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PARTIE II – LA LIGNÉE D’AJAHN CHAH : UN ÉQUILIBRE FRAGILE ENTRE TRADITION

2.2 L’ INNOVATION RELIGIEUSE DANS LES ENSEIGNEMENTS DES MAÎTRES DE LA LIGNÉE

2.2.4 Deux concepts clés des enseignements d’Ajahn Chah : anicca et patient endurance

2.2.4.1 Anicca

Anicca est un mot pali parallèle au sanskrit anitya qui signifie « impermanence ». Dans la

doctrine bouddhique, anicca est l’une des Trois caractéristiques ou Marques de l’existence (pali : tilakkhaṇa), les deux autres étant anattā (l’absence de soi intrinsèque) et duḥkha (la souffrance ou plus généralement l’insatisfaction). Chah aime souligner que l’impermanence n’est pas qu’une caractéristique des objets extérieurs. Elle s’applique aussi et surtout, chez le moine contemplatif, aux émotions et aux pensées. Comme ces objets mentaux sont transitoires, ils sont incertains et on ne peut pas s’y fier. Leur vraie nature est

anicca. Être constamment conscient de leur nature correspond selon Chah à l’état d’esprit

du Bouddha : « […] in our practice we must turn inwards and find the Buddha. Where is the Buddha? The Buddha is still alive to this very day, go in and find him. Where is he? At

aniccaṁ, go in and find him there, go and bow to him : aniccaṁ, uncertainty242. » On perçoit ici clairement une stratégie de légitimation, car Chah légitime l’importance qu’il accorde à anicca en associant ce concept à l’essence même du Bouddha.

Ajahn Chah évoque la notion d’anicca dans presque tous ses discours. Car selon lui, la compréhension d’anicca est à la base de la Vue Juste243, la Vue Juste est à la base de la Sagesse (paññā), et la Sagesse est à la base de l’Éveil. Chah aborde particulièrement bien ce sujet précis dans le discours intitulé “Not Sure!” – The Standard of the Noble Ones244. Chah commence ce discours en rappelant l’importance primordiale de la Vue juste. Il précise notamment que les Cinq pouvoirs (bala)245 n’ont aucune valeur spirituelle246 s’ils

242 A. Chah, The Teachings of Ajahn Chah…, p. 261.

243 Sammā-diṭṭhi : la « vue juste », un des huit volets du Noble Sentier Octuple. 244 A. Chah, The Teachings of Ajahn Chah…, p. 257-265.

245 Saddhā, viriya, sati, samādhi, et paññā (foi, effort, pleine conscience, concentration, et sagesse). 246 Mais il s’agit ici peut-être aussi d’une critique indirecte à l’égard de maîtres bouddhistes thaïs qui mettent l’accent sur samādhi (notamment d’autres disciples de Man).

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ne sont pas guidés par une Vue juste. Chah se sert d’une métaphore avec le monde animal pour illustrer son propos (comme il le fait souvent dans ses discours247) :

Viriya : [...] Everybody has some sort of effort, but does our effort contain

wisdom or not? Sati : is the same. Even a cat has sati. When it sees a mouse,

sati is there. The cat’s eyes stare fixedly at the mouse. Samadhi, fixedness of

mind – everybody has this as well. A cat has it when its mind is fixed on grabbing the mouse and eating it [...]. These five things are called powers. Have these five powers arisen from right view, sammā-diṭṭhi, or not? Saddhā, viriya,

sati, samādhi, paññā – have these arisen from right view? What is right view?

What is our standard for gauging right view248?

Chah décrit ensuite ce qu’est selon lui ce « standard for gauging right view » : « Right view is the understanding that all these things are uncertain249 ». Avoir la Vue juste, c’est donc voir tout comme étant anicca, être constamment témoin d’anicca.

Chah explique ensuite comment il faut se rappeler constamment l’impermanence des choses. Cet état d’esprit se développe selon lui dans l’attention aux perceptions des cinq sens et aux cognitions connexes. Chah raconte qu’au début de sa vie monastique, il avait de la difficulté à trouver des maîtres inspirants et avait donc pratiqué par lui-même une bonne partie du temps, en voyageant et en appliquant les enseignements bouddhiques sur anicca appris dans les écritures :

I traveled and I looked around. I had ears so I listened, I had eyes so I looked. Whatever I heard people say, I’d tell myself, “Not sure.” Whatever I saw, I told myself, “Not sure,” or when the tongue contacted sweet, sour, salty, pleasant or unpleasant flavors, or feelings of comfort or pain arose in the body, I’d tell myself, “This is not a sure thing!” And so I lived with Dhamma250.

Chah termine son discours en disant que la vérité d’anicca est simple, mais dure à appliquer, et il exhorte son auditoire à couper la racine des souillures (kilesa) grâce à la compréhension d’anicca.

247 Chah utilisait souvent des métaphores dans ses enseignements. Une compilation de celles-ci a même été publiée (A. Chah, In Simple Terms; 108 Dhamma Similes by Ajahn Chah…).

248 A. Chah, The Teachings of Ajahn Chah…, p. 258-259. 249 Ibid., p. 259.

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Ce discours illustre très bien pourquoi il est important selon Chah de ne pas « croire » au mental et d’être sans cesse conscient de la nature impermanente et incertaine des pensées et des cognitions. Sa recommandation n’a toutefois rien de nouveau dans la tradition theravāda. On la trouve dans la plupart des instructions de base sur la méditation vipassanā251, lesquelles se résument à analyser profondément la réalité pour voir sa véritable nature, c’est-à-dire les Trois marques de l’existence. Comme anicca est la première de ces Trois marques et que anattā et duḥkha découlent en quelque sorte d’anicca, l’accent est souvent accordé à anicca. Chah encourage d’ailleurs ses moines à contempler

anicca non seulement durant leurs méditations, mais en tout temps : « Whenever

something arises within the mind, whether you like it or not, whether it seems right or wrong, just cut it off with, “this is not a sure thing.” Whatever arises just cut it down, “not sure, not sure.” With just this single axe you can cut it all down. It’s all “not sure”252. » Pour comprendre en quoi ces instructions de Chah se distinguent de celles des autres maîtres, nous les comparerons avec une célèbre technique de méditation vipassanā qui a été enseignée par Mahāsi Sayādaw et popularisée en Occident à partir du milieu du

XXe siècle. Cette technique, parfois appelée simplement « noting » (« observer », ou « prendre note ») en anglais, est inspirée des textes canoniques et consiste notamment à se concentrer sur chaque mouvement de l’abdomen durant les inspirations et les expirations, puis de « noter » mentalement toutes les sensations internes et externes qui se présentent. Lorsque des pensées surgissent, il faut noter simplement « pensées », lorsque des sons surgissent « sons », lorsqu’il y a de la douleur « douleur », quand il y a de la joie « joie », etc. Puis la technique peut être appliquée dans la vie quotidienne, par exemple « manger », « marcher », etc. À mesure qu’il progresse, le pratiquant constaterait la vraie nature de ces sensations qui portent le sceau des Trois marques de l’existence.

251 Terme pali souvent traduit par « vue profonde ». Il s’agit de l’une des deux principales approches méditatives du bouddhisme, axée sur l’analyse. La deuxième est appelée samatha et est axée sur le calme mental.

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Les enseignements de Chah sur anicca ressemblent à la technique du « noting » de Mahāsi Sayādaw, mais Chah semble viser davantage les multiples contenus mentaux (pali : papañca) associés à la formation d’opinions ou de jugements; selon lui, le principe d’anicca est si important qu’il semble invalider toute « conclusion » issue d’une pensée discursive : chaque objet mental est « noté », considéré comme impermanent, puis en quelque sorte « invalidé ». L’approche de Chah à l’égard d’anicca est donc radicale et se démarque quelque peu de l’enseignement traditionnel. Elle est en outre, selon lui, l’essence de l’enseignement du Bouddha, et le pratiquant doit sans cesse l’appliquer dans la vie quotidienne : « All the teachings in this world can be contained in this one teaching : aniccaṁ. Think about it. I’ve searched for over forty years as a monk and this is all I could find. That and patient endurance253. » La prochaine section porte d’ailleurs sur

patient endurance.