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PARTIE II – LA LIGNÉE D’AJAHN CHAH : UN ÉQUILIBRE FRAGILE ENTRE TRADITION

2.1 I NNOVATIONS RELIGIEUSES LIÉES À L ’ IMPLANTATION DE LA LIGNÉE D ’A JAHN C HAH EN O CCIDENT

2.1.3 La création du grade d’anagārika et de l’ordre des sīladharā

2.1.3.1 La création du grade d’anagārika

Parmi les innovations déployées dans le but apparemment paradoxal de préserver la pureté de la tradition, on compte la création du grade d’anagārika164. Ce grade, qui vient précéder celui de moine novice, n’existe pas dans la structure monastique traditionnelle thaïe. Il rallonge donc la « période de probation » pour les aspirants-moines occidentaux, souvent peu familiers non seulement avec le bouddhisme, mais aussi avec le monachisme en général. Le saṅgha dispose ainsi d’un délai supplémentaire pour accepter le nouvel arrivant tout en préservant l’harmonie de la communauté; un tri naturel s’opère parfois, et les aspirants moins déterminés finissent par abandonner. Dans cette perspective, ce grade est un bon exemple de stratégie de sauvegarde, par laquelle la tradition se prémunit « […] contre tout ce qui pourrait la déstabiliser en érigeant des barrières institutionnelles […] en fixant des rites d’initiation parfois très élaborés ou très pénibles qui ont pour but de faire accéder par palier au centre de la tradition, en décourageant la vaine curiosité165. »

162 Ibid., p. 5.

163 Mot pali signifiant « vertueux, honorable », ou encore « One who upholds virtue » (Ajahn Sucitto, « The Creation of the Order of Siladhara », Forest Sangha Newsletter, April 2007, no 79,

http://fsnewsletter.amaravati.org/html/81/order.htm, page consultée le 18 octobre 2017).

164 Terme pali signifiant « sans domicile ». Dans le contexte bouddhique, il désigne une personne s’étant engagée formellement à respecter les Dix préceptes.

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En Thaïlande, les hommes qui souhaitent devenir moines deviennent d’abord sāmaṇera (novice) pendant une période variable, parfois très courte, mais il arrive aussi que l’ordination sāmaṇera et bhikkhu ait lieu en même temps. L’ordination complète temporaire, qui dure souvent seulement trois mois (le temps d’un vassa, c’est-à-dire une saison de mousson), est chose courante dans la majorité des monastères thaïlandais et fonctionne comme rite de passage vers l’âge adulte. Elle fait aussi traditionnellement partie de l’éducation morale d’un jeune homme avant le mariage et constitue une source de mérite (puñña) religieux pour lui et sa famille. Or, les monastères forestiers sont moins enclins à accepter ces candidats et préfèrent accueillir ceux qui s’intéressent sincèrement à la vie monastique. Au début de Wat Pah Pong, Ajahn Chah refuse166 d’ailleurs d’ordonner des moines temporairement pour la saison des pluies (mais il finira par les accepter quelques années plus tard). Chah maintiendra toutefois sa politique de contraindre les candidats (thaïlandais et occidentaux) à passer une période assez longue au monastère avant toute forme d’ordination, afin de tester leur détermination. En Angleterre, une procédure fixe est même rapidement établie; les aspirants doivent d’abord rester comme laïcs pendant de six à douze mois, puis comme anāgārika pendant au moins un an167, avant de devenir

sāmaṇera. Il faut ensuite au moins un an avant que le sāmaṇera puisse devenir bhikkhu. Et

lorsqu’il fait la demande pour devenir bhikkhu, il doit généralement s’engager à rester en robe pendant au moins cinq ans. Évidemment, malgré ces mesures, le taux de personnes qui quittent demeure assez élevé au cours des cinq premières années de vie monastique, tous grades confondus.

166 « It was quite rare in his time to go against the custom of temporary ordination or receiving ordination quickly. With Ajahn Chah, you’d have to be an Anagarika for a year, then a novice for a year, and you would have to stay with him as a monk for five years. It was quite rare that a monk and a teacher emphasized that level of commitment. People would complain, “Why does it have to be so difficult? Why can’t a person take ordination more quickly?” Ajahn Chah responded, “People take ordination quickly, and then they disrobe quickly.” If it’s too easy to ordain, then it’s easy to leave and go off somewhere else » (Pasanno Bhikkhu, Ajahn Chah’s Teachings on Nature, Second edition, Redwood Valley (CA), Abhayagiri Monastery, 2012, p. 12).

167 À Wat Pah Nanachat, en Thaïlande, ces périodes sont généralement plus courtes, compte tenu de l’intensité de la formation monastique traditionnelle thaïe. Il est possible de devenir anāgārika après six semaines.

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L’ajout du grade d’anāgārika comporte de multiples avantages. Comme nous venons de le mentionner, il permet de s’assurer de l’engagement à long terme de l’aspirant-moine. En outre, le prolongement de la période de probation permet de s’assurer de la qualité du candidat. Le saṅgha de la forêt tient fortement à préserver son prestige, et, avec le grade d’anāgārika, il risque moins de le voir déprécier par les comportements déplacés d’Occidentaux peu expérimentés. Mais les anāgārika sont aussi très utiles dans le fonctionnement quotidien d’un monastère. Les moines ne peuvent pas conserver, préparer et cuire de la nourriture, laquelle doit de surcroît leur être offerte officiellement chaque jour, ce qui n’est pas toujours évident dans des monastères nouvellement établis en Occident. De plus les anagārika peuvent, contrairement aux moines, manipuler de l’argent, faire des courses, conduire des véhicules, creuser la terre et couper des arbres, ce qui est très pratique dans le fonctionnement quotidien d’un monastère forestier. Les anagārika sont donc fortement sollicités pour la réalisation de ces tâches lorsque les laïcs bénévoles viennent à manquer. Sans eux, les monastères en Occident fonctionneraient très difficilement, d’autant plus que ceux-ci sont généralement éloignés des centres urbains, donc loin des autres bénévoles laïcs prêts à donner un coup de main.