• Aucun résultat trouvé

E

n juin 2019, des militantes revendiquant le droit de por-ter leur burqa de bain dans une piscine municipale gre-nobloise se présentaient comme des « Rosa Parks musul-manes ». En mars, des militants « de la cause noire » (1) empêchaient la représentation des Suppliantes d’Eschyle au motif que les masques créés par le metteur en scène Philippe Bru-net relevaient, selon eux, du blackface (2). En octobre 2015, un collec-tif unifiait des associations indigénistes et décoloniales, depuis Houria Bouteldja jusqu’à Rokhaya Diallo en passant par Wiam Berhouma, Françoise Vergès et Maboula Soumahoro, pour la Marche de la dignité à Paris parrainée par la militante communiste américaine Angela Davis.

L’américanisation de nos imaginaires collectifs

On pourrait s’étonner que ces trois moments animés par des mili-tants français, tantôt islamistes, tantôt racialistes, puis les deux à la fois, puisent leur référentiel symbolique dans l’histoire des Noirs amé-ricains. Ces trois exemples révèlent que notre société atteint un stade

études, reportages, réflexions

avancé d’américanisation, que la structuration de nos représentations sociales se réfère de plus en plus à une société nord-américaine, tou-jours obsédée par la classification raciale. La centralité de la « race » aux États-Unis est inhérente à la construction nationale. La raciali-sation des rapports socio- économiques y

fut longtemps prégnante, c’est pourquoi le communautarisme comme forme d’auto-ségrégation est le cadre qui permet un

modus vivendi sociétal du « chacun chez soi ». Le modèle assimilation-niste et laïque français sidère donc les progressistes américains promo-teurs de l’inter sectionnalité et des cultural studies.

C’est auprès d’eux que nos idéologues décoloniaux d’outre-mer ou issus de l’immigration africaine font leurs classes depuis deux décen-nies, à coups de bourses d’étude, de voyages subventionnés par de riches think-tank ou par l’ambassade américaine en France. Ils nous reviennent obsédés par la « race », la discrimination positive, les quo-tas de diversité imposés, etc. Les militants indigénistes (3), plus mar-qués par un discours anticapitaliste radical et centrés sur l’islam comme outil révolutionnaire, semblent moins fascinés par le modèle diversitaire nord-américain, ancré dans l’individualisme ultra-libéral néoprotestant.

Néanmoins, leur qualité de « racisés » les conduit à exploiter les concepts de la doctrine intersectionnelle articulant race, genre et classe sociale, et malgré des désaccords, ils s’allient régulièrement aux décoloniaux.

Étonnante fascination mimétique que celle de cette minorité mili-tante de Français noirs qui demandent à être appelés « Afropéens » (4) pour le destin historique des Noirs américains ayant obtenu d’être dénommés « Afro-Américains ». Ce sont pourtant deux histoires sin-gulières. De la même façon que le génocide des Arméniens diffère de celui des juifs ou des Tutsis, la traite négrière ou les pratiques de ségrégation à l’époque coloniale ne recouvrent pas les mêmes réalités selon les nations. Cette approche d’histoire comparée est trop peu développée en France, elle serait pourtant fort utile afin d’éviter ana-chronismes et dogmatismes, quand triomphe la transdisciplinarité des sciences sociales, où le mélange des méthodes et des concepts relève souvent de la bouffonnerie.

Barbara Lefebvre est enseignante et essayiste. Dernier ouvrage publié : C’est ça la France… Qu’a-t-on fait pour mériter ça ? (Albin Michel, 2019)

126 OCTOBRE 2019 OCTOBRE 2019

L’historien sait combien les imaginaires sont des réalités. Ils struc-turent le fait social, politique, culturel et même économique. L’ima-ginaire collectif français que la sphère politico-médiatique cherche à valider – non sans résistance dans la société – est imprégné des mythologies produites par les récits communautaristes américains.

Discipline rigoureuse et sèche, l’histoire lutte difficilement d’une part contre les usages politiques dont elle est l’objet, d’autre part contre les représentations sociales forgées à partir de simplifications historiques.

Dans le cas qui nous intéresse, l’hégémonie culturelle américaine, et son bras armé le show-business (cinéma, musique, télévision, Internet), a construit un récit unique sur le « destin historique noir » qui a eu des conséquences en France. Dans un mimétisme assez pauvre, nos

« Afropéens » prolongent donc l’hégémonie du maître américain, qui n’a qu’une couleur : le billet vert. Son critère est celui de la rentabilité capitalistique fonctionnant par cycles : tant que le Noir rapporte, on investit, tant que le gay rapporte, on investit, etc.

Les représentations raciales dans les produits culturels américains exportés ont joué un rôle majeur de structuration identificatoire, for-geant nos imaginaires. Ainsi, la culture noire du rap américain a boule-versé les imaginaires européens, encourageant en France un « retour de la race ». Dans la décennie 1980-1990, les rappeurs français surgissent en se prenant pour The Last Poets, groupe mythique de rap né à Har-lem au tournant des années soixante-dix, ou pour Dr Dre et son gangsta rap. Nos rebelles miment les Américains. En quête d’identité dans une République ayant renoncé à un modèle sociétal unificateur, et par désin-térêt pour leur propre histoire, les jeunes Français des outre-mer vivant en métropole ou issus de l’immigration vont être biberonnés à la culture populaire américaine dominante. Le destin d’un gamin du South Side de Chicago et celui d’un ado de La Grande Borne à Grigny deviennent interchangeables au fil des chansons, imprégnant les esprits jusqu’aux élites intellectuelles et médiatiques de gauche. Tout cela se construisit au cours des années quatre-vingt à deux mille sur fond de culpabilisation de la civilisation occidentale, de rejet du récit national et d’antiracisme institutionnel, tournant magistralement analysé par Paul Yonnet dans Voyage au centre du malaise français (5).

les décoloniaux œuvrent à l’américanisation de nos imaginaires collectifs

Nombre de récits et d’analyses sont désormais à notre disposition pour constater le militantisme intolérant d’enseignants et d’étudiants dans certaines universités nord-américaines. Et le canular Sokal (6) a révélé l’ampleur de cette dérive intellectuelle et scientifique. Les sciences sociales françaises sont aussi traversées de part en part par la pensée intersectionnelle, déconstructrice et décoloniale sur le modèle académique anglo-saxon ; le travail de l’enseignant-chercheur dissi-dent y devient de plus en plus difficile, entre harcèlement moral, pla-cardisation et menaces judiciaires. L’heure est donc bien à la vigilance devant cette américanisation de nos imaginaires marquée par un usage banalisé de notions, de concepts mais aussi de clichés, de raccour-cis anachroniques. Cet usage se répand d’autant plus dans l’espace politico-médiatique qu’il reçoit la caution du monde académique. Un nouvel « opium des intellectuels » semble en marche.

La pensée systémique décoloniale ou l’agonie de la pensée postmoderne

Née au cours des années soixante-dix dans le milieu scientifique américain, portée par la biophysicienne écologiste Donella Mea-dows, la pensée systémique a quitté les rives des sciences dures pour s’échouer sur celle des sciences sociales. La transition s’est opérée, comme souvent, par le biais du management et de la gestion des organisations. La définition en est simple : des éléments a priori dis-parates font en réalité partie d’un ensemble cohérent appelé système qui remplit une fonction. Les sciences mathématiques, naturelles, physiques, informatiques sont logiquement concernées par l’ana-lyse et la construction de systèmes. Mais peut-on en dire autant des sciences humaines ? La tendance actuelle d’une frange militante des sciences sociales à fabriquer non pas tant du système que de la méca-nique sociale systémique est inquiétante si on considère comme un progrès intellectuel de rompre avec les biais téléologiques et déter-ministes dans l’étude de l’Homme. Implantés dans nos universi-tés, les décoloniaux s’activent en effet dans tous les domaines (arts,

128 OCTOBRE 2019 OCTOBRE 2019

littérature, histoire, sociologie, anthropologie, psychologie) pour imposer leur « pensée systémique » : voir du racisme partout, secon-dairement du sexisme ou de l’homophobie, gage du progressisme intersectionnel. Le postulat de base est simple : nous sommes insérés depuis des siècles dans le même système – celui de l’Occident blanc d’ascendance helléno-judéo-chrétienne de tradition esclavagiste, colonialiste, patriarcale et génocidaire –, nous participons donc tous inconsciemment de la continuité du système. Et ce malgré les déné-gations pénitentielles du mâle blanc hétérosexuel non musulman qui aggrave son cas par ce « déni de son racisme structurel ».

Cette obsession racialiste me semble répondre néanmoins à une problématique d’anxiété générale produite par la société de masse, sa culture de l’individualisme compétitif et son triomphe de la techni que. La civilisation humaniste occidentale y a perdu son épaisseur morale si bien décrite par Georges Bernanos, notamment dans La France contre les robots (7). Ce vide est comblé aujourd’hui par toutes sortes d’idéologies souvent radicales et concurrentes. En effet, l’uniformisation résultant de la mondialisation ultra-concur-rentielle génère paradoxalement un besoin de se différencier de la masse d’où surgit souvent l’envie de se valoriser (« je vaux mieux que les autres »), glissant aisément vers une survalorisation d’un groupe d’appartenance (« nous valons mieux que tous les autres ; nous sommes supérieurs »). Les décoloniaux ont compris que cette posture de différenciation repose sur deux piliers : d’une part appar-tenir à une minorité, d’autre part que cette minorité soit identi-fiée comme victime de l’Histoire (avec une majuscule) et continue d’en souffrir. Il faut alors déshistoriciser au maximum la souffrance de son groupe pour lui donner son caractère d’éternité quasi mys-tique. Dans la pensée décoloniale, la souffrance vous définit, et peu importe si elle fait de vous un aliéné volontaire. Léopold Sédar Sen-ghor, Aimé Césaire et Frantz Fanon, qui écrivaient pour désaliéner l’homme noir, pour dépasser les assignations identitaires fondées sur la seule couleur de peau, seraient ébahis de cette centralité de la race chez les décoloniaux, qui ont choisi d’abandonner la négritude pour la mise en accusation de « la blanchité ».

les décoloniaux œuvrent à l’américanisation de nos imaginaires collectifs

L’obsession du blackface ou le triomphe du biais racialiste En brandissant les attributs de l’islam politique (voilement, etc.), il est difficile, en France, d’obtenir un consensus ralliant au-delà du camp indigéno-décolonial. En revanche, la dénonciation du black-face, phénomène sans résonnance sociohistorique française, a vite fait consensus, largement validée par les médias, qui n’ont pas cherché à connaître à quelle histoire ambiguë se référait cette pratique. L’opi-nion française a été accoutumée à cette lecture raciale systémique des images artistiques ou publicitaires mettant en scène des person-nages noirs depuis les années deux mille. En 2005, année détermi-nante dans la reconnaissance publique des mouvements décoloniaux et indigénistes, la polémique sur le retour du personnage africain (« l’ami Y’a bon ») sur les pots de Banania a été largement relayée par des historiens militants comme Pascal Blanchard et Nicolas Bancel.

Pour eux, afficher ce personnage au rire non pas jovial mais infanti-lisant (le « rire nègre ») reflétait une adhésion tacite à « un racisme structurel ».

Un site animé par le Conseil représentatif des associations noires de France (Cran) consacré au blackface (8) cloue au pilori, entre autres, Michel Leeb, Valérie Lemercier, Antoine Griezmann et le groupe de musiciens Polaroid3. Une troupe de théâtre-cabaret antiraciste majo-ritairement composée de comédiens noirs a même dû renoncer à son nom, Blackface Corporation, car le Cran n’apprécie pas l’autodéri-sion. À ce sujet, comme il le fera pour Les Suppliantes mises en scène par Philippe Brunet, Louis-Georges Tin, président du Cran, n’a aucun problème à affirmer : « Que le spectacle soit antiraciste, c’est possible, je ne l’ai pas vu. Mais j’ai vu l’affiche et elle est inacceptable. Elle met en avant une image blackface, et un nom, Blackface Corporation, qui banalisent et légitiment le racisme. » La liste des « ennemis du peuple noir » n’est jamais exhaustive avec le Cran, qui tranche : « le blackface est un acte négrophobe puni par la loi française ». À ce jour, personne n’a jamais été traduit devant les tribunaux pour pratique du blackface, mais l’intimidation judiciaire est la clé de l’activisme racialiste préten-dument antiraciste.

130 OCTOBRE 2019 OCTOBRE 2019

Sur ce même site, la galerie d’images exemples de blackface ne présente que des comédiens (ou mannequins) blancs grossièrement grimés, or dans l’histoire américaine de cette pratique il y eut de nom-breux artistes noirs usant du burnt cork (bouchon brûlé) pour porter le masque du blackface, sans y être contraints par le « pouvoir blanc », contrairement à ce que rétorquent les décoloniaux quand on leur rap-pelle l’existence des nombreux artistes noirs pratiquant le blackface.

L’ouvrage exhaustif et nuancé de l’historien William Lhamon publié en 1998, et traduit dix ans plus tard en France (9), est trop subtil pour nos décoloniaux.

L’histoire des spectacles de blackface américains (minstrelsy), appa-rus au XIXe siècle, empêche d’en avoir une lecture univoque arti-culée autour de la seule dénonciation de la pantomime raciste (10). Elle naquit d’une vision raciste des Noirs certes, mais fut également le support d’échanges entre la culture européenne et la culture noire américaine, avec une ambivalence faite de méfiance autant que de séduction. Mais à l’heure de « l’appropriation culturelle », toutes les formes d’emprunts (donc d’échanges ?) de traditions culturelles des

« indigènes racisés » par les « non-racisés descendants des bourreaux » valent manifestations du racisme systémique, et il faut pour cela user et abuser d’anachronismes.

Lhamon montre pourtant qu’un jeu de substitution d’identité se déroulait dans ces spectacles populaires où le blackface retrouvait parfois le rôle du masque antique. À partir de 1865, la plupart des troupes de minstrels à succès utilisant le blackface sont composées d’ar-tistes noirs, à l’instar du Brooker and Clayton’s Georgia Minstrels.

Et ces artistes noirs vont progressivement user de la pantomime du blackface pour caricaturer les « maîtres » blancs : en accentuant leur propre caricature de negro, ils opéraient sous la forme bouffonne une inversion des modèles, un retournement du stigmate. Certains artistes noirs célèbres des années trente à soixante comme Sonny Craver ou Pigmeat Markham en ont témoigné. En outre, le jazz comme lieu de confluence raciale va, dès ses origines, diffuser la culture noire amé-ricaine à travers le blackface, et le rôle des immigrés juifs de la fin du XIXe siècle y sera crucial. Les artistes juifs réinterprètent les rythmes

les décoloniaux œuvrent à l’américanisation de nos imaginaires collectifs

noirs avec leur propre musicalité européenne. Ainsi, Jakie Rabinowitz, le personnage joué par Al Jolson dans Le Chanteur de jazz (1927), le premier film parlant de l’histoire, est emblématique de l’ambiguïté du blackface, qui ne se réduit pas à une expression du racisme.

Les polémiques successives autour du blackface en France conduisent à s’interroger sur les dérives identitaires en jeu, avec des minorités mili-tantes à la manœuvre qui s’arrogent le droit de parler au nom « des Noirs » ; ce qu’aucune autorité médiatique ou politique française ne s’autorise à contester comme s’il était évident que tous les Noirs pen-saient comme le Cran ou comme Rokhaya Diallo. L’essentialisation raciale est du côté des décoloniaux et le silence complice devant ce racia-lisme mérite d’être critiqué. Enfin, on peut se demander si le « racisé » décolonial ne se complaît pas dans cette aliénation, refusant de s’éman-ciper du regard du Blanc. Cette aliénation infantile volontaire, qui place le regard du Blanc au centre de tout, produit aigreur et brutalité chez une frange de la jeunesse française noire et l’empêche d’obtenir la seule émancipation qui existe, celle de penser par soi-même, hors de toute assignation identitaire imposée par son « groupe d’ascendance ». Mais la boutique décoloniale a besoin de garder sa clientèle captive. Pour fructi-fier, les décoloniaux doivent empêcher leurs captifs de briser les chaînes raciales et mentales qu’ils leur ont remises au cou.

1. Ligue de défense noire africaine, Brigade anti-négrophobie et Conseil représentatif des associations noires de France (Cran).

2. Action de se noircir le visage pour se grimer en Noir.

3. Mouvance gravitant autour du Parti des Indigènes de la République.

4. Pour qualifier le fait d’être noir et né en Europe.

5. Paul Yonnet, Voyage au centre du malaise français. L’antiracisme et le roman national, Gallimard, 1993.

6. En 2018, les médias rapportent le canular Sokal (terme référant à l’affaire Sokal de 1996). Trois cher-cheurs américains en sciences sociales ont rédigé de fausses études liées aux cultural studies ou gender studies. En dépit des absurdités et des erreurs scientifiques qu’elles contenaient, ces études destinées à publication scientifique ont été accueillies très favorablement par les comités de lecture de revues uni-versitaires de sociologie.

7. Georges Bernanos, La France contre les robots (1947), Le Castor astral, 2017.

8. Stopblackface.fr.

9. William Lhamon, Raising Cain: Blackface Performance from Jim Crow to Hip-hop, Harvard University Press, 1998 ; Peaux blanches, masques noirs. Performances du blackface de Jim Crow à Michael Jackson, Éditions de l’Éclat, 2008.

10. Voir Christian Béthune, « Minstrelsy », L’Homme, n° 183, juillet-septembre 2007.

132 OCTOBRE 2019

NUIT GRAVEMENT À LA