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PARTIE II – LA LIGNÉE D’AJAHN CHAH : UN ÉQUILIBRE FRAGILE ENTRE TRADITION

2.1 I NNOVATIONS RELIGIEUSES LIÉES À L ’ IMPLANTATION DE LA LIGNÉE D ’A JAHN C HAH EN O CCIDENT

2.1.3 La création du grade d’anagārika et de l’ordre des sīladharā

2.1.3.2 L’établissement de l’ordre des sīladharā

En Thaïlande, on appelle les religieuses bouddhistes mae chi, et celles-ci ne sont pas des nonnes (bhikkunī) au sens propre, car le saṅgha féminin original theravādin a disparu au Sri Lanka au Xe siècle pour ensuite décliner dans toute l’Asie du Sud-Est, y compris en Thaïlande, où il est « officiellement » éteint. Les mae chi s’habillent en blanc, respectent les Dix préceptes169 et vivent généralement dans des bâtiments cloisonnés, éloignés de ceux des moines.

Certains monastères de la lignée d’Ajahn Chah en Thaïlande accueillent des mae chi. Toutefois, comme dans les autres monastères thaïlandais, leur statut est clairement inférieur

168 Mot pali signifiant « [celles] qui respectent (dhara) les (dix) observances (sīla) », ou « One who upholds virtue » (Ajahn Sucitto, « The Creation of the Order of Siladhara »…).

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à celui des moines, même si leur mode de vie est somme toute identique à ceux-ci. Or il devint rapidement clair qu’une telle structure serait jugée sexiste en Occident, d’autant plus que bon nombre des premiers parrains britanniques de la lignée étaient des femmes : « From the outset there was a large proportion of female lay supporters, almost all of whom were educated, independent, and unlikely to accept the idea that women had no place within the formal structures of the monastery170. » Le clergé officiel de la Thaïlande interdisant l’ordination de bhikkhunī, Ajahn Sumedho opte pour la création d’un nouvel ordre de religieuses, qu’il appelle sīladharā, afin de répondre aux besoins des Occidentales et de légitimer la « modernité » de son saṅgha à leurs yeux, mais sans se mettre à dos le clergé thaïlandais. On peut voir cela comme une stratégie à la fois de persuasion et de

sauvegarde, car il s’agit de convaincre les femmes occidentales du caractère moderne de

la tradition tout en respectant les autorités religieuses asiatiques. Mais cet équilibre sera fragile dès les débuts du nouvel ordre :

Coming to the West has always entailed trying to juggle between the Thai tradition that is our root and inspiration and the values of the West. With regard to the religious role of women, there is a gulf between the two, and this gulf has always had its effect on how the nuns sit within the Sangha – that despite their commitment, leadership and teaching skills, some people still don’t regard them as members of the ‘Sangha’171.

C’est en 1983 que Sumedho obtient du saṅgha thaïlandais la permission d’ordonner des femmes en tant que sīladharā. Mais l’initiative ne fait pas l’unanimité chez certains supporteurs thaïs plus conservateurs, car Sumedho permet initialement aux sīladharā de porter une robe de même couleur que celle des moines. Curieusement, cette opposition est manifestée surtout par des femmes thaïes. Comme le rapporte Ajahn Sucitto, qui a participé avec Sumedho à sa création, l’ordre des sīladharā « […] raised some objections in Thailand from the more conservative laypeople – predominantly women – to whom the robe was a sacred object that should only be worn by males172. » Il est donc rapidement convenu que les sīladharā porteront des robes marron, un peu plus foncées que celles des moines. Une

170 S. Bell, « Being Creative with Tradition… », p. 19. 171 A. Sucitto, « The Creation of the Order of Siladhara »... 172 Ibid.

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résidence est construite pour elles en 1984 au monastère Amaravati. Ces religieuses respectent un ensemble de règles élaboré à partir des Dix préceptes et inspiré de l’esprit du

Vinaya, somme toute très similaire à celui des moines. Bell considère à raison les sīladharā

comme une innovation majeure173. Toutefois, l’ordre existe en Angleterre seulement et son statut exact (sous-entendu ici son lien hiérarchique avec le saṅgha masculin) demeure longtemps nébuleux, ce qui déplaît d’ailleurs à certaines sīladharā. En effet, de plus en plus d’Occidentales souhaitent devenir d’authentiques bhikkhunī afin de jouir d’un statut égal à celui des hommes dans le monachisme bouddhique, et ce, même dans les traditions où l’ordre est officiellement éteint. Ces revendications féministes, encore largement irrecevables en terre asiatique, commencent à être prises au sérieux en Occident, mais le

statu quo demeure. Comme nous venons de le voir, Ajahn Sumedho se montre d’ailleurs

incapable d’y répondre pleinement. Un autre disciple d’Ajahn Chah viendra bientôt changer la donne : Ajahn Brahm.

Brahm est d’origine anglaise. Il fait partie, comme Sumedho, de la dizaine de premiers disciples occidentaux de Chah, formés dans les conditions extrêmement rustiques de Wat Pah Pong au cours des années 1960 et 1970. Comme la plupart de ceux-ci, il sera invité à fonder un monastère à l’étranger. Brahm se rend en Australie et y établit le monastère Bodhinyana en 1983. Il devient rapidement très populaire et jouira d’une grande notoriété à l’échelle mondiale grâce à ses desanā diffusées sur YouTube qui mettent en valeur son charisme, son humour et sa personnalité flamboyante, attributs assez rares chez les bhikkhu. Le 22 octobre 2009, il fait un coup d’éclat en ordonnant deux femmes bhikkhunī. L’événement soulève un tollé dans le monde conservateur Theravāda (mais plaît fortement aux femmes bouddhistes occidentales). Le saṅgha thaï se réunit et excommunie Brahm, car ce dernier refuse de faire marche arrière. Les autres ajahns occidentaux ne contestent pas la décision du clergé thaï et se distancent de Brahm pour éviter de subir le même sort (bien que certains approuvent officieusement son initiative); le saṅgha de Chah relève

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d’autorités religieuses, royales et gouvernementales thaïlandaises qui n’autorisent pas le rétablissement d’un ordre de bhikkhunī. Ajahn Brahm, bien qu’excommunié, sort indemne de l’événement et gagne même en popularité chez les Occidentaux. Il continue d’être invité partout dans le monde, et il faut s’inscrire sur une longue liste d’attente pour devenir moines ou nonnes dans l’un de ses monastères en Australie.

À la suite de ce scandale, des sīladharā font pression sur Sumedho pour se faire ordonner

bhikkhunī, mais Sumedho refuse. Moins de six mois plus tard (le 28 mars 2010), lors de la

première ordination de sīladharā174 suivant l’« hérésie » de Brahm, Sumedho fait réciter aux candidates une déclaration en cinq points (« Five Point Declaration175 ») qui confirme notamment la subordination176 de l’ordre des sīladharā à celui des bhikkhu177. Évidemment, cette mesure se veut une réponse à la polémique créée par Brahm : le clergé thaï a sans doute fait pression sur Sumedho pour « mettre les choses au clair » quant à la subordination des sīladharā. La « Five Point Declaration » suscite toutefois encore plus d’insatisfaction chez les sīladharā, et plusieurs quittent l’ordre pour se faire ordonner

bhikkhunī dans une autre lignée. L’ordre des sīladharā devient tout à coup une tiède

innovation comparativement à l’initiative de Brahm.

Ces événements s’inscrivent dans un courant féministe très présent dans le bouddhisme occidental. Or, cette mouvance se fait aussi sentir en Asie, où le refus d’ordonner des

174 Bhante Sujato, « A recent Siladhara ordination », Bhante Sujato’s blog (https://sujato.wordpress.com/2010/04/01/a-recent-siladhara-ordination/, page consultée le 22 octobre 2017). 175 [Alliance for Bhikkhunis], « 5 Points for the UK Siladharas », site Web de l’Alliance for Bhikkhunis (http://www.bhikkhunī.net/wp-content/uploads/2013/08/5-Points-for-the-UK-Siladharas.pdf, page

consultée le 22 octobre 2017).

176 Cette subordination traditionnelle provient des Huit Garudhammas (règles supplémentaires que doivent respecter les bhikkhunī - en plus de celles des bhikkhu). La première de ces règles est la subordination aux bhikkhu, peu importe l’ancienneté. L’authenticité de ces règles est contestée; elles auraient été imposées anciennement pour faciliter l’acceptation sociale de l’ordre des bhikkhunī. Elles sont particulièrement remises en question par les féministes occidentales, qui les jugent sexistes et doutent qu’elles aient été établies par le Bouddha lui-même.

177 [West Wight Sangha], « More on “Nun” Ordinations at Amaravati », site Web du West Wight Sangha,

http://west-wight-sangha.blogspot.ca/2010/03/more-on-nun-ordinations-at-amaravati.html, page consultée le 22 octobre 2017.

59 bhikkhunī est depuis quelques années de plus en plus contesté par les Thaïes elles-mêmes.

L’influence du féminisme occidental sous-jacente à cette mouvance peut toutefois être mal reçue. Comme le souligne Schedneck :

Burmese women considered the Western Buddhist focus on equal status and power as an affront to their carefully cultivated moral purity and modesty (Kawanami 2007, 238). Here we see that some Western Buddhists are seen to be imposing their own view of authority onto the Buddhist tradition — without the consideration of local women178.

Avec la mondialisation, la tendance féministe semble néanmoins trop forte, et depuis le coup d’éclat de Brahm, quelques femmes thaïes ont été ordonnées bhikkhunī en Thaïlande. Ces pionnières ont d’ailleurs fait parler d’elles lors d’un incident récent survenu à Bangkok en décembre 2016, lorsque la police a empêché soixante-douze nonnes et novices féminines (autoproclamées « Thai Theravāda Bhikkhuni179 ») de rendre hommage au roi Rama IX (décédé récemment), sous prétexte qu’elles portaient illégalement (en vertu de la Sangha Act of 1962) une robe monastique. Ces bhikkhunī ont ensuite déposé une pétition au gouvernement en guise de protestation180. Numrich prédisait en 1998 que l’Occident contribuerait au rétablissement du bhikkhunī saṅgha, « […] because it is ‘where resistance, both ecclesiastical and popular, seems minimalʼ181 ». Il avait vu juste.

2.2 L’innovation religieuse dans les enseignements des maîtres de la lignée