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PARTIE II – LA LIGNÉE D’AJAHN CHAH : UN ÉQUILIBRE FRAGILE ENTRE TRADITION

2.1 I NNOVATIONS RELIGIEUSES LIÉES À L ’ IMPLANTATION DE LA LIGNÉE D ’A JAHN C HAH EN O CCIDENT

2.1.2 L’aumône matinale (pindabat) et l’errance (thudong)

Nous abordons maintenant deux traditions ancestrales, l’aumône matinale (thaï : pindabat) et l’errance (thaï : thudong). Ces pratiques religieuses vieilles de plus de 2000 ans ne sont évidemment pas des innovations en soi; ce qui est nouveau, c’est l’adoption de telles pratiques en Occident.

2.1.2.1 La pratique de l’aumône matinale (pindabat)

Avant la lignée d’Ajahn Chah, très rares (voire inexistants) sont les moines theravādin s’adonnant, sur une base régulière, à l’aumône matinale dans des quartiers habités par des Occidentaux. Or, dès l’implantation en Occident, Chah décide de maintenir le pindabat. Évidemment, les moines nouvellement installés près de Londres récoltent généralement beaucoup plus de regards incrédules que de nourriture, mais la démarche, on l’a dit, finit par avoir l’effet d’une véritable campagne publicitaire. Le maintien du pindabat dans ce contexte peut être considéré comme une stratégie de persuasion par laquelle les moines montrent leur persévérance et l’authenticité de leur tradition, en assumant fièrement leur mendicité dans l’espace public. Comme le relate Bell, cette stratégie semble avoir impressionné surtout les bouddhistes anglais fréquentant déjà les monastères de cette lignée :

By all accounts that have been offered to me, the laity was impressed by the fact that the monks were prepared to venture forth every day in all types of weather wearing only thin cotton robes to walk single file carrying their alms bowls, receiving nothing but jibes or indifferent incomprehension from the majority of members of the public159.

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Contrairement aux bruyantes parades publiques des dévots de Krishna, les processions silencieuses et solennelles des bhikkhu durant pindabat suscitent généralement peu de réactions négatives du grand public, parfois un certain respect, et au pire de l’incompréhension ou de l’indifférence. À ce titre, elles ont aussi permis au saṅgha de

persuader la population en général du sérieux et de la pertinence de sa démarche.

Comme nous l’avons vu dans la première partie, le maintien de la pratique a été particulièrement bénéfique dans l’implantation de la lignée en Angleterre, lorsqu’un pur inconnu donna plusieurs hectares de terres au saṅgha après avoir croisé les moines en

pindabat lors de son jogging matinal. Encouragés par la réussite de l’expérience anglaise,

les monastères établis ultérieurement ailleurs en Occident maintiendront la pratique en établissant un calendrier de pindabat adapté en fonction de la demande des laïcs, de la proximité avec les villages et de la présence ou non de sympathisants dans les environs. Par exemple, à Tisarana Buddhist Monastery au Canada (fondé en 2006), un pindabat est effectué à chaque nouvelle et à chaque pleine lune dans la ville voisine de Perth depuis le 1er juillet 2017 seulement. Quelques années auparavant, un moine avait pris l’initiative de faire pindabat chaque matin dans les rues avoisinant le monastère, avec l’accord de l’abbé, mais l’initiative était toute personnelle et ce moine obtenait rarement des aumônes. On voit donc qu’en faisant preuve de patience et de souplesse, les monastères de la lignée de Chah sont parvenus à faire de pindabat une pratique régulière (bien que souvent non quotidienne), une première dans le bouddhisme occidental.

2.1.2.2 Expérimentations avec la pratique thudong de l’errance

En Thaïlande, le mot thudong peut être utilisé comme adjectif pour désigner les moines forestiers, mais aussi comme nom pour désigner la pratique précise consistant à quitter le monastère d’attache pour errer à pied, de forêt en forêt. Durant la première moitié du xxe siècle, « faire thudong » consistait, pour Ajahn Man et ses premiers disciples, à marcher le long des routes de terres battues et à dormir et méditer dans diverses forêts, en se nourrissant des aumônes offertes dans les villages croisés en chemin. Cette pratique a décliné tout au long du xxe siècle et est presque devenue impossible à partir de la fin des

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années 1960 et 1970, notamment en raison de la déforestation massive en Thaïlande. Si bien qu’aujourd’hui, la pratique de thudong en Thaïlande est beaucoup moins austère et sauvage qu’à l’époque de Man et de ses premiers disciples, s’apparentant parfois à un genre de pèlerinage assez agréable. Les moines peuvent par exemple séjourner dans différents monastères, faire une partie du parcours dans des véhicules conduits par des laïcs, et même dormir dans des logis confortables offerts par ceux-ci.

En raison de la géographie, du climat occidental et de la rareté relative des personnes prêtes à donner de la nourriture à un moine bouddhiste, la pratique de thudong en Occident représente évidemment un défi audacieux. Certains bhikkhu de la lignée de Chah ont pourtant tenté de le relever peu de temps après leur arrivée en Angleterre, dans le cadre d’un effort de persuasion similaire à celui associé au maintien du pindabat. Il semble que le Vénérable Viradhammo est le premier à avoir tenté l’expérience, au printemps 1982. Accompagé d’un ami laïc (Nick Scott) pour ne pas avoir trop de difficulté à respecter le

Vinaya, il parcourt un peu moins d’une centaine de kilomètres entre le monastère Harnham

et la ville de Lindisfarne, dans le nord de l’Angleterre. Sur leur parcours, ils dorment parfois dans des étables et sont nourris par divers amis de Scott. L’expérience est une réussite, et Sumedho la tente à son tour. Le Vénérable Amaro décrit ces premières expérimentations en terre anglaise en ces termes :

It was a small but significant beginning – you can keep warm enough, you can sleep rough, you can get fed. When Ajahn Sumedho subsequently invited Ven. Sucitto to spend the Vassa[160] at Golden Square, near Honiton in Devon, he consented to his returning on foot to Chithurst in October. This he did, accompanied by one of the postulants (Tony Way), and arrived safe and sound after a walk of thirteen days.* Tudong in Britain had begun161.

C’est d’ailleurs au Vénérable Amaro que revient le titre de champion de thudong en Occident. En 1983, il entreprend, accompagné lui aussi de Nick Scott, une marche thudong

160 Retraite traditionnelle de la mousson. Mot pali apparenté au sanskrit varṣa (pluie). Le vassa dure généralement de juillet à octobre. Dans les monastères établis en Occident, la retraite d’hiver (de janvier à la fin du mois de mars) remplace cette retraite asiatique traditionnelle.

161 Amaro Bhikkhu, Tudong, The Long Road North, Petersfield (UK), Chithurst Buddhist Monastery, 1984, p. 5.

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de 1336 km pour se rendre au monastère Harnham nouvellement établi, en partant du monastère Chithurst où il résidait. Il racontera cette aventure dans un livre paru en 1984,

Tudong, The Long Road North162. D’autres périples de type thudong seront ensuite tentés ponctuellement dans les divers pays où des monastères de la lignée sont établis, mais la pratique n’est pas systématique et relève la plupart du temps d’initiatives individuelles.