INCIDENCE DE LA CULTURE MUSULMANE
SUR LES CONCEPTIONS DES ENSEIGNANTS TUNISIENS À PROPOS DE L’ÉDUCATION À LA SEXUALITÉ :
INTERACTION ENTRE VALEURS ET CONNAISSANCES SCIENTIFIQUES
Sami ABDELLI(1,2), Olivier PERRU(2) & Pierre CLÉMENT(2)
(1) ISEFC, Université de Tunis 1 ; (2) LEPS-LIRDHIST (EA 4148), Université Lyon 1
MOTS-CLÉS : CONCEPTIONS DES ENSEIGNANTS – ÉDUCATION À LA SEXUALITÉ –
CULTURE ARABO-MUSULMANE – VALEURS.
RÉSUMÉ : Dans la tradition tunisienne arabo-musulmane, la sexualité est vécue avec une
dimension culturelle et religieuse qui imprègne une grande diversité de croyances populaires. Jusqu'à quel point les conceptions des enseignants et futurs enseignants tunisiens de biologie sur l’éducation à la sexualité sont-elles façonnées par des connaissances scientifiques mais aussi par la tradition tunisienne arabo-musulmane ?
ABSTRACT : In the Tunisian Arabic-Muslim tradition, sexuality is linked to a cultural dimension
which instantiates the diversity of popular beliefs and sexual practices. This culture is impregnated with religious values. Up to what extent these conceptions related with sex education are shaped by scientific knowledge and by Arabic-Muslim culture ?
1. INTRODUCTION : CONTEXTE DE LA RECHERCHE ET PROBLÉMATIQUE
Dans une perspective constructiviste, l'étude des conceptions est une entrée incontournable pour identifier ce qui peut faire obstacle aux apprentissages souhaités. L’objectif de l'éducation scientifique est de modifier les conceptions préexistantes des apprenants vers plus de scientificité et de leur apprendre à mobiliser leurs connaissances scientifiques dans tous les contextes où leur usage est pertinent par rapport au problème à résoudre. Connaître les conceptions des apprenants, leurs attitudes et leurs opinions en matière d’éducation sexuelle, est une urgence éducative et citoyenne. Quelles sont les conceptions des enseignants tunisiens de biologie à propos de l’éducation à la sexualité ? La culture arabo-musulmane influence-t-elle ces conceptions ?
La tradition tunisienne arabo-musulmane - comme toute religion - imprègne les dimensions subjectives, fantasmatique et culturelle de toute pratique sexuelle et accompagne une diversité de croyances populaires. La culture arabo-musulmane se caractérise par l’invariabilité de ses sources, avec l’ensemble des croyances, des lois, des valeurs et des références morales de l’agir humain. Les représentations de cette culture se cristallisent autour des valeurs de l’Islam, qui découlent du Saint Coran, de la langue arabe et de l’œuvre jurisprudentielle des oulémas. À l’opposé, la culture occidentale est fondée sur la pensée grecque, la loi romaine, la culture latine et les valeurs du christianisme1. L’éducation à la sexualité n'est pas simple à mettre en œuvre, ni dans les pays développés ni dans les pays en développement, arabo-musulmans par exemple.
En Tunisie, des thèmes socialement vifs tels que l’éducation à santé et à la sexualité ne sont pas encore complètement intégrés dans l'enseignement. À quoi est due cette situation ? La différence par apport à des pays occidentaux comme la France est-elle liée à l'influence de la culture arabo-musulmane ? La culture arabo-arabo-musulmane des enseignants et futurs enseignants fait-elle obstacle à une éducation scientifique et citoyenne sur ces thèmes ?
Notre approche s’est appuyée sur le modèle KVP pour analyser les conceptions des étudiants et enseignants tunisiens en tant qu'interactions entre connaissances scientifiques (K), valeurs (V) et pratiques sociales (P) (Clément 1998, 2004, 2006).
2. MÉTHODOLOGIE
Le présent travail est une synthèse qui s'appuie :
- d'une part, sur les résultats de notre enquête sur les attentes de 205 futurs enseignants tunisiens vis-à-vis d’un enseignement sur la sexualité qui leur était destiné (Abdelli & Abrougui, 2005)2. Nous tenterons à cet égard de décrire plus précisément les conceptions des étudiants interrogés par une deuxième analyse de ces données3.
- d'autre part, sur les résultats d'une enquête menée auprès de 753 enseignants et futurs enseignants tunisiens du primaire et du secondaire (biologistes et littéraires) dans le cadre du projet de recherche européen Biohead-Citizen (Carvalho et al, 2004), à partir d'un questionnaire élaboré collectivement (Clément et Carvalho, 2007).
3. CONCEPTIONS DES ENSEIGNANTS TUNISIENS ET CULTURE ARABO-MUSULMANE
Notre première analyse des attentes des futurs enseignants tunisiens sur la reproduction et la sexualité humaine (Abdelli 2005, 2008 ; Abrougui et al, 2006), a permis de recenser l’existence d'interrogations diversifiées et contrastées, mobilisant des valeurs qui ont aussi été identifiées dans la deuxième enquête (questionnaire Biohead-Citizen) sur les conceptions des enseignants biologistes ou non biologistes, du primaire ou du secondaire, en matière d’éducation sexuelle. Une analyse plus approfondie des attentes des futurs enseignants Tunisiens, relativement à la reproduction humaine et à l'Éducation à la Sexualité, permet de dégager une typologie de leurs conceptions dans ce domaine (Tableau 1)4. Cette typologie rend largement compte de la prégnance de croyances traditionnelles dans une société arabo-musulmane en termes d'Éducation à la Sexualité. Ces futurs enseignants sont à 95% de religion musulmane. En même temps, ces interrogations sont adressées à un enseignant universitaire biologiste, avec l'attente de réponses scientifiques « vraies » validant ou invalidant ces croyances traditionnelles. Celles-ci ne semblent donc pas, a priori, fonctionner comme obstacles épistémologiques au sens de Bachelard, mais elles
2Travail effectué dans le cadre du projet de recherches européen, Biohead-Citizen (“Biology, Health and Environmental Education for better Citizenship”, FP6, contrat n° 506015), coordonné par G.Carvalho (Portugal), P.Clément (France) et F.Bogner (Allemagne). Ce travail s’inscrit aussi dans le cadre du projet de Coopération Scientifique Inter-universitaire (Liban, Tunisie, France) de l’AUF (Agence Universitaire pour la Francophonie), coordonné par I.Khalil (Liban), M.Abrougui (Tunisie) et P.Clément (France).
3Une première analyse des questions de cette enquête a été effectuée dans le cadre de mon master en didactique de biologie, afin de dégager les attentes et les besoins des futurs enseignants Tunisiens et l’élaboration d’une grille d’analyse des programmes et des manuels scolaires Tunisiens relativement à l’enseignement de la reproduction et l'Éducation à la Sexualité (Abdelli, 2005).
traduisent une collusion entre croyances religieuses musulmanes et superstitions issues de traditions populaires et parfois de valeurs traditionnelles.
Par ailleurs, sur la base du questionnaire Biohead, des analyses en composantes principales (ACP) ont été menées sur les réponses de 753 enseignants et futurs enseignants tunisiens du primaire et du secondaire (biologistes, littéraires et enseignants du primaire).
Tableau 1 : Différentes catégories de conceptions liées à des croyances populaires chez des futurs enseignants tunisiens, sur la reproduction humaine et l'Éducation à la Sexualité
Catégories de conceptions Exemples de questions
Catégorie
1 Le sperme provient de la colonne vertébrale
Est-ce que c’est vrai scientifiquement que l’origine principale du spermatozoïde est la colonne vertébrale ? Est-ce que c’est vrai que la masturbation influe sur les genoux, la colonne vertébrale et la vision ? Est-ce que c’est vrai que les rapports sexuels excessifs influent sur la colonne vertébrale et sur la vision ?
Catégorie
2 Le lait maternel vient du sperme masculin
Est-ce que c’est vrai que le lait maternel vient du sperme masculin ? Comment peut-on expliquer scientifiquement la parenté du lait qui s’établit entre deux personnes qui ont été allaitées par une même femme ?
Catégorie 3
On peut prédire le sexe de l’enfant :
- Prédire le sexe d’un enfant à venir d’après la forme du ventre de la femme enceinte. Ou d’après la disposition des cheveux de son aîné. - La semence du testicule droit donnerait des garçons et le gauche des filles : même conception que chez Aristote (Regnault Jules, 1936)
Quelle est la position idéale pour avoir un garçon ou une fille ? Est-ce que c’est vrai qu’un rapport sexuel en position droite peut engendrer un garçon ?
Y a-t-il des manifestations externes pour connaître le sexe du bébé ? Est-ce que les rapports sexuels après les règles donnent beaucoup plus de chance pour avoir un garçon ? Est-ce que c’est vrai que les spermatozoïdes provenant du testicule droit donnent des garçons ? Est-ce que c’est vrai qu’au moment de la grossesse l’enfant mâle bouge beaucoup plus que la petite fille ?
Catégorie 4
Il existe un lien entre sperme, alimentation et activité sexuelle
Quelle relation existe entre le régime alimentaire et l’activité sexuelle ? « On sait d’après notre culture arabo-musulmane que l’amande, les oignons, la langouste,……, augmentent l’activité sexuelle alors que celle des poulets et les cacahuètes diminue cette activité » Quel est le rapport entre la concentration du sperme et les fruits secs ?
Catégorie
5 sperme, obésité, santé et beauté Il existe un lien entre mariage,
Est-ce que le sperme fait grossir les femmes après le mariage ? Pourquoi les femmes après leur mariage deviennent plus jolies et présentent des modifications morphologiques et est-ce que c’est vrai que le sperme est bien pour leur santé ?
Catégorie
6 Sexualité et religion musulmane
La circoncision est un rite de religion musulmane. Peut-on dire qu’un homme oriental (circoncis généralement) est plus excitable qu’un homme occidental ? Est-il licite d’avoir un rapport sexuel anal ? Quelles sont les positions sexuelles autorisées dans notre religion musulmane ? Peut-on avoir des rapports sexuels au moment des menstruations ? Peut-on avoir des rapports sexuels pendant la grossesse ?
Catégorie
7 Éducation à la Sexualité et comportement sexuel
Est-il vrai que l’éducation à la sexualité n’a pas d’effets sur le comportement sexuel ? Croyez-vous que l’éducation à la sexualité pour les adolescents n’a pas d’effets négatifs sur le comportement sexuel et social ?
Nous avons pu constater que la majorité des enseignants tunisiens sont défavorables à une éducation précoce à la sexualité et plus particulièrement aux thèmes suivants : l’avortement, les organes du plaisir : clitoris, pénis… ; l’homosexualité ; la pédophilie ; etc. Pour eux, la relation sexuelle stable dans le cadre du mariage est le comportement le plus pertinent à privilégier dans le cadre scolaire pouvant aider à réduire la propagation du SIDA à travers le monde.
Dans le cadre de la recherche du projet Biohead-Citizen menée dans plusieurs pays choisis à cause de leurs contextes socio-économiques et culturels contrastés, l’analyse des réponses d’enseignants et futurs enseignants à des questions ayant trait à l’Éducation à la Sexualité (Bernard et al, 2007a et 2007b) montre une nette opposition des conceptions entre les pays européens et les pays arabo-musulmans. Ce sont les valeurs et représentations relatives à l'Éducation à la Sexualité qui différencient le plus les pays, avec des positions plus traditionnelles, opposées à l'introduction de thèmes importants de cette éducation, des enseignants des pays non européens, qui s'opposent à des positions plus ouvertes des enseignants des pays européens plus ancrées dans la réalité des pratiques dans leurs pays. Est-ce que ces différences de conceptions des enseignants entre société musulmane et société occidentale, peuvent s'expliquer par l'influence de la religion sur ces populations ? Est-ce que le respect des règles du Coran oriente les conceptions des enseignants musulmans ?
Les résultats du projet Biohead-Citizen semblent à première vue montrer que oui, les enseignants des pays arabo-musulmans ayant des positions très voisines sur l'Éducation à la Sexualité. Mais une analyse plus approfondie permet de nuancer cette conclusion. En effet, les enseignants sénégalais, qui ne sont pas arabes mais qui sont musulmans, partagent les mêmes conceptions : ce serait donc plus la religion musulmane que la culture arabe qui serait en cause. Un autre élément de réponse vient du fait que les enseignants libanais sont pour 1/3 chrétiens dans notre échantillon, et pour 2/3 musulmans, et les enseignants burkinabés sont pour 2/3 chrétiens dans notre échantillon et pour 1/3 musulmans. La comparaison entre les conceptions des deux religions sur l'Éducation à la Sexualité a donc été possible dans ces deux pays. Au Liban (Khalil et al, 2007a et 2007b) comme au Burkina Faso (Clément et al, 2008), les enseignants chrétiens ont des positions plus progressistes que leurs collègues musulmans sur l'Éducation à la Sexualité, sans être pour autant aussi ouvertes que celles des enseignants français. Il semble donc bien qu'il y ait deux types d'influence sur ces conceptions : d'une part, une convergence des conceptions de tous les enseignants croyants, quelle que soit leur religion, en opposition avec les conceptions des enseignants français dont la moitié est athées ou agnostiques et dont la grande majorité ne pratique pas de religion ; d'autre part, parmi les enseignants croyants, il apparaît une différence significative entre musulmans et chrétiens.
La littérature arabo-musulmane nous révèle que la culture arabe classique a un fond religieux indubitable (Chebel, 2004). Ne s’étant pas sécularisée, elle reste jusqu'à nos jours imprégnée quelque peu de métaphysique, voire de surnaturel (Akgüngör & Bayraktar, 2005). Dans cette culture, le savant est originairement un docteur en religion et les sciences sont avant tout, des connaissances religieuses. De ce fait, la culture arabo-musulmane est imprégnée de valeurs religieuses. D'un autre côté, en Occident, la religion a perdu progressivement son emprise sur les peuples durant les XIXe et XXe siècles et elle semble beaucoup moins affecter les personnes dans leur prise de décisions quant à leurs relations sexuelles. La culture est un concept-clé de la sexualité
humaine, qui en décrit toute la spécificité et la diversité selon les traditions. Les rituels amoureux et les codes de la séduction font partie du patrimoine culturel de même que les valeurs morales ou historiques. La culture modèle ainsi notre sexualité en lui conférant une dimension relationnelle qui lui est propre. Les valeurs culturelles varient ainsi selon les cultures et les sous-cultures (urbaine, rurale, différents milieux culturels ou sociaux…) qui imposent leur « style » sexuel, pour permettre l’équilibre social des pulsions.
4. RAPPORT À LA CULTURE D’ORIGINE ET LA NOTION DE SUJET DANS LA CULTURE ARABO-MUSULMANE
La notion de rapport au savoir telle qu’elle a été construite puis développée par la littérature psychologique, sociologique et pédagogique occidentale et plus particulièrement francophone, présuppose l’existence d’un sujet. Le rapport plus général à l’école et à l’apprendre (Charlot, 1997), présuppose également l’existence d’un sujet à la fois spécifique et différent des autres sujets apprenants par son histoire personnelle, ses désirs et son projet personnel. Si nous rappelons ces évidences, c’est qu’elles ne nous semblent pas universelles ; elles ne sont valables que pour les cultures qui ont déjà fait la révolution de la modernité et construit la notion de sujet (Chabchoub, 2001). Or, ce n’est pas encore tout à fait le cas pour la culture arabo-musulmane où la notion de sujet est encore mal établie comme en témoignent les travaux anthropologiques, psychanalytiques et sociologiques de Malek Chebel (2002) sur la question de la sexualité dans le monde arabe et en Islam.
Interrogés sur l’âge auquel certaines questions liées à la sexualité doivent être abordées pour la première fois dans l’enseignement, par les enseignants et/ou par des spécialistes extérieurs, la majorité des enseignants tunisiens sont défavorables à une éducation précoce à la sexualité. On peut expliquer ceci, par le fait que certains enseignants manifesteront leur gêne de se voir marginalisés par le groupe (famille, traditions prophétiques…) dans le contexte socioculturel tunisien, s’ils adoptaient une attitude d’adhésion à une éducation précoce à la sexualité qui leur paraît par ailleurs importante. Parce qu’ils ne se sentent pas exister en tant que sujets, ces enseignants n’ont pas le courage d’adopter une attitude individuelle positive envers l'Éducation à la Sexualité, même s’ils sont par ailleurs convaincus et conscients des tabous et des contraintes frappées d’archaïsme qui pèsent sur leur personnalité ainsi que du flou qui caractérise leurs acquis scientifiques.
Cependant, ce qui attire notre attention c’est que si les étudiants plus spécialisés en biologie de la reproduction ont des conceptions et des attitudes de ce type (futurs enseignants et citoyens), que serait alors le cas des autres citoyens tunisiens qui n’ont reçu aucune formation scientifique ?
Notre contribution se veut une porte d'entrée à ce vaste domaine toujours en évolution, qu'est la sexualité dans une perspective éducative et citoyenne ; elle veut poser la question du statut moral et culturel de la sexualité dans notre société. En effet, l'analyse des conceptions des enseignants nous a conduits à caractériser la notion de « rapport à la culture » (Falardeau et Simard, 2007) qui se rapproche du concept de « rapport au savoir » (Charlot et al., 1992). La mise en évidence de l’incidence de la culture musulmane sur le sujet traité nous a permis de tirer des conclusions quant au lien entre la culture et les conceptions. Le concept « rapport à la culture » qui se rapproche du concept « rapport au savoir » peut être d’une grande utilité à la didactique de la biologie et particulièrement aux questions socialement vives, ayant trait à l’Éducation à la Santé et à la Sexualité. En effet, si le concept de « conception » permet à l’enseignant de biologie de s’occuper du volet cognitif de l’apprenant (la modification des connaissances préalables de ce dernier), le « rapport au savoir » et par la suite à la culture d’origine permettrait à la didactique, d’une part, approcher la dimension socio-affective de l’apprenant et d’autre part de tenir compte des attentes et des conceptions des apprenants en tant qu’interactions entre les connaissances scientifiques, les valeurs et les pratiques au sein de chaque contexte socioculturel bien déterminé.
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