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armi les défauts dont les Français se voient taxés à l’étranger, l’arrogance est au premier chef. Ce pré-jugé tient parfois à un malentendu, en particulier dans les pays protestants ou d’Extrême-Orient où le décorum requiert, dès qu’une conversation s’engage, une certaine humilité, voire une distance respectueuse, de la part de l’interlocuteur. Or le Français a tendance à hausser le ton, à s’emporter quand il défend ses arguments, même s’il n’y met aucune animosité : c’est l’entrain, le plaisir de débattre une question, abstraction faite de ses opinions personnelles, qui l’anime, et il n’est d’ailleurs pas rare qu’il le fasse par pur esprit de contradiction. Sa ferveur (« Nathanaël, je t’enseignerai la ferveur », disait André Gide aux petits Algériens qui manquaient d’audace à ses yeux) le conduit à gesticuler et à se pencher vers son antagoniste pour le persuader du bien-fondé de ses arguments. Cette attitude peut être perçue par l’étranger comme une agression. Il comprend d’autant moins l’état d’esprit du Français en question que, le lendemain, ce dernier lui avoue franchement qu’il était au fond d’accord avec lui ; le point de vue qu’il avait cherché à lui imposer, c’était celui de l’avocat du diable, dont il avait enfilé la robe pour le plaisir (quel que soit l’habit qu’il endosse, le Français est

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toujours peu ou prou défroqué, avec insolence plutôt qu’avec hypo-crisie). À ce travers vient s’ajouter, en guise de corollaire, la croyance très française que ce qui plaît en France plaira fatalement à l’étranger (ou, à une moindre échelle, que ce qui plaît à Paris plaira fatalement en province).

La physionomie de l’esprit

Il est indéniable que la prononciation quotidienne des sons propres à une langue façonne à la longue les traits, l’aspect et l’expression du visage, certains muscles étant plus sollicités que d’autres, tandis que les mimiques associées à cette langue se changent insensiblement en tics, sinon en rictus. La fréquente articulation du son u, par exemple, finit par vous donner la moue du baiser ainsi que des ridules verticales semblables aux branchies du requin. Ce que l’on est tenté d’appeler une physionomie française procède davantage des effets secondaires de la pratique du français que de critères

d’ordre ethnique ou autochtone. Cette phy-sionomie est si révélatrice de l’appartenance à la francophonie que les étrangers désireux de s’intégrer dans la communauté nationale

la copient instinctivement, parfois même au détriment d’un appren-tissage rigoureux de la langue (car ils privilégient le pittoresque et l’explicite, qui leur paraît plus probant que la singularité, forcément marginale), au point de renchérir sur ses stéréotypes.

Moins l’on connaît la culture d’une nation, plus on en est éloi-gné, plus on est enclin à se la représenter de manière caricaturale. À l’étranger, la perception de l’esprit français repose en grande partie sur des poncifs qui se sont imposés au cours de l’histoire. Ils se renou-vellent d’autant moins aisément qu’ils sont non pas pertinents mais persuasifs, si discutable que soit leur origine. Il suffit qu’un person-nage doive sa célébrité à sa francité, ou plutôt à l’idée de la francité qu’il a endossée, et plus rarement infléchie, pour que celle-ci s’ancre davantage dans les esprits à travers le monde. Ainsi, qu’il le veuille ou

Lucien d’Azay est écrivain. Dernier ouvrage publié : La Volupté sans recours. Autour du Verrou de Fragonard (Klincksieck, 2018).

› luciendazay@yahoo.com

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l’esprit des mots français à l’étranger

non, le Français à l’étranger se retrouve-t-il enveloppé, sur la foi de son accent si reconnaissable, dans un essaim fantomatique de figures nationales auxquelles on ne manque pas de l’associer et dont il peine à se dissocier tout à fait. Maurice Chevalier, Pépé le putois (Pépé Le Pew) et l’inspecteur Clouseau, par exemple, participent aujourd’hui encore à la représentation du Français type dans les pays anglo-saxons.

Leurs traits distinctifs entrent dans la composition de l’allégorie fran-çaise masculine : charmeur invétéré, impertinent, gouailleur, mais puant (1), astucieux, optimiste, mais cynique, gaffeur et d’une rec-titude morale douteuse. Et de même quant aux attributs : canotier ou béret, moustache, marcel, bretelles, imperméable, etc. Quelques ambassadrices féminines ont eu un impact presque aussi indélébile.

Au XXe siècle, Édith Piaf, Brigitte Bardot et Catherine Deneuve ont élaboré dans les esprits étrangers une figure de Française type surdé-terminée et d’ailleurs en partie contradictoire : créature élégante, sexy, légère, voluptueuse, mais aussi passionnée, déchirée, implacable et en proie à une hystérie fabuleuse (ou à une fabuleuse hystérie).

Les dangereuses liaisons d’un esprit obsolète

Ces lieux communs conditionnent la perception de l’esprit français à l’étranger. Les mots français dont s’enrichissent plusieurs langues en sont imprégnés. L’Italien désigne couramment et plaisamment un séducteur par l’expression « tombeur de femmes » (« tômbère dé fâmes ») et il qualifie tout subterfuge frauduleux d’« escamotage » (rien n’illustre mieux ce mot que la célèbre réplique de Jean Cocteau dans Les Mariés de la tour Eiffel : « Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs »). Même chose en anglais, où la moindre entorse au protocole idéologique se dit « faux pas » tandis que l’étiquette « femme fatale » vient se coller presque naturellement sur toute séductrice un tant soit peu coquette et intelligente (la morale qui en découle stigmatise, comme pour compenser ce charme irrésis-tible, la « légèreté » française, vouée à la grivoiserie, et conduisant à de dangereuses liaisons).

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Pléthore de termes culinaires ou issus de la haute couture étayent un préjugé en faveur de l’élégance, du prestige et de la sensualité. En grec moderne, comme dans beaucoup d’autres langues, les mots français d’importation récente sont arrivés par la mode et par la cuisine et ils ont gardé un côté chic dont l’effet est encore très sensible, soit qu’on s’en affuble, ou croie s’en parer, en les employant, soit qu’ils contribuent à une satire, notamment parce que leur usage, selon qu’on s’applique à les bien prononcer, peut passer pour grotesque. Au demeurant, la pronon-ciation hellénisée de ces calques – μανεκέν (« manekène », mannequin), φουά-γκρά (« phouá-grá », foie gras), φριτέζα (« phritéza », friteuse), μιζανπλί (« misamplí », mise en plis), τιρμπουσόν (« tirbousonne », tire-bouchon), ζιπ-κιλότ (« zip-kilót », jupe-culotte), κασκόλ (« kas-kól », cache-col), etc. – fait immanquablement sourire les Français, non sans condescendance, parce qu’ils la trouvent ridiculement défectueuse.

Je me demande si les Grecs rigolent à leur tour quand ils entendent les Français prononcer des mots tels que « philosophie, « métaphysique »,

«  apothéose », «  psyché », «  rythme », «  enthousiasme », «  anachro-nique », « synchrocyclotron », etc.

En italien, le terme si commun « potage », en vogue depuis le début du XXIe siècle, est pratiquement l’équivalent condensé de « délectable velouté délicatement filtré au chinois ». En Italie aussi, le fréquent recours au lexique français, avec de savoureuses déformations régio-nales, à l’oral comme à l’écrit (je me souviens d’une pâtisserie vénitienne qui proposait en vitrine de délicieux petifù : « petits fours »), indique un certain raffinement, ou du moins le désir de paraître raffiné. Beau-coup d’intellectuels non francophones emploient, à outrance parfois, des termes français en italique (prestige typographique) aussi ostenta-toires que les gestes par lesquels ils les illustreraient de vive voix. Ainsi leur propos est-il ponctué de « tout court », de « par excellence » ou de « cela va sans dire », plus ou moins bien prononcés, dont les équi-valents existent en italien, mais qui, dans la langue de Voltaire, leur permettent de se rattacher, par ce clin d’œil, à l’idéologie des Lumières et à faire comprendre leur ouverture d’esprit (chez le Sicilien Leonardo Sciascia, qui admirait beaucoup le XVIIIe siècle français sans être pour autant francophone, cette figure de style révélatrice était devenue si

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systématique avec l’âge qu’il ne s’en rendait plus compte). En l’occur-rence, le mot français est manifestement un signe de reconnaissance et aussi d’appartenance discrète (non moins snob, le Français recourt en général à l’anglais avec la même intention). Matteo Renzi, président du Conseil italien de 2014 à 2016, se réclamait de la sinistra « rosé » (gauche caviar sous le couvert de la social-démocratie).

Rien n’indique mieux qu’on est sensible à l’esprit français, et qu’on en est par conséquent pourvu, que l’emploi du lexique qui lui est propre.

L’ennui, c’est que ce lexique est souvent daté, décalé, voire carrément obsolète (les Italiens disent encore couramment « tran-tran » à la place de « train-train », déjà désuet en français), car lorsqu’un mot étranger s’incorpore dans une langue, il reste figé à l’époque de son incorpo-ration, alors qu’il continue d’évoluer dans le contexte linguistique qui lui est propre. C’est la première chose qui frappe quand on demande à un étranger ce qui caractérise l’esprit français : ses références appar-tiennent presque toujours à l’histoire ancienne (selon l’humeur, on les trouvera tantôt éculées, tantôt enjolivées d’une piquante patine). Tout se passe comme si l’image de la France qu’elles réfléchissent avait mis un temps très long pour nous parvenir ; ainsi admirons-nous encore l’éclat d’étoiles situées à des années-lumière de la Terre longtemps après qu’elles ont explosé. À l’étranger, l’esprit français n’est jamais d’actualité.

Comme il est presque toujours flatteur, les expatriés ne le remettent pas en question ; au contraire : ils perpétuent, non sans nostalgie, son obso-lescence ; la plupart sont conservateurs et horripilés par l’évolution de la langue en métropole et par les tendances françaises contemporaines. De retour dans leur patrie, ils ne retrouvent plus l’esprit légendaire (et en partie fictif) auquel ils ont fini par s’identifier dans leur pays d’adoption.

Survivance de l’Ancien Régime

Cette réaction, non moins fréquente à Paris et en province, en dit long sur la perception qu’ont les Français de leur propre langue. Pour beaucoup, et notamment au sein de la bourgeoisie, c’est un apanage donnant droit à une prébende (exclusive le plus souvent). La

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cation de cet apanage se manifeste en général par une prononciation châtiée : qu’on songe par exemple à celle de Valéry Giscard d’Estaing ou au soin que mettait Jacques Chirac à marquer les liaisons. Rien n’est plus révélateur, à mon sens, de la survivance d’un esprit d’Ancien Régime au cœur même de la culture républicaine française, qui se veut aujourd’hui multiculturelle, à l’anglo-saxonne, alors qu’elle aspirait à l’universalisme à l’origine, selon les préceptes jacobins, préférant l’assi-milation des étrangers à leur intégration.

La notion même de prestige mérite ici d’être considérée de plus près, sur le plan étymologique en premier lieu : præstigium, à en croire le célèbre dictionnaire de Félix Gaffiot, signifiait en latin « charlatanisme »,

« imposture », et le mot français avait autrefois le sens dérivé d’« illusion dont les causes sont surnaturelles, magiques ». Autrement dit, quand une nation en impose aux autres, par son « esprit » en particulier, c’est parce qu’elle est parvenue à faire croire à un système d’illusions (sym-boliques, esthétiques, poétiques) en partie fondées sur des faits réels (le général de Gaulle ne s’y était pas pris autrement pour convaincre les Français qu’ils avaient gagné la guerre, et cette assurance, qu’ils ont per-due entre-temps, ils la retrouvent aujourd’hui dans le regard admiratif de l’étranger). La fascination qu’exerce une langue est du même ordre.

Et a fortiori ce qu’elle véhicule. Quoi de plus arbitraire qu’un mot ? Quoi de plus puissant et de plus évocateur dès qu’il s’inscrit dans un rituel de persuasion ? À l’étranger, le mot français, ambassadeur de l’esprit qu’il est censé représenter, est d’autant plus oraculaire qu’il est opaque : il se change en incantation et opère un charme, un sortilège. C’est sur ce prestige que toutes les entreprises qui se réclament de la France fondent leurs campagnes publicitaires. Les mots français dont sont constitués leurs slogans, elles les répètent à satiété comme des mantras.

La France et le français n’existeront plus quand leur esprit se per-pétuera encore dans les langues étrangères comme un latin étincelant.

1. Remarquons au passage que la doublure française de Pépé le putois a un fort accent italien, bel exemple de transfert de caricature nationale d’une culture à l’autre, comme si l’Italien était aux yeux des Français ce qu’est le Français aux yeux des Anglo-Saxons (Américains surtout). Le 2 mai 2018, Emmanuel Macron en fit les frais en Australie lorsque, à l’occasion d’une visite présidentielle, il qualifia l’épouse du Premier ministre de delicious (« savoureuse »). À la une du Daily Telegraph, on découvrit le lendemain le président sous les dehors de Pépé Le Pew.

L’HUMOUR FRANÇAIS À