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› Jean-Pierre Listre

I

l est des noms de ville qui dépassent leur propre importance, peut-être en raison de leur belle sonorité lorsqu’on les prononce, parfois à cause de l’image de rêve qu’ils véhiculent, ou encore parce que l’histoire dramatique s’en est emparée avec fracas à un moment donné.

Un peu comme de charmantes créatures que leur grâce surprenante et rare propulserait haut malgré la relative banalité de leur personne.

Mais il est des métropoles rayonnantes – souvent des ports, d’ail-leurs – dont la réputation ne fut pas usurpée : Singapour, Valparaíso, Hongkong, San Francisco, Saint-Pétersbourg…

Shanghai incarna peut-être la plus emblématique d’entre elles, sur-tout entre les deux guerres mondiales. Carrefour invraisemblable, de naissance triviale et brutale, d’une moralité plus que douteuse, le Shan-ghai flamboyant des années trente fut un univers qui défiait le sens com-mun, résumait les turpitudes et erreurs de l’époque et sonnait déjà la fin d’un monde. Mais quelle fascination exercée, quels excès déployés par cette ville qui fut, malheureusement, le théâtre du manque de luci-dité mais surtout de courage de la part des vieilles nations européennes

critiques

qui auraient dû, dès 1932, faire preuve d’une détermination sans faille devant les premières exactions des dictatures militaires montantes !

Deux livres – mais il y en a tant d’autres – montrent, crûment ou par touches successives, cette montée des périls des années trente que les commentateurs peu imaginatifs situaient étourdiment encore et toujours en Europe mais que les esprits plus larges voyaient déjà en Extrême-Orient, au début de l’expansionnisme nippon et pendant la descente aux enfers de la vieille Chine.

Taras Grescoe, journaliste canadien de renom, met en scène dans Shanghai la Magnifique (1) une sorte de Babylone moderne par le tru-chement très documenté de l’histoire authentique de trois acteurs étin-celants, d’une extravagance absolue que permettaient encore les années trente, aux barrières peu contraignantes pour les puissants et les origi-naux.

On y croise donc sir Victor Sassoon, richissime homme d’affaires juif britannique qui fonda notamment le Cathay Hotel, le plus somp-tueux palace d’Asie dont les fêtes mémorables accueillent tous les grands intellectuels aventuriers et gens d’importance de l’époque : Ernest Hemingway, Edgar Snow, George Bernard Shaw, Vicki Baum, André Malraux, Aldous Huxley… Sir Victor est bientôt fébrilement hanté par Emily Hahn, dite Mickey, brillantissime et ensorcelante journaliste américaine aux « mœurs animées », qui le rendra d’autant plus fiévreux qu’elle s’entiche d’un poète chinois décadent et opio-mane, mais charmeur et talentueux, Zau Sinmay.

Autour de ce trio amoureux contrarié gravite tout un monde inter-lope et pittoresque de fourbes, d’agents doubles et de gangsters que l’on croise dans les halls d’hôtel, les clubs fermés et les bouges des quais. On était vraiment dans le « sulfureux vieux Paris de l’Orient » où une petite société privilégiée et graveleuse évoluait dans les conces-sions occidentales au statut protégé, arrachées brutalement à la Chine impériale moribonde.

Ces petites colonies outrageusement opulentes étaient enclavées dans une ville chinoise misérable et surpeuplée mais d’une vitalité prodigieuse, en fait la première ville d’Orient et le cinquième port mondial. Carrefour culturel intense, foisonnant, Shanghai était

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même accueillante aux réprouvés, russes blancs exilés ou juifs chas-sés d’Europe.

Mais déjà, tout autour de ces havres de paix fragiles, s’affrontent les communistes et les nationalistes pendant que le Japon impérial avance inexorablement ses pions. Le samedi 14 août 1937, à 4 h 27 de l’après-midi, la grande horloge du Cathay Hotel s’arrêta, foudroyée lors d’un bombardement. La fête est terminée pour Shanghai et, bientôt, pour le monde entier. Les dictatures militaires arrogantes se sentent fortes, les démocraties européennes hésitent, les États-Unis sont isolation-nistes. La Seconde Guerre mondiale peut commencer et un ordre ancien disparaître.

Taras Grescoe fait littéralement palpiter Shanghai en suscitant chez ses personnages centraux – des viveurs de grande classe doublés d’obser-vateurs perspicaces – des analyses fines d’une situation qui aura du mal à perdurer. Après les honteuses guerres de l’opium et les traités inégaux, les différences de sort effarantes entre les populations apparaissaient évidemment comme insoutenables à terme. Le livre montre crûment que l’on a affaire à un monde artificiel, désorganisé, où prospéraient les mensonges, la folie et les affaires les plus louches. Et la lassitude des vieilles nations à assumer leur fardeau condamnera cet univers.

On retrouve cette impression d’épuisement et d’impuissance des nations et des êtres, dont la destinée aurait dû être pourtant de

« conduire » le monde, dans un livre déjà ancien de Kazuo Ishiguro, Quand nous étions orphelins (2).

Vers 1930, Christopher Banks est devenu un jeune et brillant détec-tive, passant pour un homme d’avenir et dont l’opinion est recherchée dans les cercles mondains londoniens. Aussi, des propos polis mais très fermes lui sont adressés fréquemment autour d’un devoir envers la civilisation qu’une éminente personne comme lui devrait remplir.

Car le personnage, certes doué, semble toujours se dérober, s’esquiver.

Lors d’une conférence sur le nazisme, une personnalité particuliè-rement distinguée lui assène que notre homme sait pertinemment que

« l’œil du cyclone ne se situe pas du tout en Europe mais en Extrême-Orient. À Shanghai, pour être plus précis… ». Dérobade à nouveau.

Étrange personnalité un peu « décalée », peut-être en raison du drame

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vécu enfant, à Shanghai, lorsque ses parents furent probablement enlevés par une mafia de l’opium, que sa mère combattait de toute son influence. D’ailleurs, en 1937, Christopher décide de retourner à Shanghai et d’élucider les mystères de son passé dans les décombres de l’ancienne villa de ses parents, en pleine guerre entre Chinois et Japonais. On se dit que Christopher a peut-être dû croiser aupara-vant Sir Victor Sassoon ! Étrange livre, tellement onirique, mais qui ne débouche que sur un peu de tristesse et du désenchantement.

Dans ces deux livres, la veille Europe s’en va, une nouvelle Asie émerge difficilement…

1. Taras Grescoe, Shanghai La Magnifique. Grandeur et décadence dans la Chine des années 1930, traduit par Odile Demange, Les Éditions Noir sur blanc, 2019.

2. Kazuo Ishiguro, Quand nous étions orphelins, traduit par François Rosso, Calmann-Lévy, 2001 ; Galli-mard, coll. « Folio », 2009.

CI NÉMA

Fantômes

› Richard Millet

L

es fantômes existent-ils ? Mais oui : ils hantent la littérature et le cinéma, et bien sûr certaines maisons, en s’incarnant de façon amoureuse, comme dans The Ghost and Mrs Muir de Joseph Mankiewicz (1947), ou bien terrifiante dans The Haunting de Robert Wise (1963). On aurait pourtant tort de classer ces films dans le sous-genre des films d’horreur, d’épouvante ou du « gothique » : ils nous parlent de nous, les vivants.

The Lodgers de Brian O’Malley (2017) met en scène, dans la cam-pagne irlandaise des années vingt, des jumeaux, Rachel (Charlotte Vega) et Edward (Bill Milner), qui vivent dans un manoir tombant en décrépitude et que des dispositions testamentaires les empêchent de quitter. Le domaine est convoité par un notaire de la ville. Seule Rachel s’aventure au village pour faire des courses. Elle y rencontre un soldat qui a perdu une jambe à la guerre et qui, pour avoir servi dans l’armée

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britannique, est un objet de haine. Amoureux de Rachel, lui seul per-cera le secret de ces jeunes gens qui vivent les volets clos et doivent avoir regagné leur chambre à minuit ; s’il leur arrive de l’oublier, ils implorent pardon au-dessus d’une trappe qui, dans le hall d’entrée, communique avec l’étang où se sont suicidés, ensemble, leurs parents et leurs grands-parents. Ce qui est remarquable ici, c’est la discrétion des fantômes ; si on les aperçoit, c’est en un étrange ballet subaqua-tique qui donne au film une poésie qui n’exclut nullement l’horreur d’un secret dont l’inceste est sans doute le nœud, tout comme l’amour est la seule façon de garder à l’existence sa part d’innocence.

Argument quasi semblable dans The Little Stranger, film britan-nique de Lenny Abrahamson (2018) : en 1947, un jeune médecin, Faraday (Domhnell Gleeson), revient s’installer à la campagne, près du domaine des Ayres, où sa mère avait été employée. Appelé au che-vet d’une servante malade, il retrouve la hautaine Mme Ayres (Char-lotte Rampling) et ses enfants, Caroline et Roderick, grand blessé de guerre. Les Ayres ne sont pas seulement hantés par la décadence finan-cière d’un domaine voué au morcellement pavillonnaire ; une puis-sance maléfique est à l’œuvre : elle a un lien avec la mort de Susan, une petite fille que Faraday avait autrefois croisée au château. Mme Ayres vit-elle dans le souvenir de l’enfant perdue ou bien avec son fantôme, qui ne tolère nulle présence étrangère, au point de terrifier les intrus ? Faraday aime-t-il Caroline ou bien Susan, dont l’esprit ne saurait être apaisé que par la mort des autres ? Le fantôme n’est jamais visible, mais il s’entend, ce qui est bien plus terrifiant, dans ce beau film où le vertige du surnaturel redouble la décomposition d’un ordre social.

A Ghost Story de David Lowery (2017) part d’une situation bien plus ordinaire : un jeune mari (Casey Affleck) vit avec sa femme (Roo-ney Mara) dans une banale maison de banlieue américaine. Il meurt, devant chez lui, dans un accident de voiture et revient au domicile conjugal sous un drap blanc, avec deux trous à la place des yeux.

Lowery joue à fond sur le cliché le plus populaire pour entrer dans le vif du sujet : le deuil vu du côté du disparu, bien plus que du point de vue de la veuve. Le fantôme, qui n’est visible que par le spectateur, peut néanmoins se manifester en brisant des objets pour faire fuir les

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nouveaux occupants d’une maison où l’épouse a glissé un message d’amour dans une plinthe. Étrange film, d’une lenteur silencieuse, presque statique, mais qui ne recule pas devant des incursions dans un proche avenir, où la maison fera place à un ensemble d’immeubles, ou bien dans le passé, à l’époque des guerres indiennes – dans la chaîne généalogique de l’épouse. C’est là surtout une méditation sur le destin d’un amour après ou par-delà la mort, et une quête de la paix dans la mort.

Plus traditionnel, mais non moins étonnant : Under the Shadow de l’Iranien Babak Anvari (2016). Nous sommes en 1987, à Téhéran, en pleine guerre entre l’Irak et l’Iran. Shideh (Narges Rashidi), mariée à un médecin, est la jeune mère de la petite Dorsa. Son ancienne sym-pathie pour les idées « libérales » lui interdit de poursuivre ses études de médecine. Les missiles irakiens tombent sur la ville. Le mari est mobilisé. Les habitants quittent l’immeuble. Shideh reste seule avec Dorsa, à qui apparaît un djin, un esprit maléfique, sous la forme d’une

« dame » enveloppée d’un immense voile islamique. La fille se révolte contre sa mère qui assure que les « morts n’ont pas de rêves ». Anvari traite la question du fantôme d’une façon opératique, comme dans la belle scène où la mère se débat avec le voile qui s’étend aux dimensions d’une pièce ; mais son sujet n’est pas seulement là : il est tout aussi intéressé par la condition de la femme sous le régime des mollahs, et le fantôme pourrait bien être l’allégorie d’un ordre aussi rétrograde que maléfique, dont la mère finit par désenvoûter son enfant.

Les réalisateurs français seraient-ils réfractaires au surnaturel ? Ce serait oublier Personal Shopper d’Olivier Assayas (2016) qui pro-pose, tournée en anglais, une singulière méditation sur le corps, notamment le corps féminin. Une jeune Américaine, Maureen (Kristen Stewart), vit à Paris, où elle exerce la profession de personal shopper : acheteuse de vêtements de grandes marques pour des gens qui n’ont pas le temps de faire les magasins – en l’occurrence une certaine Kyra, starlette capricieuse dont les manies rythment la vie de Maureen et dont le corps célébré, envié, devient un corps sacri-ficiel : Maureen retrouvera Kyra assassinée dans son appartement...

L’autre partie de sa vie est vouée à son frère jumeau, Lewis, un

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ébéniste qui vient de mourir de la même malformation cardiaque dont souffre Maureen, après avoir fait promettre à sa sœur de voir s’il ne se manifesterait pas à elle après sa mort. Maureen passe des nuits seule dans la demeure où vivait Lewis ; ses capacités médium-niques lui montrent que la maison est « habitée » sans qu’elle sache par qui. Parabole d’un amour gémellaire ou bien impossibilité de vivre un amour normal, par exemple avec son petit-ami à Mascate ? À la croisée des genres, Assayas recourt au thriller et au fantastique sans les confondre, l’objet de sa réflexion étant l’amour, plus pré-cisément de savoir si la puissance de l’amour peut triompher de la mort. Cela donne un film étrange et beau, habité par l’inquiète et silencieuse présence de Maureen, et par la non moins prenante absence de Lewis : les SMS que Maureen échange avec un inconnu concourent à la porosité entre la vie et la mort, le regret et l’espoir, et les fantômes sont perçus dans l’indécision entre le songe et l’illu-sion, la vie même étant un songe, et le rêve une seconde vie.

E XPOSITION S