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Le sangha de la forêt d'Ajahn Chah : l'innovation religieuse au service d'un monachisme bouddhique thaïlandais implanté en Occident

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Le sangha de la forêt d’Ajahn Chah

L’innovation religieuse au service d’un monachisme bouddhique

thaïlandais implanté en Occident

Mémoire

François Guillemette

Maîtrise en sciences des religions

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

© François Guillemette, 2018

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Le sangha de la forêt d’Ajahn Chah

L’innovation religieuse au service d’un monachisme bouddhique

thaïlandais implanté en Occident

Mémoire

François Guillemette

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Résumé

Ajahn Chah (1918-1992) est un maître de méditation appartenant à la tradition bouddhique thaïlandaise des moines de la forêt. À partir de la fin des années 1960 jusqu’à ce qu’il tombe gravement malade au début des années 1980, Ajahn Chah offre une formation monastique à plusieurs dizaines d’Occidentaux. Dans la vague de l’engouement occidental pour le bouddhisme, il est invité en Angleterre à la fin des années 1970 pour y établir un monastère. Son principal disciple occidental, Ajahn Sumedho, en assurera la direction. L’implantation réussit, et d’autres monastères sont ensuite fondés dans plusieurs pays d’Europe, d’Amérique du Nord et d’Océanie.

Malgré son conservatisme notoire, la lignée a mis en œuvre plusieurs innovations pour s’adapter et assurer sa pérennité en terre occidentale, d’une part dans son propre fonctionnement interne afin de faciliter l’implantation, et d’autre part à l’intérieur des enseignements dispensés. Nous analysons ces innovations en termes de stratégies afin de mettre en lumière le dynamisme de la lignée et de situer celle-ci au sein de la constellation bouddhique occidentale contemporaine.

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TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ ... iii

TABLE DES MATIÈRES ... v

INTRODUCTION ... 1

LE SAṄGHA DE LA FORÊT D’AJAHN CHAH : UNE FORME DE BOUDDHISME PEU ÉTUDIÉE ... 3

LA LIGNÉE D’AJAHN CHAH, ABORDÉE SOUS L’ANGLE DE L’INNOVATION RELIGIEUSE ... 5

PLAN ... 11

PARTIE I – LA LIGNÉE D’AJAHN CHAH ET LA TRADITION BOUDDHIQUE DES MOINES DE LA FORÊT ... 13

1.1L’ORIGINE DES MOINES FORESTIERS BOUDDHISTES ... 13

1.2LE RÔLE DE RÉFORMATEUR DES MOINES FORESTIERS : QUELQUES EXEMPLES HISTORIQUES AU SRI LANKA, EN BIRMANIE ET EN THAÏLANDE ... 18

1.2.1 Au Sri Lanka ... 20

1.2.2 En Birmanie ... 21

1.2.3 En Thaïlande ... 22

1.3AJAHN MAN ET LA TRADITION THAÏLANDAISE DES BHIKKHU DHUTAṄGA KAMMAṬṬHĀNA ... 25

1.4AJAHN CHAH ... 28

1.5AJAHN SUMEDHO ET LA CRÉATION DU MONASTÈRE INTERNATIONAL DE LA FORÊT (WAT PAH NANACHAT) EN THAÏLANDE ... 31

1.6LE BOUDDHISME THERAVĀDA EN ANGLETERRE ET L’ÉTABLISSEMENT DU BRITISH FOREST SANGHA .... 33

1.7L’ÉTABLISSEMENT DE LA LIGNÉE D’AJAHN CHAH EN AMÉRIQUE DU NORD ... 37

1.7.1 Autres branches de la tradition forestière en Amérique du Nord ... 40

PARTIE II – LA LIGNÉE D’AJAHN CHAH : UN ÉQUILIBRE FRAGILE ENTRE TRADITION ET INNOVATION ... 43

2.1INNOVATIONS RELIGIEUSES LIÉES À L’IMPLANTATION DE LA LIGNÉE D’AJAHN CHAH EN OCCIDENT ... 43

2.1.1 La présence de « congrégations parallèles » dans les monastères de la lignée de Chah ... 44

2.1.2 L’aumône matinale (pindabat) et l’errance (thudong) ... 50

2.1.2.1 La pratique de l’aumône matinale (pindabat) ... 50

2.1.2.2 Expérimentations avec la pratique thudong de l’errance ... 51

2.1.3 La création du grade d’anagārika et de l’ordre des sīladharā ... 53

2.1.3.1 La création du grade d’anagārika ... 53

2.1.3.2 L’établissement de l’ordre des sīladharā ... 55

2.2L’INNOVATION RELIGIEUSE DANS LES ENSEIGNEMENTS DES MAÎTRES DE LA LIGNÉE D’AJAHN CHAH : QUELQUES EXEMPLES ... 59

2.2.1 Les deux significations de buddho : le mantra et le concept de « one who knows » ... 63

2.2.2 Le « one who knows » selon Ajahn Chah ... 66

2.2.3 Une interprétation du « one who knows » par Ajahn Sumedho ... 71

2.2.4 Deux concepts clés des enseignements d’Ajahn Chah : anicca et patient endurance ... 75

2.2.4.1 Anicca ... 75

2.2.4.2 Patient endurance ... 78

2.2.5 Le style d’enseignement d’Ajahn Chah : les « situational teachings » ... 81

2.2.6 Deux innovations d’Ajahn Sumedho : Intuitive Awareness et le Sound of Silence... 86

2.2.6.1 Intuitive Awareness (la Conscience intuitive) ... 86

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vi 2.2.7 L’utilisation du concept bouddhique des « Deux vérités » pour définir le bouddhisme et

encourager le dialogue interreligieux ... 96

2.2.7.1 Définition du bouddhisme par Ajahn Sumedho ... 96

2.2.7.2 Un exemple de dialogue interreligieux : Ajahn Amaro et le Dzogchen ... 101

PARTIE III – LA LIGNÉE D’AJAHN CHAH ET LE BOUDDHISME OCCIDENTAL CONTEMPORAIN ... 105

3.1LE BOUDDHISME OCCIDENTAL : UN BOUDDHISME À TENDANCE MODERNE, NON INSTITUTIONNELLE, INDIVIDUALISTE ET LAÏQUE ... 105

3.1.1 Un bouddhisme occidental « moderne » ... 106

3.1.2 Un bouddhisme occidental individualiste et non institutionnel ... 109

3.1.3 Un bouddhisme laïque ... 111

3.2LE BOUDDHISME DE LA LIGNÉE D’AJAHN CHAH : UN BOUDDHISME TRADITIONALISTE ET MONASTIQUE, INFLUENCÉ PAR CERTAINES IDÉES ROMANTIQUES, ET UN BOUDDHISME « ESSENTIEL » ... 112

3.2.1 Un bouddhisme traditionaliste et monastique... 112

3.2.2 Un bouddhisme influencé par certaines idées romantiques ... 113

3.2.3 Un bouddhisme « essentiel »... 116

3.3LA LIGNÉE D’AJAHN CHAH EN OCCIDENT : UNE PRÉSENCE FORTE MAIS DISCRÈTE ... 118

CONCLUSION - LA RECETTE PARADOXALE DU SUCCÈS DE LA LIGNÉE D’AJAHN CHAH EN OCCIDENT : L’INNOVATION AU SERVICE DE L’ORTHODOXIE ... 121

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Introduction

Quand le moine thaïlandais Ajahn1 Chah (1918-1992) et quelques-uns de ses disciples d’origine occidentale arrivent au Hampstead Vihara2 de Londres en 1977, ce n’est pas la première fois que des bonzes sont invités en Angleterre dans le but précis d’y établir un monastère; l’initiative vient s’ajouter à de nombreuses autres qui, depuis le début du

XXe siècle, se sont toutes soldées par des échecs. Mais cette fois la démarche semble réussir.

Le saṅgha3 se consolide et attire de plus en plus de dévots, et le monastère de Chithurst4 est fondé deux années plus tard, en 1979. Pour la première fois en Angleterre, voire même en Occident, des bhikkhu5 d’origine occidentale offrent un entraînement monastique à des Occidentaux dans un authentique monastère de tradition Theravāda6. D’autres monastères de cette lignée sont ensuite fondés dans une dizaine de pays d’Europe, d’Amérique du Nord et d’Océanie, si bien que le saṅgha de la forêt7 d’Ajahn Chah est maintenant une des lignées theravādin les mieux implantées en Occident.

Ajahn Chah appartient à un courant particulier du bouddhisme, celui des moines forestiers de la Thaïlande (moines thudong8, ou dhutaṅga kammaṭṭhāna bhikkhu9). Ces moines

1 Mot thaï emprunté au mot sanskrit ou pali (langue de l’Inde antique, apparentée au sanskrit; les plus anciens textes de la tradition Theravāda sont en pali) ācārya, signifiant « maître » (spirituel) ou « précepteur ». En Thaïlande, un moine en robe depuis au moins 10 ans porte ce titre.

2 Mot pali identique au mot sanskrit vihāra. Désigne un bâtiment où résident des moines, ou plus généralement un monastère.

3 Mot pali et sanskrit signifiant « groupe, amas, ou collectivité ». Dans la littérature bouddhique palie, le saṅgha désigne la communauté des moines bouddhistes.

4 Situé près de la ville de Chithurst, en Angleterre.

5 Mot pali apparenté au mot sanskrit bhikṣu, signifiant « mendiant ». Il désigne ici un moine bouddhiste formellement ordonné.

6 École bouddhique surtout présente en Asie du Sud-Est, reconnue pour son conservatisme.

7 Sur la page d’accueil de son site Web, le saṅgha de la forêt d’Ajahn Chah en Occident se dénomme ainsi : « Forest Sangha - International Monasteries in the Theravāda Buddhist Tradition of Ajahn Chah » (https://forestsangha.org/, page consultée le 24 septembre 2017).

8 Équivalent thaï pour dhutaṅga (voir note no 10). En Thaïlande, thudong est utilisé comme adjectif pour qualifier un moine de la forêt qui respecte des règles dhutaṅga, ou comme substantif pour désigner les pratiques d’un tel moine, particulièrement celle consistant à errer à pied, de forêt en forêt, sans jamais dormir sous un toit et au même endroit, afin de méditer dans des endroits isolés.

9 Terme parfois employé pour désigner les moines de la forêt du Nord-Est de la Thaïlande, particulièrement les disciples d’Ajahn Man (voir Ᾱcariya Mahā Boowa Ñāṇasampanno, Patipadā: Venerable Ācarya Mun’s

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préfèrent les endroits isolés et mènent traditionnellement une vie errante axée sur la méditation, adoptant l’une ou l’autre des treize pratiques dhutaṅga10, règles ascétiques optionnelles qui viennent s’ajouter aux 227 règles monastiques obligatoires du

pāṭimokkha11. Puisque leur mode de vie se veut similaire, sur certains points, à celui des toutes premières générations de disciples du Bouddha, leur présence dans des sociétés occidentales modernes représente un phénomène particulièrement intéressant, presque anachronique, qui mérite d’être étudié.

Nous avons fréquenté à quelques reprises trois monastères de cette tradition (un au Canada, et deux en Thaïlande), pendant des périodes allant de quelques jours à quelques semaines, pour un total de trois mois environ, entre 2014 et 2017. Il s’agissait d’une démarche personnelle et aucun travail de terrain ou entrevue formelle n’a été effectué, mais ces séjours nous ont permis de nous imprégner de l’ambiance distinctive des ermitages des moines forestiers. Si peu d’études ont été faites sur ces derniers, c’est non seulement parce qu’ils étaient, jusqu’à tout récemment, assez marginaux, mais aussi parce qu’il est relativement difficile pour un chercheur de les approcher, encore plus de les interroger. Or, pour percer le mystère de leur nature si « elusive and inconspicuous12 », il est presque indispensable de les fréquenter et de partager durant un certain temps leur routine. Taylor,

Path of Practice, Translated by Venerable Ᾱcariya Paññāvaḍḍho, Forest Dhamma of Wat Pa Baan Taad, Edition 2005, p. 1). Ce terme signifie « moine pratiquant l’ascèse et la méditation ». Dans la tradition Theravāda, le mot kammaṭṭhāna est souvent utilisé comme synonyme de méditation. En Birmanie par exemple, les professeurs de méditation sont parfois appelés « kammaṭṭhāna acariyas » (Gustaaf Houtman, « Traditions of Buddhist Practice in Burma », PhD degree certificate, 1990, School of Oriental and African Studies, London University, p. 354). Quant au mot dhutaṅga, il fait référence aux pratiques ascétiques permises par le Bouddha (voir note suivante).

10 Vient du pali dhuta + aṅga et signifie « un ensemble de moyens pour secouer [les souillures] », ou encore « de moyens rigoureux » (Buddhaghosa, Visuddhimagga; Le Chemin de la Pureté, traduit du māgādhi (pali) par Christian Maës, Paris, Fayard, 2002, p. 88). Les treize dhutaṅga sont énumérés dans le Visuddhimagga, une œuvre bouddhique majeure consistant en un résumé de la doctrine bouddhique formulée dans le canon pali.

11 Le pāṭimokkha énonce les 227 règles monastiques de la tradition Theravāda. Il fait partie du Vinayapiṭaka, l’un des trois corpus de textes formant le canon pali (l’ensemble des textes fondateurs du Theravāda), où ces règles sont commentées et accompagnées de leurs justifications historiques. Il existe plusieurs versions de Vinayapiṭaka (ou Vinaya) parmi les diverses écoles bouddhiques. Ces versions sont très similaires mais proposent parfois un nombre de règles légèrement différent.

12 Jim L. Taylor, Forest Monks and the Nation-State : An Anthropological and Historical Study in Northeastern Thailand, Singapore, Institute of Southeast Asian Studies, 1993, p. 8.

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qui a été moine brièvement dans cette tradition, a bien décrit la pertinence de cette proximité, en mettant l’accent sur la compréhension tout intuitive qu’elle permet de développer :

[…] my own experience in the meditative vocation as a monk in 1982 to some extent refined and tempered my understanding of the subject matter […].When forest teachers talked to me about their lives and practice, I was aware of two complementary levels of understanding; critical observation and intuitive insight into the more subtle meanings inherent in the discourse and its metaphor […] how could I write about them, their practice and tradition, unless I similarly practiced and learnt to « see from the heart » instead of the « head »13.

Le saṅgha de la forêt d’Ajahn Chah : une forme de bouddhisme peu étudiée

Sans doute en raison de sa discrétion typique et de son arrivée relativement récente dans le paysage bouddhique occidental, la lignée de Chah demeure un sujet peu étudié. Il faut dire que les moines thaïs de la forêt constituent en général un champ d’études peu exploré. Deux ouvrages classiques ont été écrits à leur sujet : The Buddhist Saints of the Forest and

the Cult of Amulets14 (1984) de Stanley Tambiah, et Forest Monks and the Nation-State15 (1993) de Jim Taylor. Ces ouvrages décrivent surtout les facteurs politiques et sociaux liés aux moines thudong et abordent peu la lignée d’Ajahn Chah en tant que telle. Le livre de Tambiah est vaste et relate aussi l’historique des moines forestiers au Sri Lanka et en Birmanie, la sotériologie bouddhique et le culte des amulettes. Quant au livre de Taylor, il décrit surtout l’institutionnalisation des moines de la forêt en Thaïlande au XXe siècle.

Quelques autres chercheurs ont abordé la lignée de Chah dans leurs travaux. Dignes de mention sont les articles rédigés par Martin Baumann16 (2000) et le duo James Placzek et Larry DeVries17 (2006). Dans le premier, il est surtout question de l’implantation du bouddhisme theravāda en Europe, avec une courte description de l’apport de la lignée de

13 Ibid., p. 7-8.

14 Stanley Jeyaraja Tambiah, The Buddhist Saints of the Forest and the Cult of Amulets : A Study in Charisma, Hagiography, Sectarianism, and Millennial Buddhism, Cambridge, Cambridge University Press, 1984. 15 Jim L. Taylor, Forest Monks and the Nation-State...

16 Martin Baumann, « Le bouddhisme theravâda en Europe : histoire, typologie et rencontre entre un bouddhisme moderniste et traditionaliste », Recherches sociologiques, vol. 31, no 3, 2000, p. 7-31.

17 James Placzek et Larry DeVries, « Buddhism in British Columbia », dans Bruce Matthews, Buddhism in Canada, New York, Routledge Curzon, 2006, p. 1-30.

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Chah. Le second traite principalement des activités d’Ajahn Sona, un moine appartenant à cette lignée, en Colombie-Britannique.

À la fin des années 1990, Kamala Tiyavanich, une chercheuse d’origine thaïlandaise, fait une contribution originale avec son livre Forest Recollections18. Cet ouvrage comprend des biographies détaillées du maître spirituel Ajahn Man (le patriarche19 de la tradition forestière thaïlandaise contemporaine – il eut une influence décisive sur Ajahn Chah) et de neuf moines de sa lignée. La tradition spécifique d’Ajahn Chah y est abordée brièvement. La démarche de Tiyavanich est particulièrement pertinente, car elle s’intéresse d’abord et avant tout à la vie de ces moines telle que racontée dans un vaste corpus de récits locaux, transmis oralement. Cette herméneutique permet à Tiyavanich de se distancer de celle des recherches antérieures qui sont, selon elle, trop normatives et peu nuancées :

[…] scholars more often begin with generalities about institutions and traditions with a set of assumptions about « Thai » Buddhism or about the Theravāda tradition. Having accepted a stereotype of « Thai » Buddhism […] they see wandering monks as anomalous, unconventional, heretical, or (sometimes) saintly20.

Nous croyons à l’instar de Tiyavanich qu’il vaut mieux, pour étudier les moines forestiers notamment, partir du particulier pour aller vers le général. Dans notre cas, cela signifie que nous nous intéresserons d’abord aux faits religieux associés à notre lignée, et non à la religion dont elle relève. Plutôt que d’y voir une quelconque hiérophanie méta-historique du bouddhisme, nous l’aborderons comme une série de phénomènes concrets de l’histoire, influencée par divers facteurs que l’on pourrait qualifier à grands traits de « socioreligieux ». Comme le recommandait Jacques Waardenburg :

Au lieu d’interpréter les faits religieux à partir des religions auxquelles ils appartiennent, nous préférons procéder inversement et donc nous baser sur des phénomènes religieux donnés empiriquement pour en déduire, par la suite,

18 Kamala Tiyavanich, Forest Recollections: Wandering Monks in Twentieth-Century Thailand, Hawaii, University of Hawaii Press, 1997.

19 « […] the “grandparent” of the present forest-dwelling monastic tradition, Ajaan Mun Phuurithatto (1870-1949) » (J. L. Taylor, Forest Monks and the Nation-State..., p. 6).

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l’existence, les significations et les particularités des religions. La quête de phénomènes et de faits religieux précède celle de religions entières21.

Notre proximité avec les moines de la forêt s’avère un précieux outil dans une telle herméneutique, car elle nous a permis d’observer en temps réel les phénomènes religieux propres à la tradition qui nous intéresse. Ces phénomènes seront au cœur de notre démarche analytique, abordée sous un angle particulier, celui des innovations mises en œuvre au sein de cette lignée, d’une part dans le fonctionnement de la communauté et de ses rites afin de faciliter l’implantation en Occident, et d’autre part à l’intérieur des enseignements qui y sont dispensés. Le choix d’utiliser le concept d’innovation religieuse pour analyser les moines forestiers peut paraître audacieux, car ceux-ci se veulent les fidèles transmetteurs d’une tradition n’ayant presque pas changé depuis la naissance du bouddhisme dans les Indes des IVe et Ve siècles av. J.-C. Mais nous verrons que c’est précisément dans l’analyse

d’une tradition conservatrice que ce concept s’avère particulièrement fécond. D’autres chercheurs l’ont d’ailleurs utilisé dans des articles récents22 portant sur la lignée de Chah.

La lignée d’Ajahn Chah, abordée sous l’angle de l’innovation religieuse

Les chercheuses Brooke Schedneck et Sandra Bell ont adopté une herméneutique semblable à celle que nous proposons dans des articles portant directement (dans le cas de Bell) et indirectement (dans le cas de Schedneck) sur la lignée de Chah. D’emblée, elles ont toutes deux été orientées par un certain travail de terrain. Schedneck a fréquenté plusieurs monastères et centres de méditation en Thaïlande, où elle rapporte avoir discuté avec des moines occidentaux de cette lignée. Quant à Sandra Bell, elle a fréquenté pendant une certaine période le saṅgha d’Ajahn Chah nouvellement établi en Angleterre. En outre, ces deux chercheuses ont adopté parfois l’angle précis de l’innovation religieuse. Schedneck aborde dans ses articles plusieurs thèmes liés aux transferts Orient-Occident, par exemple les perceptions et les adaptations occidentales du bouddhisme, ainsi que les enjeux épistémologiques connexes. Elle utilise notamment la notion d’innovation

21 Jacques Waardenburg, Des dieux qui se rapprochent, Éditions Labor et Fides, Paros, Genève, 1993, p. 20. 22 Parus entre la fin des années 1990 et 2011.

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religieuse dans un article où elle montre comment les moines forestiers thaïlandais, particulièrement ceux de la lignée d’Ajahn Chah, ont fait évoluer le discours bouddhique sur la forêt sous l’influence d’idées romantiques.

Bell a pour sa part écrit deux articles portant directement sur cette lignée et l’implantation du bouddhisme theravāda en Angleterre. Dans le premier23, elle examine comment les notions de puñña24 et de dāna25 sont réinventées dans les relations entre les laïcs et les moines du saṅgha nouvellement installé en Angleterre. Dans le deuxième26, elle relate l’historique de la lignée de Chah en Angleterre en soulignant différentes innovations qui ont permis au saṅgha de s’y implanter comme religion « indigène ». Puisque le présent travail s’appuie en partie sur les travaux de Bell, il nous semble tout naturel d’utiliser nous aussi une approche axée sur l’innovation religieuse. Mais avant de justifier plus en détail la pertinence de ce concept, nous tâcherons de le définir brièvement.

Dans notre contexte, l’innovation religieuse vient s’opposer à la notion, encore tenace chez les fondamentalistes de tout acabit, selon laquelle une religion possède un noyau pur et indépendant (un genre d’« authenticité originelle ») auquel peuvent se greffer ou non de nouveaux éléments. Le terme « syncrétisme » était autrefois utilisé pour désigner une tradition ayant subi un tel greffage. Or, dès 1968, Dario Sabbatucci critiquait cette notion de syncrétisme pour souligner que toutes les religions, y compris le christianisme, sont inévitablement assujetties, dans une certaine mesure, à un « processus syncrétique27 ». Notre notion d’innovation religieuse s’inscrit dans cette réflexion de Sabbatucci. Elle

23 Sandra Bell, « British Theravāda Buddhism: Otherworldly Theories, and the Theory of Exchange », Journal of Contemporary Religion, vol. 13, no 2, 1998, p. 149-170.

24 Terme pali. Concept clé de la pratique bouddhique laïque, qui peut se traduire par « mérite », « bonne action », ou « action méritoire ». Les dons faits aux moines figurent parmi les actes les plus méritoires. 25 Terme sanskrit ou pali signifiant « don » (ou « générosité »). Dans les cultures theravādin, la vertu de générosité est enseignée très tôt aux enfants, notamment lorsque les moines quêtent leur nourriture chaque matin.

26 Sandra Bell, « Being Creative with Tradition: Rooting Theravāda Buddhism in Britain », Journal of Global Buddhism, vol. 1, 2000, p. 1-23.

27 Dario Sabbatucci, « Syncrétisme », dans l’Encyclopaedia Universalis, vol. 15, Paris, Encyclopaedia Universalis France, 1968, p. 655-656.

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présuppose que de tels processus sont non seulement inhérents à la formation d’une religion, mais aussi à sa survie dans le temps. Du moment qu’on ose la considérer comme un phénomène le moindrement historique, une religion perd sa rigidité et son immobilisme apparent pour devenir une réalité dynamique et poreuse. On constate alors que son existence même, tout comme sa transmission, relève plus de l’innovation que du mimétisme : « […] même si elle incarne la continuité, la tradition n’en est pas pour autant monolithique et statique; elle n’est jamais figée dans le temps, ni complètement hermétique et isolée28 ». En théorie, la tradition transmise se veut pure et authentique, mais dans la réalité, cette transmission résulte de transactions complexes avec ceux qui s’approprieront, inévitablement, la religion à leur façon, si bien qu’au bout du compte « l’innovation devient réellement une condition sine qua non à la survie (et, paradoxalement, à la continuité) de la tradition dans le temps29 ». Dans cette perspective, le bouddhisme (et de ce fait toute religion) ne se définit pas de manière normative ou essentialiste, mais « se compose et se recompose comme n’importe quelle autre réalité de ce monde30 ». La notion d’innovation religieuse s’oppose donc à une conception réifiante de la religion. Comme le disait Tweed : « it is not helpful to talk about Buddhism – or any tradition – as having an “essence,” an unchanging core of teachings or practices. […] There is no pure substratum, no static and independent core called ‘Buddhism’ – in the founder’s day or in later generations31 ».

Les innovations religieuses surviennent tout particulièrement lorsqu’une religion est exportée dans une autre culture, lorsqu’il y a transfert. Et dans un transfert, il y a toujours un émetteur et un récepteur. André Couture soulignait dans un article paru en 2005 que les récepteurs d’un message ou d’une religion ne sont jamais totalement passifs, et qu’il faut

28 Dominic Larochelle, « La réception et la réinvention du taoïsme en Occident : une réflexion autour de deux outils pour analyser les innovations religieuses », Laval théologique et philosophique, vol. 72, no 3, oct. 2016, p. 424.

29 Ibid., p. 425.

30 André Couture, « La réception du bouddhisme en Occident : quelques réflexions », Cahiers de spiritualité ignatienne, no 114 (déc. 2005, numéro spécial intitulé Le Québec à l’heure du bouddhisme), p. 16.

31 Thomas A. Tweed, « Theory and Method in the Study of Buddhism: Toward ‘Translocative’ Analysis », Journal of Global Buddhism, vol. 12, 2011, p. 23.

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tenir compte de la « […] participation du récepteur à la réinterprétation du message32. » De plus, le récepteur peut difficilement interpréter un nouveau message en dehors de sa portée interprétative, de ce qu’il sait déjà : « When presented with something foreign and new, people tend to see it in terms with which they already are familiar33. » Ṭhānissaro Bhikkhu évoque par exemple les trois premiers siècles après l’arrivée initiale du bouddhisme en Chine. Durant cette période, les Chinois intégrèrent les éléments bouddhiques au taoïsme, qui constituait une de leurs seules grilles de lecture possibles. Les premières traductions chinoises utilisent ainsi le mot « dào » (tao) pour traduire une vaste gamme de concepts bouddhiques, tels que dharma34 ou bodhi35. Paul Magnin explique même que « le bouddhisme a d’abord répondu à des attentes chinoises contraires à l’essence de la doctrine [bouddhique], puisque les Chinois recherchaient des techniques d’immortalité36 » (liées au taoïsme). Autour du quatrième siècle, des lettrés chinois se rendent en Inde pour étudier les textes originaux, et reviennent en Chine pour corriger le tir. C’est seulement avec Dào’ān (312-385) que le bouddhisme commence à être considéré comme une religion à part entière, distincte du taoïsme. Il fallut, selon Magnin, six siècles au bouddhisme pour s’adapter à la réalité chinoise sans trop dévier de l’esprit des enseignements du bouddhisme primitif indien.

Plus de mille ans plus tard et à l’autre bout du monde, quand le bouddhisme arrive initialement dans l’Angleterre du XIXe siècle, en pleine époque victorienne, ses différents

32 A. Couture, « La réception du bouddhisme en Occident : quelques réflexions »..., p. 14.

33 Bhikkhu Ṭhānissaro, Buddhist Romanticism, Metta Forest Monastery, 2015, p. 243 (version électronique,

https://www.dhammatalks.org/Archive/Writings/BuddhistRomanticism151231.pdf, page consultée le 19 décembre 2017).

34 Mot sanskrit polysémique signifiant notamment un comportement juste, en accord avec l’harmonie universelle, éthique et morale, ou encore « l’ordre des choses », la nature elle-même, ou encore un « enseignement » (spirituel). Son équivalent pali est dhamma, et désigne généralement l’ensemble des enseignements bouddhiques.

35 Mot sanskrit signifiant « éveil » (spirituel).

36 Paul Magnin, « Le processus d’acculturation du bouddhisme en Chine peut-il servir de modèle? », Cahiers de spiritualité ignatienne, no 114 (déc. 2005, numéro spécial intitulé Le Québec à l’heure du bouddhisme), p. 44.

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éléments sont assimilés ou rejetés en fonction de la grille de valeurs victorienne37. Les Chinois du IVe siècle, comme les Anglais du XIXe, « made Buddhism a less alien space by

placing the tradition into familiar categories38 ». Il faut toujours partir du connu pour aller vers l’inconnu, et les Occidentaux du XXIe siècle n’échappent pas à cette règle; ils

interprètent encore le bouddhisme en fonction des divers paradigmes sociaux et culturels de leur époque. Comme les Chinois, ils corrigent volontiers leurs interprétations à la lumière des textes canoniques originaux : « la phase d’implantation, de déformation et d’imprégnation doit être rapidement suivie par une phase de rectification fondée essentiellement sur la connaissance des sources dans leur langue d’origine et leur traduction exacte, c’est-à-dire pleinement conforme au sens et à l’esprit initial.39 »

Parfois, l’innovation passe inaperçue au sein d’une religion et n’est pas considérée comme une altération de sa « pureté », mais comme une initiative parfaitement légitime s’inscrivant dans la continuité de la tradition. L’anthropologue américain Milton Singer40 décrit par exemple la « modernisation » en Inde comme un processus où des innovations ont été intégrées à une culture indigène traditionnelle sans que celle-ci se transforme nécessairement en une culture « moderne ». Il faut se méfier des théories dichotomiques entre les notions de tradition et de modernité, car cette polarité est surtout une création occidentale. Selon Bell, ce que Singer suggère dans son analyse, c’est que les changements se produisent parfois sous le couvert de la continuité, et que la continuité peut parfois s’établir sous le couvert du changement, grâce à une manipulation habile de ces concepts. L’établissement du bouddhisme theravāda en Occident comme religion indigène grâce à la lignée d’Ajahn Chah a été soumis selon Bell à des processus semblables, où des innovations religieuses ont été acceptées sans être considérées comme telles.

37 Thomas A. Tweed, The American Encounter with Buddhism, 1844-1912: Victorian Culture and the Limits of Dissent, The University of North Carolina Press, Revised Edition, 2000.

38 Brooke Schedneck, « Western Buddhist Perceptions of Monasticism », Buddhist Studies Review, vol. 26, no 2, 2009, p. 230.

39 Paul Magnin, « Le processus d’acculturation du bouddhisme en Chine... », p. 45. 40 Cité dans S. Bell, « Being Creative with Tradition… », p. 1-2.

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Si le principe d’innovation religieuse, que nous venons de décrire comme une « modalité intrinsèque41 » à toute religion, est tout à fait pertinent dans notre démarche, il est toutefois trop général pour avoir une réelle valeur opératoire. Il nous faut donc d’autres outils pour en rendre compte. La méthode la plus pertinente dans notre cas consiste à examiner l’innovation en termes de stratégies, notamment parce que nous avons comme point de départ l’implantation d’une tradition (ce qui nécessite inévitablement une certaine planification stratégique) et des enseignements (qui impliquent nécessairement une rhétorique, donc encore là une certaine stratégie). Nous nous inspirons à cet égard d’un modèle proposé par André Couture dans un article de l’Encyclopédie des religions paru chez Bayard en 200042. Ce modèle propose les trois stratégies suivantes :

1) des stratégies de sauvegarde, agissant sur les frontières et servant à établir les limites de ce qui est acceptable au sein d’une tradition, à réinterpréter ses éléments constitutifs ou à s’approprier des éléments d’autres traditions;

2) des stratégies de légitimation, qui « agissent au cœur même de la tradition, en son centre névralgique, qu’il faut défendre à tout prix »43, notamment par l’évocation apologétique de sa pureté ou de son ancienneté, et enfin;

3) des stratégies de persuasion, qui agissent à l’extérieur et qui visent principalement à convaincre les non-fidèles d’adhérer à leur religion, mais qui peuvent également renforcer la fierté légitime du croyant d’adhérer à une tradition.

Ces trois catégories visent à englober l’ensemble d’une tradition, c’est-à-dire l’intérieur, l’extérieur et la frontière qui sépare l’intérieur de l’extérieur. Elles sont également souples et complémentaires, et peuvent se recouper. Leur intérêt précis est de « mieux cerner les traditions religieuses sous l’angle même de leur dynamisme, et donc de leur capacité d’adaptation et d’innovation44 ». Ce dynamisme est souvent lié aux interactions avec des

41 André Couture et Dominic Larochelle, « Quelques pistes de réflexion concernant l’innovation religieuse », Laval théologique et philosophique, vol. 72, no 3, oct. 2016, p. 381.

42 André Couture, « La tradition et la rencontre de l’autre », dans Encyclopédie des religions (Y. T. Masquelier et F. Lenoir, dir.), Paris, Bayard Éditions, 1997; nouvelle édition revue et augmentée, 2000, p. 1381-1388.

43 A. Couture et D. Larochelle, « Quelques pistes de réflexion concernant l’innovation religieuse... », p. 384. 44 Ibid., p. 384.

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éléments étrangers, interactions qui forcent les religions à prendre conscience d’elles-mêmes et à définir leur identité. Lors de l’implantation d’une tradition dans une nouvelle culture, comme dans le cas qui nous intéresse, les stratégies mises en œuvre et le dynamisme qui en découle sont particulièrement évocateurs de cette identité, celle-ci se forgeant précisément « […] dans les conflits, la concurrence, l’opposition à la culture ambiante45 ».

Outre le recours à ces stratégies, notre recherche se distingue des autres par son exhaustivité (aucune recherche exhaustive n’a été faite jusqu’à présent sur la lignée de Chah) et son orientation sur les enseignements des moines forestiers. Les chercheurs dont nous venons de parler, y compris Schedneck et Bell, traitaient surtout dans leurs travaux des aspects sociologiques ou historiques associés à la lignée ou à son implantation, et peu d’entre eux se sont attardés sur les enseignements dispensés. Tiyavanich se penche dans

Forest Recollections46 sur le style d’enseignement des plus grands maîtres thaïs de méditation47, mais elle n’examine pas ces enseignements en profondeur. Elle précise d’ailleurs dans son introduction que « it is [...] beyond the scope of this book to go deeply into the thudong monk’s dhamma teachings and meditation methods48. » Or, ces enseignements sur le dhamma et les méthodes de méditation sont précisément les sujets qui nous intéressent, et nos analyses de ceux-ci seront au cœur de notre contribution dans ce domaine d’étude.

Plan

Notre démarche consiste donc à situer la lignée d’Ajahn Chah dans le bouddhisme occidental en accordant une attention toute particulière à ses innovations dans les enseignements transmis. Pour atteindre cet objectif, nous ferons dans la première partie du travail un court historique des moines de la forêt et de la lignée de Chah. Dans la deuxième

45 Ibid., p. 8.

46 K. Tiyavanich, Forest Recollections: Wandering Monks...

47 « […] the lives of the wandering monks and their styles of practicing and teaching » (ibid., p. 11). 48 Ibid., p. 17.

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partie, séparée en deux volets, nous examinerons d’une part les innovations mises en œuvre durant l’implantation en Occident, et d’autre part les innovations dans les enseignements dispensés (tirés majoritairement de recueils de « dhamma talks », ou « discours sur le

dhamma » [desanā49]). Dans la troisième et dernière partie, nous situerons la lignée de Chah au sein de la constellation bouddhique occidentale à la lumière des analyses formulées dans les deux parties précédentes, et tenterons de voir comment elle est parvenue à attirer des Occidentaux vers un monachisme conservateur et austère situé à des années-lumière de ce bouddhisme laïcisé, malléable, « à la carte » et « moderne » généralement en vogue en Occident.

49 Discours ressemblant à un sermon, prononcé par des moines dans des situations variées : « Desanā (f.) [Sk. deśanā] 1. discourse, instruction, lesson […] Freq. in dhamma˚ moral instruction, exposition of the Dhamma, preaching, sermon […] » (The Pali Text Society’s Pali-English Dictionary, Digital Dictionaries of South Asia, (http://dsal.uchicago.edu/dictionaries/pali/, page consultée le 20 octobre 2017).

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Partie I – La lignée d’Ajahn Chah et la tradition bouddhique des moines de la forêt

Pour bien comprendre la lignée de Chah, il faut évidemment commencer par examiner ses origines. Nous remontons donc vers la fin de la période védique, une époque caractérisée par d’importantes transformations sociales et religieuses, notamment l’émergence du mouvement des śramaṇa50.

1.1 L’origine des moines forestiers bouddhistes

Le mode de vie des moines de la forêt précède le bouddhisme. Au IV-Ve siècle avant

Jésus-Christ, à l’âge de vingt-neuf ans, Siddhārtha Gautama (le futur Bouddha) abandonne une vie aisée (le mythe rapporte qu’il était prince) pour devenir śramaṇa et espérer échapper au cycle de la naissance, du vieillissement, de la maladie et de la mort (saṃsāra51). Il s’adonne aux pratiques d’usage chez ces religieux mendiants et mène une vie errante52, fréquentant les endroits isolés et les forêts pour pratiquer l’ascèse, méditer et s’adonner à divers yogas. Il suit les enseignements d’un maître, puis d’un autre53, mais finit par juger vaines les pratiques ascétiques extrêmes, lesquelles semblent freiner son développement spirituel. Siddhārtha décide de poursuivre sa quête seul et quitte un groupe de cinq ascètes avec lesquels il s’était lié d’amitié. Il se résout à poursuivre ses méditations jusqu’au mokṣa (« libération » en sanskrit, sous-entendu ici la libération spirituelle), et l’histoire nous dit qu’il y parvint. On l’appellera donc dorénavant buddha (mot sanskrit ou pali signifiant « éveillé »). Peu après son Éveil, devant l’insistance de Brahmā54 et des

deva55, il accepte d’enseigner sa doctrine, distincte de celles des différents ordres de

śramaṇa mais partageant néanmoins plusieurs similarités avec elles, notamment quant au

50 Religieux errant et mendiant de l’Inde antique qui s’adonne généralement à diverses ascèses. Le terme sanskrit śramaṇa signifie littéralement un « s’efforçant », sous-entendu ici en vue de la libération spirituelle. Il existait plusieurs traditions de śramaṇa. Le jaïnisme et le bouddhisme sont issus de ce mouvement. 51 Mot sanskrit signifiant « ensemble de ce qui circule », ou tout ce qui passe d’un état à un autre; « Dans l’hindouisme et le bouddhisme, cycle de la vie, de la mort et de la renaissance » (Larousse en ligne,

http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/samsara/70800, page consultée le 22 octobre 2017). 52 Les śramaṇa s’installent toutefois en un lieu fixe durant la saison de la mousson.

53 Les textes palis mentionnent les maîtres de méditation Āḷāra Kālāma et Uddaka Rāmaputta.

54 Dieu créateur du monde dans la cosmogonie indienne. Il intervient parfois dans les affaires des hommes. 55 Mot sanskrit signifiant « dieu », « déité ».

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mode de vie et de subsistance : la vie errante, l’aumône et la pratique de la méditation dans des endroits isolés. Les sutta56 dépeignent d’ailleurs un Bouddha évoquant constamment l’importance de la pratique solitaire et de la fréquentation des forêts57, et les premiers

arahant58, notamment Añña-Koṇḍañña59 et Mahākassapa60, tout comme les premiers

bodhisattva61 du courant bouddhiste62 mahayana, sont décrits dans les textes anciens comme des « pratiquants de la forêt », si bien que, selon Reginald Ray, « […] there can be no doubt that the forest ideal was earliest (the Buddha himself followed it), [...] and was considered normative for earliest Buddhism (it represented direct emulation of the Buddha’s example, and, furthermore, those who followed it practiced what the Buddhist town-and-village renunciants would have preached)63. »

Avant le développement d’un ordre monastique florissant, les premiers disciples du Bouddha ne forment donc qu’un ordre de śramaṇa parmi tant d’autres, se distinguant seulement par leur crâne rasé et quelques particularités doctrinales. Sāriputta et Moggallāna, qui deviendront les deux principaux disciples du Bouddha, sont d’ailleurs déjà

śramaṇa lorsqu’ils se joignent à la communauté bouddhique naissante. Mais la doctrine du

56 Enseignements du Bouddha, recueillis dans l’un des trois corpus du canon pali, le Suttapiṭaka.

57 Les passages évoquant l’importance de la forêt et de la solitude sont très nombreux. À titre d’exemple, les sutta 1.10, 7.18, 9.1 à 9.14, et 16.5 du Samyutta Nikāya, les sutta 4, 17 et 69 du Majjhima Nikāya; les sutta 4.259 et 6.42 (et la version allongée 8.86) de l’Aṅguttara Nikāya.

58 Le mot pali arahant se dit d’un être humain ayant atteint le nibbāna (nirvāṇa en sanskrit, voir note no 208).

Il signifie « méritant ».

59 Premier disciple du Bouddha devenu arahant.

60 L’un des plus importants disciples du Bouddha, réputé le meilleur dans l’observation des règles ascétiques; dans l’Aṅguttara Nikāya, on dit de lui qu’il est « foremost among those who follow the dhutas » (Reginald Ray, Buddhist Saints in India: A Study in Buddhist Values & Orientations, New York, Oxford University Press, 1994, p. 105).

61 Terme sanskrit désignant des êtres (sattva) destinés à l’éveil (bodhi) — il désigne plus particulièrement, dans les écoles bouddhiques mahayanistes, des êtres qui excellent en compassion.

62 Par exemple, Daniel Boucher indique que les auteurs du Rāṣṭrapālaparipṛcchā-sūtra (un sūtra de tradition Mahayana) invitent le lecteur à “‘take pleasure in the wilderness’ (13.17), ‘take pleasure in lodging in secluded hinterlands’ (14.14–15), ‘always dwell in forests and caves’ (15.1), et ‘frequent the wilderness and manifold hinterlands’ (16.3)” (Daniel Boucher, Bodhisattvas of the Forest and the Formation of the Mahāyāna: A Study and Translation of the Rāṣṭrapālaparipṛcchā-sūtra, Honolulu, University of Hawai’i Press, 2008, cité dans B. Schedneck, « Forest as Challenge, Forest as Healer... », p. 23).

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Bienheureux se propage dans toutes les strates de la population et, assez rapidement64, avec l’appui de rois et de riches commerçants, l’ordre subit un processus d’institutionnalisation, ou de « monasticisation », dans le cadre duquel l’idéal initial de la forêt se marginalise, tout comme la pratique de la méditation65. Malgré cette institutionnalisation, et même s’il rejette toujours la mortification extrême sur la voie spirituelle, le Bouddha reconnaît la valeur d’un ascétisme modéré et permet, d’après le canon pali66 et le Visuddhimagga, à ses moines de cultiver treize pratiques spéciales appelées dhutaṅga67. Ces règles optionnelles proposent certaines restrictions quant aux robes, à la nourriture et aux lieux d’habitation notamment68. Comme nous l’avons dit en introduction, elles viennent s’ajouter, sur une base volontaire, aux 227 règles obligatoires du Vinaya69 theravādin.

Au fur et à mesure que le bouddhisme prend de l’expansion et convertit les populations, les rois et riches marchands financent la construction de résidence pour les moines errants.

64 Selon Reginald Ray, dès le IVe siècle avant Jésus-Christ (ibid., p. 26).

65 « […] although many classical texts – both Buddha-word and commentaries – recommend meditation as a necessary component of the Buddhist path, in monastic tradition, meditation has often remained a primarily theoretical ideal, followed more in the breach then in the observance (Bunnag 1973, 55-58; Maquet 1980) » (R. Ray, Buddhist Saints in India…, p. 18).

66 Aussi appelé Tipiṭaka (Trois corbeilles). Désigne l’ensemble des textes du canon bouddhique.

67 Ces treize pratiques sont évoquées séparément dans le canon pali. Elles sont regroupées pour la première fois dans le Visuddhimagga (voir note suivante).

68 1 - paṃsukūla : « se vêtir de rebuts » (utiliser seulement des tissus qui ont été jetés pour la confection des habits monastiques). 2 - tecīvarika : « n’avoir que trois robes » (ne jamais posséder plus de trois robes monastiques). 3 - piṇḍapāta : « se nourrir d’aumônes » (marcher de maison en maison avec un bol d’aumône pour quêter sa nourriture). 4 - sapadānacārika : « aller continûment » (accepter la nourriture devant chaque maison, sans choisir). 5 - ekāsanika : « manger en une session » (manger un seul repas par jour, et en une seule assise). 6 - pattapiṇḍika : « manger dans le bol » (manger dans le bol d’aumône sans utiliser d’autre récipient). 7 - khalupacchābhattika : « ne pas manger après » (refuser toute nourriture supplémentaire après le repas initial). 8 - āraññika : « demeurer dans la forêt » (demeurer dans la forêt ou à un endroit isolé). 9 - rukkhamūla : « demeurer au pied d’un arbre » (sous-entendu ici; dormir au pied d’un arbre). 10 - abbhokāsika : « demeurer en plein air » (sous-entendu ici; dormir sur la terre nue sans abri ou toit). 11 - susānika : « demeurer dans un cimetière » (sous-entendu ici; dormir dans un charnier ou un cimetière). 12 - yathāsantatika : « demeurer à l’endroit prescrit » (sous-entendu ici; dormir à l’endroit offert). 13 - nesajjika « rester assis » (sous-entendu ici; ne pas s’allonger, même pour dormir). Les passages entre guillemets sont tirés du Visuddhimagga (Buddhaghosa, Visuddhimagga; Le Chemin de la Pureté..., p. 85-109).

69 Ou Vinayapiṭaka. L’un des trois corpus de textes formant le canon pali, dans lequel sont décrites les règles monastiques.

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Un passage du Vinaya relatant des réflexions du roi Bimbisāra70 nous renseigne sur l’accommodement jugé acceptable pour l’établissement des premiers monastères bouddhiques : « Où donc le Bienheureux peut résider? En un endroit qui ne soit ni trop près ni trop loin de la ville, qui soit pourvu d’entrées et de sorties, accessible aux gens désireux de s’y rendre, bien fréquenté le jour et peu bruyant la nuit, où l’on puisse résider loin des hommes, à l’abri du tapage, à l’abri de la foule et qui convienne à la vie religieuse (Vin. I, 38; II, 158)71 ». Mais avec la diffusion rapide de la foi bouddhique en terre indienne, des monastères seront bientôt fondés dans les villes, ou s’y retrouveront malgré eux avec l’étalement urbain.

Les moines de la forêt seront ceux qui, au fil de l’histoire, respecteront le mieux la directive de Bimbisāra. Leurs monastères sont généralement établis dans une forêt suffisamment éloignés d’un village, mais suffisamment près de façon à ce que la distance puisse être parcourue à pied (pour l’aumône matinale, ou pindabat72). On relève, au XIVe siècle, cette même recommandation du moine forestier thaï Sumana à un roi souhaitant établir un monastère : « All men of wisdom, beginning with the Omniscient Lord Buddha, whenever they came to a market town to lead the townspeople and villagers to salvation, have been accustomed since the ancient times to settle at a measured distance of five hundred bow lengths from the gatepost of the town73. » Plus récemment, le prince thaï Damrong aurait décrit ainsi les monastères relevant d’une forme de bouddhisme forestier sri lankais établi en Thaïlande : « This kind of monastery [de la secte sri lankaise] was built in a place far enough from the houses, but close enough to the towns for the monks to walk to the towns

70 Le roi Bimbisāra aurait été l’un des premiers mécènes importants du Bouddha. Il aurait donné au saṅgha le parc de Rājagaha et d’Anāthapiṇḍika, et financé la construction d’un monastère à Sāvatthi.

71 Môhan Wijayaratna, Le Moine bouddhiste selon les textes du theravâda, Paris, Éditions du Cerf, 1983, p. 40.

72 Terme thaï provenant du pali piṇḍapāta (une des 13 pratiques dhutaṅga) signifiant « collecte à l’aide du bol » (c’est-à-dire marcher de maison en maison pour quêter sa nourriture).

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to collect alms in the morning74. » Aujourd’hui encore, et même en Occident, les monastères forestiers ne sont jamais établis trop près des grands centres urbains.

Toutes ces raisons font en sorte que le bouddhisme des moines forestiers ressemble de près au bouddhisme le plus ancien75, et ces moines aiment d’ailleurs rappeler que le Bouddha est né dans la forêt, a atteint l’Éveil en forêt, et est mort dans la forêt. Ils aiment également reprocher aux moines « domestiqués » des villes et villages de ne pas adopter le mode de vie des premiers bhikkhu :

De groupes de disciples errants et dormant sous les arbres, les rois et les « millionnaires » de l’époque ont fait des communautés « installées » dans des pavillons au sein de « parcs ». Le débat entre ceux qui privilégiaient l’austérité et ceux qui privilégiaient le service des laïcs a même donné naissance à deux sous-catégories de religieux entérinées par la tradition jusqu’à nos jours, les « résidents en village » (gàmàvàsin) et les « résidents en forêt » (àrannâvàsin). De manière récurrente dans l’histoire, ces derniers ont reproché aux premiers de s’éloigner de l’ascèse primitive76.

Cette distinction rappelée par Louis Gabaude sera formulée de différentes façons dans les diverses traditions. Par exemple, au Sri Lanka, on différencie les moines dévoués à la méditation (vipassanādhura77) ou à la pratique méditative (paṭipatti) de ceux dévoués à la lecture (ganthadhura78) ou à l’apprentissage théorique (paryatti). En Birmanie, le récit d’un schisme survenu au XIIe siècle distingue les moines qui « marchent seuls » des moines

qui « marchent en groupe79 ». Reginald Ray souligne l’importance de cette distinction dès les débuts du bouddhisme indien. Il rejette le « two-tiered model » (modèle à

74 Ibid., p. 69.

75 « I [...] perceive contemporary forest monasticism as an expression of a parochialized and legitimate enactment of normative historical tradition; that is, doctrinal Buddhism in its most primitive mode of expression » (J. L. Taylor, Forest Monks and the Nation-State…, p. 8).

76 Louis Gabaude, « La triple crise du bouddhisme en Thaïlande », Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient, vol. 83, no 1, 1996, p. 246.

77 Mot pali signifiant « […] those whose ʻburden is meditationʼ » (Brooke Schedneck, Thailand’s International Meditation Centers: Tourism and the Global Commodification of Religious Practices, London and New York, Routledge Religion in Contemporary Asia Series, Routledge, 2015, p. 31).

78 Mot pali signifiant « […] those whose ʻburden is the bookʼ » (ibid., p. 31). 79 S. J. Tambiah, The Buddhist Saints of the Forest and the Cult of Amulets..., p. 62.

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deux niveaux) généralement adopté par les chercheurs80, où les moines occupent le niveau supérieur et les laïcs le niveau inférieur, et propose un « three-tiered model »81, ou plutôt un modèle « threefold »82 (pour éviter toute connotation hiérarchique), afin d’y inclure les moines forestiers, ce qui nous semble tout à fait justifié.

1.2 Le rôle de réformateur des moines forestiers : quelques exemples historiques au Sri Lanka, en Birmanie et en Thaïlande

La distinction entre moines de forêt et moines de ville accompagne le bouddhisme lorsqu’il se propage au Sri Lanka (IIIe siècle av. J.-C.) et en Asie du Sud-Est (autour du Ve siècle)83, et la tradition dhutaṅga se maintiendra particulièrement bien au Sri Lanka, en Birmanie et en Thaïlande. Au fil de l’histoire, les moines dhutaṅga theravādin connaissent des périodes de marginalité et des périodes fastes, suivant un cycle assez prévisible. Des moines prennent leur distance du saṅgha dominant et s’établissent en forêt. Ils y développent un charisme particulier grâce à la méditation et à l’ascèse, et en viennent à susciter l’admiration des populations environnantes. Ils attirent ensuite inévitablement le soutien des rois et des nobles, lesquels peuvent ensuite leur demander, souvent pour des motifs plus politiques84 que religieux, de « réformer » le saṅgha (de ville) dominant. Les moines forestiers gagnent en prestige et s’embourgeoisent, pratiquent de moins en moins la méditation et s’éloignent du Vinaya, jusqu’à ce que des insatisfaits refusent ces changements et reviennent à l’idéal initial d’ascétisme et de méditation. Puis le cycle recommence. Comme ils appliquent généralement le Vinaya de façon très stricte et sont

80 R. Ray, Buddhist Saints in India…, p. 438. 81 Ibid., p. 433.

82 Ibid., p. 433.

83 « As far as records reach back there has been a distinction between forest dwelling (aranyawaasii; Pali: araññavasi) and village or town dwelling (khaamawaasii; Pali: gamavasi and nagaravasi), both representing opposing dualities. These monastic biases were transmitted to Southeast Asia from the forest monastery branch of the Mahavihara or Great Monastery (situated at Udumbaragiri) during the Polonnaruva period (consisting of both scholar monks and meditation monks) » (J. L. Taylor, Forest Monks and the Nation-State…, p. 12).

84 « The logic of newly founded political dynasties and/or kingdoms’zealous support of ascetic forest-monk fraternities may lie in the fact that they are an effective counterweight to already established village and town dwelling monasteries » (S. J. Tambiah, The Buddhist Saints of the Forest and the Cult of Amulets..., p. 69).

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considérés comme des bhikkhu modèles, les moines de la forêt joueront ce rôle de réformateur de saṅgha à de nombreuses reprises dans l’histoire.

Et ce rôle apparaît très tôt dans le bouddhisme primitif, comme en témoigne l’histoire de Devadatta, un personnage controversé du canon pali (comparable au Judas de la tradition chrétienne). Cousin du Bouddha, il devient moine dans son saṅgha mais revendique rapidement un bouddhisme strictement forestier85 et critique ouvertement le processus de « monasticisation ». Il en vient à fomenter un schisme et tente même plus tard, selon les textes, d’assassiner le Bouddha. Sa démonisation dans cette littérature palie ultérieure, rédigée par des moines de ville, ne serait pas le fruit du hasard :

The strict identification of Devadatta with forest Buddhism undoubtedly provides one important reason for his vilification by later Buddhist authors. It is not just that he practices forest Buddhism, is a forest saint, and advocated forest renunciation. Even more, and worse from the viewpoint of his detractors, he completely repudiates the settled monastic form, saying in effect that he does not judge it to be authentic at all86.

À l’origine du schisme est le désir de Devadatta de rendre obligatoire pour tous les moines cinq dhutaṅga87, afin d’accroître le prestige du saṅgha auprès des populations88. Mais le Bouddha s’y oppose et préfère conserver le caractère optionnel des règles : « Enough Devadatta… Whoever wish, let him be forest dweller; whoever wish, let him be in the neighbourhood of a village89 ». Devadatta veut aussi imposer aux moines de suivre un régime strictement végétarien et de refuser toute offrande de viande. Mais encore une fois le Bouddha s’y oppose, notamment parce qu’il juge inapproprié pour un mendiant de refuser une aumône. On voit ainsi avec Devadatta que la volonté de réformer la religion apparaît très tôt dans le processus d’institutionnalisation du bouddhisme ancien. Une volonté similaire se manifestera ensuite à de nombreuses reprises à travers l’histoire, dans

85 R. Ray, Buddhist Saints in India…, p. 163-164. 86 Ibid., p. 171.

87 Ibid., p. 164. 88 Ibid., p. 170.

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les différents pays où fleurit le bouddhisme Theravāda. Nous verrons donc dans la prochaine section quelques initiatives réformistes entreprises au Sri Lanka, en Birmanie et en Thaïlande, et ferons préalablement une brève généalogie des moines forestiers dans ces pays.

1.2.1 Au Sri Lanka

Le bouddhisme se diffuse au Sri Lanka au troisième siècle avant J.-C., mais l’étude des textes prend le pas sur la pratique de la méditation seulement un ou deux siècles plus tard. Autour du VIe siècle, les moines ascétiques (tāpasa bhikṣu 90) sont même marginalisés par

les moines de village91, ce qui influence la formalisation de certains concepts liés aux mérites (puñña) : le saṅgha est toujours considéré comme un champ de mérite (puññak-khetta), mais avec la prédominance des moines domestiqués, le concept de

dhamma-dāna92 (le devoir du moine de donner aux laïcs des cadeaux spirituels en échange de cadeaux matériels) prend le pas sur celui de mutta-muttaka (acceptation de cadeaux par le moine sans obligation de donner quoi que ce soit en échange).

Quelques groupes de tāpasa bhikṣu subsistent et, trois siècles plus tard, au IXe siècle, deux lignées de moines forestiers se démarquent au Sri Lanka : les Paṁsukūlika93 et les Ᾱraññika94. Ceux-ci ne parviennent toutefois pas à former de nikāya95 distinct et sont plutôt intégrés aux trois nikāya dominants. Les Ᾱraññika jouiront d’un fort soutien du roi Parākramabāhu I (1123-1186), dont le règne est marqué par une réforme et une purification du saṅgha. Sans surprise, cette réforme est effectuée en collaboration avec un moine forestier expert en Vinaya, un certain Mahākassapa, qui préside le synode : les moines déviants sont punis, les nikāya morcelés sont réunifiés, et un chef du saṅgha est nommé.

90 Nur Yalman, « Les moines bouddhistes ascétiques de Ceylan », dans John Middleton, Anthropologie religieuse. Les dieux et les rites. Textes fondamentaux (trad. française), Paris, Larousse, 1974, p. 154. 91 S. J. Tambiah, The Buddhist Saints of the Forest and the Cult of Amulets..., p. 54.

92 Ibid., p. 54.

93 Nom dérivé de l’utilisation de tissus jetés pour faire des robes monastiques (un des 13 dhutaṅga). 94 Nom dérivé de la pratique de la méditation solitaire en forêt (un des 13 dhutaṅga).

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Les diverses lignées de moines forestiers sri lankais traverseront par la suite des hauts et des bas. Elles connaîtront cependant au XXe siècle, comme en Thaïlande, une période de

renaissance et d’expansion, et bon nombre des premiers bhikkhu occidentaux se feront ordonner en ce pays96. Tambiah note qu’à la lumière des travaux de Nur Yalman, les moines forestiers fréquentant les cavernes de Selave, au Sri Lanka, ressemblent beaucoup à leurs homologues thaïlandais :

Yalman describes the life ways of these cave-dwelling monks at Selave, which differed little with the northeastern Thai forest monks, such as sangha organization, normative rituals, spatial layout of the monastery, symbolic meanings, and so on. The monks would spend most of their time in “noble silence” and “meditating in the cave or in the jungle around”97.

Mais avant d’atteindre le Nord-Est de la Thaïlande, nous devons passer par la Birmanie et y analyser un autre exemple de réforme.

1.2.2 En Birmanie

Diverses traditions bouddhiques pénètrent la région de l’actuelle Birmanie autour du

Ve siècle, mais c’est à partir des Xe et XIe siècles que le Theravāda commence à s’imposer

sur les autres traditions. Divers récits font état de la présence de moines de la forêt en Birmanie. Par exemple, Pannasami98 rapporte au XIIIe siècle une dispute qui aurait en quelque sorte cristallisé la distinction pas toujours très nette entre moines forestiers et moines de village. Un conflit éclate lorsque des terres sont accordées à certains monastères par le roi Uzana II. Trois moines mécontents partent s’établir près d’une montagne pour méditer dans des caves; ils sont alors appelés « [ceux] qui marchent seuls », par opposition aux moines de village qui « marchent en groupe99 ». Plusieurs siècles plus tard, sous le règne du grand roi Pagan (1846-1853), le moine en chef du saṅgha national expulse un

96 Par ex., Nyanatiloka Mahathera (1878-1957), Nyanaponika Thera (1901-1994), Ñāṇamoli Bhikkhu (1905-1960), et Nanavira Thera (1920-1965).

97 S. J. Tambiah, The Buddhist Saints of the Forest and the Cult of Amulets..., p. 9. 98 Moine et historien birman.

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certain Shangalegyun Sayadaw100 de la capitale sous prétexte qu’il encourage le respect strict du Vinaya et fait la promotion d’idées réformistes associées aux moines forestiers. Shangalegyun fonde un monastère isolé près d’un village au sud de la ville de Shwebo, et un de ses jeunes disciples, Shwegin Sayadaw, fonde la secte du même nom. Le conflit entre le chef du saṅgha birman et Shwegyin arrive à une impasse, et le roi Mindon (1853-1878) ordonne le départ de Shwegyin. Mais cette décision est stratégique; le roi Mindon est en fait un partisan de Shwegyin et continue de l’appuyer financièrement, car il souhaite purifier et unifier le saṅgha avec sa collaboration, notamment pour résister à l’influence occidentale (et aux missionnaires chrétiens). Il organise à cette fin le Cinquième concile bouddhique101, mais Shwegyin refuse de s’y présenter, renonce à certaines fonctions et se retire quatre ans en forêt. Le successeur de Mindon, le roi Thibaw, tente à son tour d’unifier le saṅgha, mais Shwegyin refuse et repart définitivement dans la forêt en 1884; son nikāya se détournera ensuite complètement de l’administration religieuse pour se concentrer exclusivement sur la méditation et l’enseignement. Shwegyin et ses moines forestiers, même s’ils n’y ont pas joué un rôle particulièrement proactif, auront donc inspiré fortement les projets de réforme du bouddhisme birman avant la colonisation anglaise.

1.2.3 En Thaïlande

Le bouddhisme se propage initialement en Thaïlande peu après la Birmanie autour du

Ve siècle, avec l’implantation de diverses traditions mahayanistes fortement imprégnées de

tantrisme, mais ce n’est qu’au cours du XIIIe siècle que le Theravāda prend le pas sur

celles-ci. Tambiah explique que le développement des premiers royaumes siamois de Chiang Mai et Sukhothai au XIIIe et XIVe siècle s’accompagne d’un renouveau religieux

initié par des moines forestiers adeptes d’un bouddhisme sri lankais réformé (« Siṅhala pure Pali Buddhism »102). À leur tête se trouve Sumana, un moine siamois qui a étudié une forme de bouddhisme forestier auprès d’un moine birman ayant lui-même étudié au

100 Terme birman signifiant « enseignant royal », utilisé autrefois pour désigner les moines qui enseignent le bouddhisme aux rois, et maintenant utilisé pour désigner les moines seniors ou les abbés.

101 Le Cinquième Concile bouddhiste eut lieu à Mandalay (Birmanie) en 1871. Il s’agissait d’une affaire surtout birmane, car la plupart des autres pays bouddhistes n’y ont pas participé.

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Sri Lanka. Quand Sumana se rend à Chiang Mai en 1369, le nord de la Thaïlande est dominé par des moines urbains, mais sa lignée s’implante si bien qu’elle en vient à dominer les autres. Sous le règne de Sām Fāng Kāēn (1411-1442), une autre lignée sri lankaise provenant d’Ayutthaya critique le laxisme des héritiers de Sumana (ceux-ci accepteraient de l’argent et possèderaient des champs de riz, ce qui est interdit dans le Vinaya), et il s’en suit une crise politique. Les Birmans conquièrent le nord de l’actuelle Thaïlande en 1578, et beaucoup d’archives sont détruites; on ne sait presque rien du bouddhisme dans cette région jusqu’à la reconquête de Chiang Mai par Taksin le Grand, 200 ans plus tard. Au milieu du XVIIIe siècle, des moines forestiers thaïlandais accueillent une délégation de

moines cingalais venus étudier la méditation. Ces derniers contribueront à un regain en popularité des techniques méditatives dans le bouddhisme cingalais. Des échanges similaires auront aussi lieu avec la Birmanie, dans un « […] well-known pattern of periodic exchanges between the polities of Sri Lanka, Rammana and Pagan (Burma), and Chiengmai and Sukhodaya (Thailand), by which they revitalized one another’s religious traditions and institutions103. »

En 1824, Rama III (1788-1851) accède au trône du Siam alors que son demi-frère Mongkut se fait ordonner moine. En 1830, après six ans de vie monastique, Mongkut rencontre l’abbé d’un monastère Môn104 situé près de Bangkok. Il est fortement impressionné par la rigueur disciplinaire de sa tradition qui se fonde directement sur les textes palis, respecte à la lettre le Vinaya et encourage les pratiques ascétiques dhutaṅga. Il décide de s’en inspirer pour créer un nouveau nikāya réformiste, le Dhammayuttika (appelé « Thammayut » en Thaïlande). À la mort de son frère en 1851, Mongkut doit quitter la vie monastique pour prendre sa place sur le trône et devenir Rama IV; il lui sera d’autant plus facile d’imposer sa réforme religieuse, motivée pour des raisons similaires à celles du roi birman Mindon105.

103 Ibid., p. 70.

104 Groupe ethnique de l’Asie du Sud-Est.

105 « King Mindon in some respects resembled his counterpart in Thailand, King Mongkut, in that he had spent some time in the monasteries himself; and he was the agent of the Shwegyin sect’s return to royal favor

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