vous pensez

(35)

34 OCTOBRE 2019 OCTOBRE 2019

au mot de Paul Valéry : « Que serait l’homme sans le secours de ce qui n’existe pas ? » Stendhal n’a pas cette dimension. C’est un fils du XVIIIe siècle, pour le meilleur et le moins bon.

Revue des Deux Mondes – Comment caractériser l’esprit français ? Régis Debray Il faudrait poser la question à nos voisins puisque, comme le disait Proust, « l’esprit des Guermantes, c’est une réputa- tion, comme les rillettes de Tours et les biscuits de Reims ». Or nous ne connaissons pas plus notre réputation que notre physionomie et notre timbre de voix ; pour aller vite, César connaissait mieux le Gau- lois que Vercingétorix, et Cioran connaissait mieux le Français que son voisin de palier. Le regard éloigné est le meilleur, plus exact mais moins flatteur pour notre vanité. Quand Cioran dit : « La France, c’est une perfection étroite et l’école de la limite », vous êtes certain qu’un Français ne dirait jamais ça. Il faut vivre avec ceux qui ne nous res- semblent pas pour savoir à quoi nous ressemblons. J’ai découvert que j’étais français en Amérique andine, où j’ai compris ma différence, que la France n’était pas une nécessité mais une contingence parmi d’autres, et qu’il fallait s’interroger sur cette curieuse étrangeté  : si l’on est différent des autres, c’est que l’on n’est pas tous les autres. En 1897, quand Valéry écrit La Conquête allemande, il perce l’esprit de l’Allemagne, son esprit d’organisation et de méthode, le sérieux, l’effi- cacité sans brio ni individualité comme chez nous : sa vision de l’Alle- magne permet de comprendre la suprématie allemande en Europe, aujourd’hui même. Je pense aussi à un texte écrit par Edmond About, sous le Second Empire et sur la Grèce, où il parle du rapport de l’indi- vidu grec à l’État, et donc au fisc : c’est un éditorial pour Les Échos. Il faut avoir l’humilité de nous regarder dans les yeux des autres. C’est vexant mais décapant.

Revue des Deux Mondes – Si vous deviez voter pour un autre écrivain que vos deux finalistes, quel serait votre choix ?

(36)

« la société des individus est à bout de souffle »

Régis Debray Flaubert, pour L’Éducation sentimentale et son mot de la fin, que j’épouse et assume, lorsque Frédéric Moreau et Deslau- riers, évoquant leur jeunesse « ratée », disent : « C’est là ce que nous avons eu de meilleur. » Flaubert est sans doute moins français que Stendhal, car il y a beau avoir la même ironie et la même distance, il a moins de brio et plus de sérieux. Heureusement ou malheureuse- ment, Stendhal est notre portrait : il est à notre taille… Il est ce que Joseph Prudhomme, Antoine Pinay, Raymond Barre et la république du centre peuvent faire leur sans dommage. On ne mérite pas Vic- tor Hugo : c’est un géant, il nous dépasse, et nous dépayse, avec son sens du merveilleux. C’est de l’extra-large, façon de Gaulle, alors que Stendhal c’est du medium size, à notre mesure.

Revue des Deux Mondes – De Gaulle n’est-il pas plus balzacien que hugolien ? Il y a chez lui une sorte de pessimisme anthropologique qui n’existe pas chez Hugo. Balzac traite de l’hypocrisie des classes supérieures, de la transformation de l’aristocratie féodale en aristo- cratie d’argent… Cette dimension psycho-historique n’existe ni chez Hugo ni chez Stendhal. Au fond, Balzac est l’écrivain de la trajectoire, tandis que Hugo est plutôt l’écrivain de l’horizon et Stendhal celui de l’individu...

Régis Debray Très juste. Hugo est l’écrivain de l’horizon, et l’hori- zon est vaste, en largeur comme en hauteur. Cependant la comparaison avec Balzac me gêne un peu : de Gaulle, ce n’est pas « les Français », de Gaulle, c’est la France. Il disait, de façon d’ailleurs très hugolienne, que l’on meurt pour la France – pas pour les Français. Preuve que la France est plus qu’une population, distincte et transcendante. De Gaulle est mû par une idée : chez Balzac, les personnages sont mus par des intérêts.

Chez lui, l’idéalisme est privatif et sentimental, dans des situations d’amour, d’amitié, d’abnégation. J’ajoute que chez Balzac, l’argent tient le rôle principal, alors que chez Stendhal, on est hors-sol : on ignore comment les personnages bouclent leurs fins de mois, qui fait la cuisine, de quelle couleur est l’escalier. Tout est aérien, dégagé,

Références

Documents relatifs

Résumé. — L'application de concepts flous {sous-ensemble flou, fonction de variables floues, graphes flous) à des problèmes de plus courts chemins où les données ne sont connues

Pus précisément nous donnons des tests de rang pour tester l'hypothèse d'égalité des lois de deux variables contre l'hypothèse de variances différentes, à moyennes égales..

Fortes variations de pression Buse haute pression bouchée dans la lance Retirer la lance, à l’aide d’une épingle, nettoyer l’alésage de la buse haute pression puis rincer.

Pour adapter les paysages aux voitures, il a fallu construire : des routes goudronnées. des sta-ons services

Film de Mathieu Demy (France, 2011, 1h30mn) - Scénario : Mathieu Demy - Avec : Mathieu Demy (Martin), Geraldine Chaplin (Linda), Chiara Mastroianni (Claire), Carlos Bardem (Luis),

En complément de ce stage, et afin de permettre la mise à terre, soit de matériel, soit de spécialistes n’appartenant pas forcément aux unités parachutistes

D627 - Plus court,

Si on désigne par x=OH, y=DH et z=FK (voir le parcours n°1), on calcule pour chacun des parcours la longueur de la ligne brisée passant par les 7 points en fonction de x,y et z..