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L

e mauvais réflexe : chercher celui ou celle qui incarne, résume, illustre, atteint à la perfection l’esprit français.

Erreur, car l’esprit est une puissance invisible, désin-carnée, un souffle général, dont on perçoit les effets concrets dans les esprits. L’esprit permet à tous de parler la même langue – c’est la glossolalie de la Pentecôte – mais ne se laisse jamais enfermer dans l’enveloppe charnelle d’une seule personne, précisément parce que son but est la communication. Donc : exit le concours de beauté, c’est en vain qu’on élirait une Miss France du trait d’esprit. D’ailleurs, dès qu’un nom se détache pour caractériser l’esprit français, c’est invariablement que les puissances officielles sont der-rière l’affaire, à la manœuvre pour exalter l’esprit d’une séquence poli-tique. Mais la France en a plusieurs, à vrai dire un grand nombre, elle consomme beaucoup de séquences politiques, et donc l’esprit fran-çais du jour sera remplacé par celui du lendemain. Le véritable esprit est fait pour installer une communication puissante et profonde, une communication dans la langue particulière d’une certaine vérité qui

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nous échappe. Don de l’universel, l’esprit appelle le contre-don du particulier. Ainsi pour l’esprit français : chacun aimerait bien le capter – disons en tout cas ceux qui ont encore l’idée qu’il existe, et qui sont un peu plus nombreux que ceux qui croient en sa version catholique, l’Esprit saint –, mais personne ne sait ce que c’est.

Il y a bien des pistes qui permettraient de le situer dans une espèce de taxinomie des phénomènes culturels nationaux, mais elles s’ar-rêtent toutes – suivez mon regard : la clarté, mais elle rejoint, à un certain niveau de pureté, l’obscurité brillante des principes abstraits ; l’humour, mais il tend au drame à ses extrêmes ; la désinvolture, mais avec une telle application qu’elle s’apparente au professionnalisme ou dégénère dans le primesaut ; l’enthousiasme, mais dépressif ; la gaieté profonde d’être en vie, mais qui finit généralement dans les gémisse-ments métaphysiques (Chateaubriand). Si on ne peut donc pas l’es-sentialiser autrement que comme une contradiction en marche, ce qui n’a rien de spécifiquement national, l’esprit français serait-il donc une technique ? Non. Le trait d’esprit de la salonnarde, la formule brève du moraliste, l’excipit du fabuliste, la recherche de l’harmonie pour le poète, le dialogue ciselé de l’auteur dramatique, la relation à son objet de l’essayiste et, plus tard, le savoir-faire-croire du romancier requièrent des dispositifs intellectuels et des manières d’opérer très dif-férents. Ni essence ni technique, l’esprit français n’est pas non plus un sens caché, une sorte de grammaire secrète qui cèlerait son projet : que nous parlions tous de la même chose, que

nous soyons unis dans la quête d’un sens qui nous attendrait à l’horizon et qu’on ver-rait poindre dans les brumes, comme une sorte de Jérusalem Céleste laïque et

répu-blicaine où la France, telle que Michelet la concevait, nous attendrait en vérité. Certes, quelques idées communes existent : la liberté, par exemple. Mais pour être érigées en principe et en geste, elles sont rela-tives en pratique. La pratique, c’est Au Bon Beurre et raser les murs.

On ne refait pas les soldats de l’an II ou le sacre de Charles VII tous les matins. On laisse ça aux généraux allumés, aux pucelles habitées, aux monarques thaumaturges, aux connétables sans peur, aux aspirants

Marin de Viry est critique littéraire, enseignant en littérature à Sciences Po. Dernier ouvrage publié : Un roi immédiatement (Pierre Guillaume de Roux, 2017).

› marininparis@yahoo.fr

l’esprit français a disparu

d’infanterie, aux moments d’égarement. La trouille du gendarme, du fisc, de l’actionnaire majoritaire, de l’armée chinoise, du djihadiste qui erre dans nos villes en nous voulant du mal nous fait contempler cet absolu avec prudence. De là, l’exaltation de la liberté prend le plus souvent, chez nous, la forme de la condamnation morale des faibles.

On garde la grandeur, on élimine le risque.

On pourrait peut-être essayer l’intelligence, comme grand repère de l’esprit français. Pardon d’être direct, mais compte tenu de la crois-sance exponentielle du nombre de crétins qui croient avoir des idées générales et ne font que réciter des fiches d’ONG scandinaves dans un français que ne reconnaîtrait pas Voltaire, et leur médiatisation mas-sive, la notion même d’intelligence est en péril d’interruption. Certes, des auteurs brillants publient, mais quelle est leur valeur sociale ? Qui est aujourd’hui capable de définir ce qu’« intelligent » veut dire, et assez courageux pour en tirer les conséquences personnelles ?

Ni essence, ni technique, ni sens eschatologique : il reste peut-être la notion d’activité, de pratique, de phénomène peut-être, dont on peut dire deux choses, me semble-t-il :

- l’esprit français – laïque – est une chose datée, qui commence sous Louis XIV et qui meurt sous François Mitterrand ;

- il est provisoirement fini mais il est éternel, un peu comme la foi chez celui qui la perd.

Primo, une activité datée. Avant Louis XIV, l’esprit français était d’Église. L’évêque intello brillait dans ses homélies ou ses mandements épiscopaux. Les Pères de l’Église lui servaient de grands auteurs, de phares, comme Marguerite Duras ou Alain Robbe-Grillet pour un auteur autoérotique et névrosé d’aujourd’hui. Humilité chrétienne oblige, il s’en inspirait. Par une saine concurrence entre grands pré-lats pour l’édification de la civilisation de l’amour, il s’attachait, la maturité venue et le génie autorisé à s’exprimer, à produire sa propre interprétation des grands mystères et des grandes notions de la foi. Les besogneux, au deuxième banc de la classe intellectuelle d’Église, écri-vaient des manuels du pénitent et des traités d’éducation chrétienne des jeunes filles. Les stars, elles, dissertaient des vertus de la vierge devant le roi et son barnage, et faisaient honte – brièvement – aux

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pestes exquises de la cour dont les mœurs lestes n’avaient d’égal que les préjugés aristocratiques. Le tout, déjà, dans une ambiance où, comme disait Stendhal, les madones du Corrège ont l’air d’avoir passé la nuit avec leur amant. L’esprit français a longtemps consisté à prêcher dans des palais à des élégantes attentives, mais restant sur leur quant-à-soi, des vertus dont elles exigent, maintenant qu’elles sont au pouvoir, que les hommes les aient, et dont, comme les hommes de l’époque, elles ont elles-mêmes la liberté officieuse de se dispenser. Vae victis.

Mais voilà. La profanation de l’esprit français est essentiellement liée à l’apparition de la cour de Louis XIV dans sa version absolue, où la honte du péché, aphrodisiaque pour intellectuel qui faisait toute la séduction des homélies et l’intérêt des œuvres chrétiennes de l’esprit, est remplacée par la peur de ne plus être désiré du roi. La souffrance infinie ou la jouissance absolue d’être ou ne pas être dans les bonnes grâces du soleil sont alors devenues l’enjeu de l’esprit français. De là, toutes les cruautés du snobisme, tout le masochisme de l’amour-propre, et l’orientation de l’esprit français vers la compétition au sommet. Mieux savoir être désiré devient le but. Cela commence par feindre de ne pas désirer, car dans le système de cour, on ne peut pas désirer et être désiré en même temps. Si on désire, on demande. Si l’on ne désire pas, on offre l’opportunité d’être conquis. Le roi s’ennuie car il est désiré de tous, c’est ce qui fait son fond capricieux et qui le rend si versatile et donc dangereux au courtisan, mais le roi veut surtout être désiré pour être sûr d’être obéi : intéressons-le en lui montrant que nous saurions vivre sans lui, alors qu’en réalité, nous ne le sau-rions pas. C’est la bonne vieille technique de séduction des héritières, mais qui n’est appliquée que par les audacieux : elles sont tellement habituées à ne pas être contredites qu’il suffit de leur dire qu’elles sont habillées comme des sacs et complètement cloches pour les épouser.

Saint-Simon est un voyou solaire de ce genre-là, qui cherchait en sa future femme « des entours qui le pussent porter » à la cour (mais qui, allez comprendre, fit enchaîner son cercueil à celui de son épouse).

Le sommet de l’esprit français est alors atteint par celui qui est le plus froid, qui a su rendre ses désirs sans chaleur apparente, et qui sait capter un rayon du soleil unique, à l’humiliation de ses concurrents.

l’esprit français a disparu

Cet érotisme creux, ce désir dissimulé et concentré sur un objet de conquête abstrait, devient alors l’esprit de l’esprit français, et donne tous ces mémorialistes admirables, dont on a l’impression qu’ils sont épouvantablement malheureux tout en étant convaincus d’être infini-ment désirables. Cela donne une conversation dont la règle principale consiste à faire souffrir l’amour-propre de son interlocuteur encore plus qu’il ne souffre déjà, et pour l’interlocuteur à faire semblant de ne pas pouvoir souffrir. Talleyrand, bien sûr. Mais Talleyrand a la chance de savoir le vrai désir, de pouvoir définir admirablement l’amour qu’on lui porte – « elle voit en moi ce que je ne vois pas », disait-il de sa tendre nièce – ; il sait l’amour, si je puis dire, contrairement au cour-tisan de base, rivé à son amour-propre, esprit français en pleine déban-dade métaphysique. On sait que la République, de ce point de vue, n’a fait que reprendre la boutique, en moins dorée. Jusqu’à Mitterrand inclus. À ce stade, c’est l’invasion des Tuileries par les sans-culottes : je veux dire par des communicants qui ne savent ni parler, ni écrire, ni penser mais qui veulent capter les prestiges. Dès lors que le soleil est la caméra et non plus le prince, l’esprit français, déjà dégénéré, n’a même plus les ressources des manières et des mots pour se soutenir encore un peu, et c’est fini. Sa réactivation, dans une phase business, est tout à fait impossible à court terme : on ne peut pas adorer ce qu’il y a de gratuit dans la recherche du mot juste tout en vivant dans le culte de son compte de résultat. Être intéressé par la vie de l’esprit sous Macron, c’est comme être légitimiste sous Louis-Philippe. On est condamné à jouer au billard en province, entre mécontemporains.

Deuzio, c’est fini, mais Alfred de Musset, Honoré de Balzac, Alfred de Vigny, Stendhal, etc. ont appris à écrire dans les salons. Il suffit de quelques chaises, d’attention, de curiosité, de politesse, et de placer sur ces chaises des gens qui ont envie de parler de cette vie étrange, et d’en parler en français. L’esprit français a officiellement disparu, mais il n’est pas mort. Il est simplement dans l’envers de l’histoire contem-poraine, d’où il reviendra un jour sur sa face visible.

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FINKIELKRAUT : LA