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Points de vue sur l'autochtonie actuelle dans les Andes péruviennes : la question de l'enseignement du quechua dans le département de Cuzco

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Academic year: 2021

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RAPHAËL COLLIAUX

POINTS DE VUE SUR L’AUTOCHTONIE ACTUELLE

DANS LES ANDES PÉRUVIENNES

La question de l’enseignement du quechua dans le département de

Cuzco

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures et postdoctorales de l’Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en sociologie

pour l’obtention du grade de Maître es Arts (M.A.)

DÉPARTEMENT DE SOCIOLOGIE FACULTÉ DES SCIENCES SOCIALES

UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC

2013

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Résumé

Ce mémoire est le fruit d’une recherche de terrain (de janvier à avril 2012) menée dans le département de Cuzco (Pérou), une région où la majorité de la population parle le quechua. L’étude porte sur la (re)définition du concept d’autochtonie, processus qui met en jeu d’autres notions telles que le racisme, la culture, l’identité ou la citoyenneté. Pour aborder ces champs de discussion, le mémoire prend comme point de départ les débats suscités par la réforme scolaire nommée Éducation Interculturelle Bilingue (EIB). Celle-ci propose, principalement dans les communautés rurales, un enseignement de la lecture et de l’écriture d’abord en quechua pour les enfants dont la langue maternelle n’est pas l’espagnol. C'est en débattant de l’intérêt, de l’insuffisance ou des dangers de cette réforme que différents acteurs, autochtones comme non- autochtones, prennent position sur « ce qu’est » et « ce que devrait être » une identité dite autochtone dans le Pérou actuel. En analysant les témoignages de quelques acteurs (parents d’élèves, professeurs, pédagogues, leaders politiques, etc), l’étude souligne certains écarts entre des points de vue traditionnels, historiquement marqués, et d’autres qui, au contraire, émergent là où on les attend le moins, et contribuent à définir autrement les représentations de l’autochtonie dans la région andine.

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Avant-propos

Je tiens à remercier très chaleureusement Marco Zeisser et Maya Gutiérrez pour leur inconditionnel soutien durant toute la période de ma recherche de terrain. Sans leur aide et leurs encouragements, peut-être aurais-je manqué de courage pour visiter tous ces lieux et faire toutes ces rencontres.

Je remercie également ma directrice de recherche, Mme Stéphanie Rousseau, pour m’avoir accompagné avec une grande disponibilité dans cette passionnante introduction au travail sociologique. Ses encouragements, ses conseils et sa patience m’ont permis de rédiger ce texte de la façon la plus sereine. Merci aussi pour les fonds de recherches dont j’ai pu bénéficier grâce à elle.

En outre, c’est avec énormément de joie et de gratitude que je repense aux nombreux comuneros d’Anta et de Chumbivilcas qui m’ont généreusement accueilli parmi eux, et qui ont patiemment guidé ma recherche.

Une pensée aussi à ceux qui, de diverses manières, ont été les intercesseurs de ce projet : Jean-Jacques Simard, Robert Andrades, le CADEP-JMA, Rafael Mercado, Javier Monroe, Fabrizio Arenas, Edilberto Portugal.

Un clin d’œil spécial à Julien, pour son amitié fraternelle durant mes années d’étude à Québec.

Enfin, je « dois » ce mémoire (et bien plus encore) à Morillon et au Daron. Mon énergie, ma joie et ma curiosité sont marquées par vous.

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Table des matières

Résumé………..ii

Avant-propos...….………iii

Table des matières………iv

Chapitre 1: Problématique de recherche et contexte de l’étude……….1

A) Introduction………1

Émergence d’une Education Interculturelle Bilingue (EIB)……..….………….5

Question de recherche et hypothèses……….8

Première hypothèse de travail (

Sous hypothèse 1/Sous hypothèse 2

)...…...…..….…8

Deuxième hypothèse de travail (

Sous hypothèse 1/Sous hypothèse 2

)…………....…10

Troisième hypothèse de travail……….………...……11

B) Délimiter les « champs » d’études : école et économie politique

transnationale………11

L’École au Pérou : un discours ambivalent…..………..…….11

Nationalisme et émergence du courant indigéniste - La question du métissage - Réformes scolaires : difficultés et changements - Le marxisme de Mariátegui

Conséquences et réceptions de l’institution scolaire………...15

Une triple intégration - L’influence des ressources économiques - Variables qui limitent la demande scolaire des autochtones - Le rôle du corps professoral

Le contexte économique et politique transnational……….19

L’« éthique économique » du multiculturalisme - Discours néolibéraux et projets de développement - Un multiculturalisme « retraduit » localement

Conclusion…….……….….22

Chapitre 2 : Théorie et méthode……….…….24

A)Comprendre l’action sociopolitique……….……...24

L’identité en question…...………..……….25

Essence et construction - Polysémie du terme identité : entre catégorie de pratique et d’analyse - Instrumentalisation politique du concept d’identité - L’identité comme « processus »

La dialectique idem/ipséité : Paul Ricœur………...28

L’identité idem - L’identité ipséité et la narration

L’instinct pratique : Pierre Bourdieu………...30

L’habitus : une connaissance par corps - Familiarité et désaccord

Conscience du temps et « bagage » structurel……….32

La conscience du temps - Espoirs et changements

Récits marginaux et révolutions symboliques……….34

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Indétermination et fragilité des structures sociales - Stratégies d’alliances - L’affirmation publique du stigmate

B) Méthodologie……….38

Les acteurs rencontrés……….38

Présentation des terrains de recherche……….……38

La province d’Anta (Conditions d’enquêtes/Données sociodémographiques) La province de Chumbivilcas (Conditions d’enquêtes/Données sociodémographiques)

Le champ de l’activisme politico-éducatif………..41

La collecte des données : récit de vie et observation participante..……..……...41

Les récits de vie - L’observation participante

L’analyse des données……….42

Les considérations éthiques………43

Chapitre 3 : Les parents d’élèves et l’enseignement du quechua: émergence

d’un groupe en lutte..………...……….45

La grille de lecture de Rodrigo : normativité et modernité……...……….…….46

Le bilinguisme et la norme - Le quechua et le « moderne »

Le bilinguisme et la communication………...51

S’améliorer, se soutenir………...54

Défendre l’autoreprésentation……….59

Conclusion………...64

Chapitre 4 : Micropolitiques andines……….….66

A) Se représenter dans la domination : discussion avec Cenon et Sergio…67

Contexte et acteurs de la discussion………...…….68

La trame de l’entretien……….………...………….69

La dynamique de « positionnement » de Cenon et de Sergio……….74

B) Bourdieu dans les Andes : apports et apories du concept d´habitus……78

Reproduction et possibilité de la réflexivité……...……….79

Limites de l’habitus - Limites de la connaissance consciente

Reproduction vs imaginaire……….……81

Lignes de fuites possibles - L’herméneutique critique

Conclusion : Bourdieu contre Bourdieu………...83

(6)

Chapitre 5 : Activisme politico éducatif. Des militants entre témoignages,

pratiques et écrits………..86

Militants a : la marque de l’engagement politique……….…….87

Militants b: des acteurs du développement……….……90

Militants c : une recherche théorique………..……96

Retour sur les trois catégories de militants………....101

La traversée du discours interculturel………102

Populations et organismes non- gouvernementaux………...……104

Conclusion……….……105

Conclusion………107

Annexe 1: Carte du Pérou ……….……115

Annexe 2: Carte du département de Cuzco………..……115

Annexe 3: Carte de la province de Chumbivilcas……….……116

Annexe 4: Carte de la province d’Anta……….……116

Annexe 5 : Liste des militants et spécialistes en EIB interviewés………....117

Annexe 6: Grille d’entrevues semi dirigées………...………119

(7)

Chapitre 1: Problématique de recherche et contexte de l’étude

A) Introduction

Dans ce mémoire, je m’intéresse aux stratégies qu’adoptent les populations autochtones de la Sierra péruvienne (région andine) pour négocier et reformuler les représentations et la réalité des groupes, des subjectivités et des rapports sociaux dans lesquels elles sont impliquées dans une position subalterne. L’une des caractéristiques de ces contestations, c’est qu’elles affrontent une organisation des rapports sociaux largement héritée de l’époque coloniale1. Jusqu’à très récemment par exemple, les grands propriétaires agricoles de la région pouvaient employer de force et sans les rémunérer les paysans indigènes. Ce système dit des haciendas fonctionna jusqu’à la réforme agraire de 1969. Aujourd’hui encore, la Sierra reste très marquée par une concentration du pouvoir politique et économique dans les mains d’élites non autochtones. À tel point que le fait d’avoir comme langue maternelle le quechua est devenu un indicateur de pauvreté2.

Plus de 190 ans après la déclaration d’indépendance, il n’est donc pas incongru de considérer que l’engagement politique des populations autochtones vise à débarrasser la société péruvienne des résidus du colonialisme. En premier lieu, décoloniser les relations sociales est un combat pour s’approprier le droit de se représenter soi-même que nie justement la domination coloniale (voir CORSANI & al., 2007). C’est contre cette déshumanisation que luttent, parfois ouvertement, les populations autochtones. Ainsi, comme l’a démontré María Elena García dans son livre Making Indigenous Citizens: Identity, Development, and Multicultural Activism in Peru (2005), les autochtones revendiquent leur capacité à définir et à faire évoluer « ce qu’ils sont ». De manières diverses, ils proposent alors de nouvelles représentations de la société péruvienne (c'est-à-dire une nouvelle division sociale du prestige et des ressources ainsi que d’autres rapports entre les groupes).

Les champs de l’éducation publique et des politiques éducatives constituent des portes d’entrées particulièrement utiles pour étudier ces processus dynamiques et complexes, étroitement liés aux jeux des identités. Je me pencherai sur une réforme scolaire menée dans les milieux ruraux andins depuis les années 1980, et qui questionne les hégémonies

1 Le Pérou a déclaré son indépendance face à l’Espagne en 1821, lors de la Conférence de San Martin.

2 Dans une enquête statistique portant sur la pauvreté rurale dans les Andes péruviennes qui date de 2002, Javier

Herrera avance que le fait d’avoir comme langue maternelle le quechua ou l’aymara double la probabilité d’ « être pauvre » (par rapport à celle de ne pas « être pauvre ») (2002 : 65). En 2010, selon l’Instituto Nacional De Estatistica e Informatica (INEI), 51,8% des péruviens dont langue maternelle n’est pas l’espagnol vivaient dans la pauvreté (2010 : 55).

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culturelles et linguistiques de la région. Ainsi, le programme nommé Éducation Interculturelle Bilingue (EIB) a été mis en place dans les communautés paysannes où l’espagnol n’est pas la première langue des citoyens. Cette réforme – dont le nouveau gouvernement a réaffirmé l’importance 3 – propose un enseignement de la lecture et l’écriture d’abord exclusivement dans la langue maternelle des enfants4. L’espagnol est ensuite introduit dans la classe, mais de façon très progressive et pour consolider des bases déjà acquises. Il s’agit, d’une part, de reconnaître institutionnellement les multiples langues employées dans le pays puisque selon l’organisation CHIRAPAQ (2012), il existe plus de 60 langues et dialectes au Pérou. D’autre part, la notion d’interculturalité vise à construire une société où cohabitent et dialoguent les différents groupes socioculturels. Pour cela, la revalorisation et le renforcement des identités et cultures dites autochtones sont nécessaires pour briser leur déqualification systématique (voir Godenzzi, 1996).

La question de l’Éducation Interculturelle Bilingue apparaît dans le discours politique sous le premier mandat présidentiel d’Alan García (1985-1990). Le projet EIB sera officiellement intégré dans les programmes du Ministère de l’Éducation péruvien dans les années 1990. Depuis une dizaine d’années, ce modèle d’éducation alternatif se développe grandement dans les zones rurales, avec l’aide de nombreux organismes non- gouvernementaux locaux et internationaux.

Par le biais de cette réforme, des acteurs socialement et idéologiquement très hétérogènes s’impliquent dans un processus de redéfinition de ce qu’est et de ce que doit être l’identité autochtone (notamment l’État péruvien, les organisations non- gouvernementales, les professeurs d’école, les parents d’élèves, les organisations politiques autochtones et non- autochtones). La question de l’éducation bilingue suscite donc un débat intense qui, comme on le verra tout au long de ce mémoire, convoque une histoire concrète des relations sociales au Pérou. Elle permet de s’immiscer dans des discussions déjà anciennes autour des concepts de pouvoir, de discrimination et de citoyenneté. On oublie souvent que les principaux acteurs concernés par cette réforme – les élèves et parents d’élèves autochtones – prennent aussi part à ces débats sociopolitiques, et ce de manières très actives. J’ai voulu dans ce mémoire

3 L’actuel gouvernement mené par le Président Ollanta Humala (élu le 5 juin 2011) a fait de l’éducation

interculturelle bilingue une priorité. A été promulguée le 5 juillet 2011 la loi nº29735 : Loi qui régule l’usage, la

préservation, le développement, la récupération, la promotion et la diffusion des langues originaires du Pérou

(trad. « Ley que regula el uso, preservation, desarollo, recuperacion, fomento y difusion de las lenguas originarias del Peru »). L’article 22 de cette loi affirme notamment que l’EIB est un droit exigible pour les élèves dont la langue maternelle n’est pas l’espagnol.

4 En 2007, dans le département de Cuzco, 42.45% de la population âgée de 3 à 24 ans avait comme langue

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explorer une parcelle de leurs débats et des débats de ceux qui les entourent le plus directement dans la promotion de l’EIB.

La réforme est parfois fragilisée par le fait que les populations concernées par l’éducation bilingue reçoivent le projet de façons diverses. Beaucoup d’analystes constatent en effet que l’EIB ne fait pas toujours l’unanimité parmi les parents d’élèves autochtones. Plusieurs ont notamment souligné que de nombreux parents sont récalcitrants à l’idée que l’on impose à leurs enfants une éducation dans les langues vernaculaires (AMES, 1999 ; ZUÑIGA, 2000 ; LOPEZ & KÜPER, 2000 ; CANESSA, 2004 ; VIGIL, 2004 ; GARCÍA, 2005 ; HOWARD, 2008 ; SAROLI : 2011). Les interprétations de ces refus qui proviennent du milieu intellectuel et militant sont intéressantes à analyser. Une des interprétations courantes veut que les parents soient plus attachés au modèle scolaire « classique », que l’on peut considérer comme un système « assimilateur ». De ce fait, plusieurs accusent une aliénation socioculturelle des autochtones qui remonte au XVI siècle, lors de la colonisation espagnole. Par conséquent, ils considèrent qu’un dialogue d’égal à égal ne sera possible que lorsque l’on aura « reconstruit » une altérité autochtone véritable et authentique (c'est-à-dire plus conforme à son modèle précolonial). Ils soutiennent donc très activement le programme bilingue, qui permettrait la libération de cette identité indienne actuellement enfouie sous les dérivées du colonialisme. L’une des difficultés de ce genre d’approche, c’est de considérer que les subjectivités autochtones seraient alors incapables d’alimenter une action sociale en dehors du cadre de la domination socioéconomique. Yvon Le Bot dresse un portrait frappant de ces analyses centrées sur l’idée de l’aliénation :

Pur produit de la domination, pure création de la colonisation, l’Indien est un être aliéné de part en part et définitivement, un reflet, une conscience déformée ; et l’indianité ne peut-être qu’une sous-culture engendrée à partir d’éléments subordonnés de la sous-culture dominante. Dans une telle optique, les révoltes indiennes, les revendications, les organisations et les luttes de ces opprimés, quelles qu’elles soient, ne peuvent s’interpréter que comme des jeux de pouvoir dont les fils sont manipulés par les États, les Églises, les multinationales, etc. ; où comme des ruses de l’Histoire dont le résultat ultime est de perpétuer le système de domination (1982 : 138).

Il est utile de relativiser ce type d’analyse de façon à bien saisir les réactions que provoque l’éducation bilingue chez les parents d’élèves autochtones. Notamment, il est intéressant de considérer qu’en amont, « a globalised idea of indigenous people as authentic and victims of injustice » (CANESSA, 2006 : 253) sous-tend certains projets d’éducation bilingue et interculturelle défendus par l’État et les ONG. Ainsi, en entretenant parfois une conception très figée de l’identité autochtone (c’est-à-dire la figure de l’« indien primitif et dominé »), cette forme de multiculturalisme-essentialiste ne ferait que réduire les autochtones

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à des entités historiquement déterminées, leur ôtant toute capacité réflexive. Sans doute que ce processus d’essentialisation vient en partie du fait que ces intellectuels qui sont engagés quotidiennement dans des politiques identitaires cherchent à durcir les identifications de façon à mobiliser les groupes avec lesquels ils travaillent. De ce fait, ils véhiculent des compréhensions très réifiées et même caricaturales des identités (voir BRUBAKER, 2001). Or selon María Elena Garcia, les réticences des autochtones vis-à-vis des programmes d’éducation bilingue suggèrent justement que « their own identity (quechua/indigenous/campesino) is more complicated and perhaps less fragile than activists suggest » (2005 : 94). Ainsi, l’EIB, comme « théorie de l’émancipation » inspirée de l’idée d’une solidarité « naturelle » des peuples autochtones de par le monde, ne trouve pas forcément échos à l’échelle des communautés locales. Dans une certaine mesure donc, on peut avancer que ces rejets qu’expriment les parents d’élèves constituent une critique de ce processus social qui les écarte systématiquement de la citoyenneté et de la participation politique tout en souhaitant paradoxalement les y intégrer.

En suivant l’approche de María Elena García, je propose de souscrire le plus possible à l’idée voulant que « the social, dialogical construction of identities and identity categories means that these words are not stable containers but rather dynamic elements of struggle » (2005 : 27). Dans son livre, elle travaille précisément depuis le problème des réactions des parents face à la réforme bilingue et interculturelle actuelle. Sa contribution est importante, car elle suppose un lien étroit entre ces réactions et le fait que des innovations sociopolitiques soient pensées et discutées au sein de certaines communautés autochtones andines. Elle réintroduit l’idée que les autochtones sont engagés dans un combat contre la réduction à l’immuabilité et à l’univocité de ce qu’ils sont. Si l’on veut parler en termes identitaires, alors il s’agit de dire que les identités sont au contraire relativement souples, dynamiques et adaptables (GARCÍA, 2005). C’est du moins ainsi que je souhaite comprendre le sens que les autochtones donnent aux rejets, aux critiques ou à l’adhésion à une éducation bilingue et interculturelle. À une question très générale – à savoir, qu’est-ce qui détermine l'attitude (rejet/intégration) des parents d'élèves autochtones envers l’éducation interculturelle bilingue ? –, je propose la perspective suivante : discuter d’éducation interculturelle bilingue avec un parent d’élève revient à questionner la logique des relations sociales au Pérou. C’est engendrer une discussion qui convoque histoire, représentations et projets de société.

Ce mémoire se divise en deux temps. Dans un premier temps, je propose une analyse davantage macro politique. Il s’agit de comprendre les conditions d’émergence de l’éducation interculturelle bilingue, les débats dans lesquels elle s’inscrit, les finalités et objectifs que lui

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attribuent différents acteurs clés: l’État, les communautés autochtones, les élites locales, les ONG, les institutions financières internationales. Dans un second temps, j’analyse la portée critique des témoignages recueillis auprès de parents d’élèves de trois communautés rurales dans le département de Cuzco : la communauté de Ttatañay (province d’Anta), la communauté de Pallpa Pallpa et la communauté d’Uscamarca (toutes deux de la province de Chumbivilcas). Si les espaces souvent informels de discussion sont commandés par des logiques socioéconomiques formelles, il existe en même temps des dynamiques de dépassement de ces logiques. Il y a donc des éléments d’une micropolitique andine, sans doute très différents d’un mouvement politique classique, qui sont apparus dans les entrevues et que j’analyse dans la deuxième partie de ce mémoire. Ces micropolitiques peuvent peut-être nous informer sur les devenirs possibles du groupe sociolinguistique au sein duquel j’ai recueilli ces témoignages.

Émergence d’une Education Interculturelle Bilingue (EIB) au Pérou

D’emblée, il faut comprendre que l’institution scolaire péruvienne est historiquement au cœur d’un processus d’inclusion/infériorisation socioéconomique des autochtones. Dès le début du XXième siècle en effet, les politiques d’éducation « massive » ont été pensées par les élites nationalistes comme un moyen de « moderniser » et d’ « homogénéiser » la société péruvienne et les groupes sociaux subalternes. Les principaux acteurs visés par l’institution scolaire étaient les populations autochtones5, à qui l’on promettait la pleine citoyenneté à la condition de s’adapter à la culture « moderne », ce qui impliquait d’apprendre à parler et à écrire l’espagnol6. Marisol De la Cadena explique en ce sens qu’éducation et culture furent des thèmes instrumentalisés dans le cadre d’une politique d’ « amélioration » de la « race indienne ». De cette façon, une forme de racisme s’est développée non pas en des termes explicitement « raciaux », mais en invoquant des différences culturelles et intellectuelles. Dans la première partie de ce mémoire, je m’intéresse à ces liens entre savoir, pouvoir et racisme qui se sont répandus au cours du XXème siècle. Je tente de comprendre la logique et les conditions d’émergence des rapports concurrents entre les différentes formes de savoirs au Pérou, rapports qui offrent à la connaissance scientifique « moderne » une légitimité et une autorité dominante.

5 Les autochtones représentaient 54.9 % de la population péruvienne en 1876 et 41,9 % en 1940

(GOOTENBERG, 1995 : 38).

6 Bret Gustafson (2009) note la perversité de cette promesse du « métissage » faite aux autochtones, qui « par

définition » ne peuvent atteindre l’idéal racial fixé par l’État à cause de caractéristiques phénotypiques négatives (qui sont non- dites mais toujours présupposées).

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Dans la société péruvienne, l’école est donc centrale dans la reproduction d’une forme de racisme que Michel Wieviorka appelle « institutionnel ». Ce racisme « s’enracine dans des pratiques routinières » et constitue « une propriété structurelle du système » (1990 : 121). De cette structure raciste découle une infériorisation des autochtones qui est à la fois sociale et économique7. On est ici dans une logique inégalitaire qui vise à intégrer le groupe racisé dans la société, mais sur le mode de l’infériorisation. Cette discrimination se traduit par la répartition des différents groupes dans des environnements sociaux et naturels distincts. Le fait que 75 % des victimes de la guerre civile qui a frappé le pays entre 1980 et 1992 étaient des quechuaphones ou des aymaraphones montre à quel point un racisme omniprésent structure les relations sociales au Pérou (CVR, 2003 : 10). Pour Javier Monroe, ce chiffre est une expression de la violence inhérente à tout système social discriminatoire (2009).

Plusieurs recherches sur le système scolaire au Pérou montrent que les objectifs qui sous-tendaient ce système - le progrès, l’homogénéisation socioculturelle, l’intégration à la Nation - ont été reçus de façons très diverses par les populations autochtones. L’école dans les communautés andines est autant objet d’espoirs, cause de déceptions que vecteur de contradictions (AMES, 2002 ; GARCÍA, 2005 ; LARSON, 2007). Patricia Oliart avance en ce sens que les politiques initiées par l’État sont toujours sujettes à des « traductions locales, impulsées et modifiées par les réseaux entre les différents acteurs régionaux et locaux à la fois, eux-mêmes mobiles et changeants » (2011 : 24, ma traduction). L’école est toujours réinvestie dans le but de transformer une « déqualification » socioéconomique inscrite dans les rapports sociaux au Pérou. On peut considérer que l’éducation bilingue émerge directement de cette dynamique de « retraduction locale ». Dans les années 70 en effet, plusieurs mouvements autochtones ont œuvré pour la redéfinition des programmes scolaires nationaux (LOPEZ & KÜPER, 2000 ; GARCÍA, 2005), et proposaient une scolarité à la fois en espagnol et dans la langue maternelle des élèves. Cette discussion s’inscrivait dans un projet politique plus large visant à redéfinir les rapports de pouvoir de types « coloniaux » et l’infériorisation socioéconomique systématique des autochtones qui en découlait (GUSTAFSON, 2009 ; HOWARD, 2009 ; VIGIL, 2004).

Ces revendications trouveront un écho dans les années 90 dans le cadre d’une politique globale sur la langue et de la culture. Sous la pression de diverses institutions

7 En 2010, l’Institut National Statistique et Informatique estimait que 51,8% des péruviens dont la langue

maternelle n’est pas l’espagnol vivait dans la pauvreté (INEI, 2010 : 55). Nestor Valdivia explique bien comment le discours sur le multiculturalisme tend à décontextualiser les identités dans une vision essentialiste. Il souligne l’importance des fondements socioéconomiques de l’exclusion, et surtout l’hétérogénéité de la pauvreté au Pérou. En insistant sur les différences culturelles entre les groupes, on risque d’occulter la « position » spécifique que chacun occupe dans la structure économique de la société péruvienne (2007 : 3-4).

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internationales influentes (notamment l’UNESCO, la Banque Mondiale et l’OIT8), le président Alberto Fujimori (1990-2000) est en effet pressé d’adopter un « agenda multiculturel » (VIGIL, 2004) et crée la Direction Nationale d’Éducation Interculturelle Bilingue (DNEIB). Depuis lors, dans plusieurs régions rurales, les programmes scolaires « classiques » ont été réformés et sont officiellement bilingues et interculturels. Cette réforme est financée à la fois par l’État et par de nombreuses ONG locales et internationales (celles-ci jouent un rôle crucial dans la formation des professeurs et dans la création d’un matériel didactique bilingue).

Dans ce contexte politique, a émergé une communauté d’ardents défenseurs du multiculturalisme et des droits des peuples autochtones, diversement impliqués dans des programmes d’EIB. Ces « activistes » (GARCÍA, 2005) ou « réformistes » (GUSTAFSON, 2009) regroupent des fonctionnaires d’État, des experts de la Banque Mondiale, des membres de diverses ONG, des leaders politiques indigènes et non- indigènes. Ceux-ci forment un groupe relativement hétérogène socialement et idéologiquement (GUSTAFSON, 2009 :13). Il y a, dans le discours militant en faveur des programmes bilingues, l’idée que l’éducation classique « aliène les enfants de leurs racines » (SAROLI, 2011 : 6, ma traduction). Il s’agit donc de « renforcer » l’identité des élèves afin de « leur rendre le statut de sujets de leur propre histoire, ce dont ils ont été si longtemps privés » (MARTIN, 2002 : 262). Travaillant en Amazonie péruvienne depuis plus de 30 ans, le pédagogue Jürg Gasché explique : « Ce que nous envisageons ici est une formation qui vise, chez les sujets indiens vivant dans une situation de domination, l’acquisition des outils et habilités nécessaires à l’expression, à la fois des valeurs sociales et de la pensée indienne, et des nouveaux principes scientifiques, en espagnol et en langue indienne, devant la société nationale et devant leur propre société d’origine » (1998). Pour Juan Carlos Godenzzi, ce qui est ultimement en jeu, c’est « la construction démocratique de nouveaux types de relations entre les personnes et les populations » (GODENZZI, 1996 : 9 ; ma traduction). L’aspect interculturel de la réforme scolaire renvoie alors à la construction d’une citoyenneté qui intègre et reconnaît la différence culturelle et ethnique.

8 En 1989, l’Organisation Internationale du Travail donnait le ton en reconnaissant un droit universel à

l’éducation dans sa propre langue maternelle (Convention 169 de l’OIT). En 1992 l’Organisation des Nations Unies suivait avec la Déclaration des droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques,

religieuses et linguistiques. Quant à l’UNESCO, elle produisait en 2003 un document sur L’éducation dans un monde multilingue, et insistait à son tour sur l’importance des langues vernaculaires. Ainsi, la reconnaissance des

minorités culturelles et linguistiques est devenue un axe de travail majeur pour de nombreuses organisations de développement.

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Question de recherche et hypothèses

A l’intérieur de ce champ spécifique qu’est l’Éducation Interculturel Bilingue au Pérou, mon travail s’intéresse aux dynamiques de positionnement des parents d’élèves face aux structures sociales et économiques dans la Sierra péruvienne. Si j’utilise ce champ d’étude pour analyser ces dynamiques, c’est parce que je considère qu’il est porteur d’enjeux sociopolitiques majeurs dans ce pays. Ainsi, je me demande ce qui est en jeu lorsqu’un parent d’élève prend position face au programme EIB: quelles critiques émergent alors, sous quelle forme, à l’attention de qui et pourquoi ? Aussi, quels espoirs entretiennent ces parents d’élèves, envers qui ou quoi? Et est-ce que ces critiques et espoirs divergent fondamentalement selon qu’il s’agisse de rejeter ou d’adopter l’EIB?

Pour explorer les implications sociopolitiques des prises de position face à l´EIB, je propose trois hypothèses de travail, divisées en sous-hypothèses. Mon objectif n’est pas de valider ou d’invalider ces hypothèses. Elles me servent plutôt d’outil de travail pour orienter la réflexion. Dans un premier temps, je cherche à spécifier la nature et la forme des critiques que déploient les parents d’élèves autochtones lorsqu’ils prennent position face aux programmes EIB. Dans un second temps, je m’intéresse plus particulièrement aux cas de rejet ou de critique du programme. Je propose de travailler sur les argumentaires qui sont déployés dans de tels cas. Enfin, je propose de questionner certaines des observations de María Elena García, dont le livre a servi largement à construire les bases de ce mémoire.

Première hypothèse de travail

Afin de compléter l’analyse de María Elena García (sur laquelle je reviendrai plus loin), ma première hypothèse de travail est que les rejets et les acceptations de l’EIB illustrent deux étapes différentes de la mobilisation. Ici, le travail de Pierre Bourdieu permet de comprendre que les différentes dynamiques internes aux groupes sociaux déterminent leurs prises de position et leur unité apparente. Par exemple, toute communauté ne constitue pas d’emblée une classe sociale politiquement réalisée; « c'est-à-dire mobilisée […] pour imposer une vision du monde social, ou, mieux, une manière de le construire, dans la perception et dans la réalité, et de construire les classes selon lesquelles il peut-être découpé » (1999 : 27). Le sociologue intègre notamment la notion de « ressources symboliques » pour comprendre ce qui motive les individus et les groupes, et surtout ce qui permet de les mobiliser. Il y a selon lui des rapports différents à la mobilisation – de l’opinion individuelle à la représentation collectivement partagée – qui détermine les étapes de l’action politique. Ce

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sont ces étapes que je souhaite intégrer à l’analyse. D’où l’élaboration de deux sous- hypothèses.

Sous- hypothèse 1 :

Dans un premier temps, je suppose que les réticences de certains parents autochtones envers l'EIB sont une tentative de « manœuvrer » individuellement face à la hiérarchie socioéconomique au Pérou. Il y a d’abord une volonté d’échapper à la précarité économique qui est associée à l’autochtonie. Il y a parallèlement une tentative de contrer une déqualification statutaire (ou symbolique). Ainsi, refuser que son enfant apprenne le quechua, c’est aussi affirmer que celui-ci n’est pas cet être « pauvre-marginalisé-illettré-naturel-traditionnel-victime d’injustices », c'est-à-dire porteur de tous les stigmates communément attribués aux autochtones au Pérou. C’est chercher à redéfinir une identité saturée de représentations péjoratives. Par le rejet, les parents d’élèves autochtones cherchent plutôt à « coller » au modèle d’identité « légitime », c’est-à-dire à se rapprocher de ceux qui sont dans une position dominante (une domination à la fois matérielle et symbolique) dans la société péruvienne9. Ainsi, si ces réticences s’expriment en des termes très ordinaires, très « banals » disons, il n’en demeure pas moins qu’ils renvoient à une volonté profonde de se positionner face aux structures de la société péruvienne. Loin de traduire une assimilation passive à la société, de tels rejets témoignent d’une analyse critique des relations sociales entre les différents citoyens péruviens.

Sous hypothèse 2 :

Dans un second temps, je défends l’idée qu’un groupe peut chercher à renverser les critères d’évaluation du légitime et de l’illégitime. Ainsi, des espaces de représentation « autonomes » peuvent s'éloigner de la norme identitaire dominante, et déployer une identité qui assume et revendique sa « marginalité » (GARCÍA, 2005). En suivant Bourdieu, le groupe aurait alors opéré une « révolution symbolique » qui consiste en une réappropriation collective des principes de construction et d’évaluation de sa propre identité (1980 : 69). Dans une telle perspective, on peut supposer que le rapport à l’éducation bilingue soit « différent »,

9 Un modèle d’identité dont l’étalon serait grossièrement : « homme-urbain-métisse-lettré-hispanophone ». À

l’inverse, le modèle stigmatisé est celui de l’ «indien-marginalisé-illettré-naturel-traditionnel-victime d’injustices ». Dépasser ce modèle suppose de corriger constamment ces attitudes, son langage, sa tenue vestimentaire etc.…, en fonction de la « norme ». Une stratégie dont parle abondamment que Margarita Huayhua dans son travail sur la discrimination dans les Andes (2010).

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et que celle-ci serve même d’emblème pour affirmer sa marginalité et renverser les rapports de force objectifs (symboliques et matériels) dans la société péruvienne.

Deuxième hypothèse de travail

Ma deuxième hypothèse de travail est que les critiques ou rejets de l’éducation bilingue ne sont pas signe d’une acculturation et qu’ils n’ont rien d’apolitique. Je suis ici l’argument de García, qui invitait à comprendre les positionnements des autochtones vis à vis des programmes d’éducation bilingue, et notamment les rejets, comme une critique implicite de la hiérarchie sociale et des résidus du colonialisme dans la société péruvienne. En effet, l’EIB amène les parents d’élèves autochtones à prendre position face à leur propre expérience de la discrimination. En réagissant positivement ou négativement au programme EIB, ils s’affrontent à certaines représentations dominantes de l’autochtonie (restreintes la plupart du temps à la pauvreté, à la ruralité, à l’illettrisme, etc.…) qu’ils vont alors chercher à transformer.

Sous hypothèse 1 :

Ma première sous-hypothèse est que les rejets de l´EIB peuvent être motivés par les perspectives parfois essentialistes des militants. Cela implique de vérifier à quel point les activistes peuvent chercher à « régénérer » une subjectivité autochtone qu’ils considèrent comme déficiente. Dans cette perspective, l’éducation bilingue permettrait de recréer cette altérité autochtone pure et libre qui aurait existé avant la colonisation. Par conséquent ce n’est que lorsqu’une identité originelle émergera des salles de classe qu’un dialogue entre des subjectivités autonomes sera possible. Il s’agit là d’une pensée de l’aliénation qui, d’une certaine façon, transforme et renforce les discours racistes dirigés à l’endroit des populations depuis la colonisation espagnole. J’ai donc rencontré des militants pro-EIB de trois façons : en les interrogeant lors d’entrevues, en les accompagnant « sur le terrain », et enfin en consultant les textes et documents qu’ils publient.

Sous- hypothèse 2 :

Ma deuxième sous-hypothèse est que les rejets ou critiques de l’EIB s’inscrivent dans une lutte entre les acteurs sociaux pour représenter le réel. En effet, sans doute s´agit-il d´une critique des catégorisations ethniques qui sous-tendent actuellement la réforme; et plus particulièrement, une critique d’une conception essentialiste de l’identité autochtone. Or le

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simple « positionnement » des parents et élèves autochtones vis-à-vis de l’institution scolaire illustre le fait que les identités ne sont pas simplement données, mais qu’elles sont objets de négociation. C’est bien ces processus de négociation – et non pas ceux de l’aliénation – que je propose d’observer dans les entrevues auprès des habitants des communautés visitées. En ce sens, je présuppose que les témoignages recueillis peuvent être traités comme autant de lignes de fuite cherchant à pénétrer les champs sociopolitiques et historiques, à modifier les représentations (de soi et des autres) et les liens sociaux. Au sein de ces communautés, il est possible que ce type d’engagement se manifeste en des termes peu politiques, très individuels et moins rassembleurs10.

Troisième hypothèse de travail

Enfin, la recherche de terrain de García date de la fin des années 90. Or admettre qu’il existe des « processus de subjectivation » oblige à considérer que les modes d’identification se transforment au fil du temps. En suivant Rogers Brubaker, c’est avancer que la disponibilité subjective à se comprendre et à saisir son environnement social crée sans cesse de nouvelles lectures de soi, des institutions et des altérités, et ces lectures modifient notre disponibilité spécifique à l’action (BRUBAKER, 2001 : 77). García insiste notamment sur le fait que dans les communautés andines, les parents d’élèves sont principalement dans le rejet de l’enseignement du quechua. Or peut-être qu’aujourd’hui ceux-ci se positionnent autrement face à la logique de l’institution scolaire (qui elle-même a pu évoluer). En ce sens, je suppose qu’il est possible (voire nécessaire) de nuancer ou de diversifier la perspective de García.

B) Délimiter les champs d’étude : école et contexte transnational

L’École au Pérou : un discours ambivalent

Les fonctions et finalités de l’école furent, dans les Andes postcoloniales, rudement négociées entre les élites lettrées et urbaines, les classes moyennes émergentes et les populations autochtones. Ces négociations visaient à définir les concepts de race, de diversité culturelle, de nation et de pouvoir (AMES, 2011 : 20). Les représentations et pratiques locales de la scolarité ont donné lieu à une « culture de l’école » relativement ambiguë : l’école

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comme instance civilisatrice et comme moteur d’ascension sociale (AMES, 2002 ; LARSON, 2007 ; OLIART, 2011).

Nationalisme et émergence du courant indigéniste

Bien que le Pérou soit indépendant depuis 1821, la bureaucratie étatique du pays ne commencera à émerger qu’au début du XXème siècle. Elle fera face à plusieurs difficultés : une mauvaise implantation de l’État sur le territoire; une fragmentation du pays, avec notamment une domination de Lima et de la Côte; l’absence d’institutions administratives et de représentations stables; et enfin une forte exclusion des femmes et des peuples indigènes de la vie politique du pays (MONROE, 2006). C’est dans ce contexte sociopolitique qu’une partie de l’élite a développé dans les années 1900 un projet politique nationaliste aux accents civilisateurs. Faire « progresser » la Nation signifiait alors se confronter au « problème » des multiples populations autochtones vivant dans les Andes et l’Amazonie, régions considérées comme « arriérées » par les élites liméniennes lettrées. Il fallait rendre ces populations plus humaines et les élever « aux standards modernes » (DE LA CADENA, 2006 : 96). Dans cette perspective, l’école fut pensée comme l’outil principal de l’« amélioration raciale » (LARSON, 2007 : 121). Elle permettait d’imposer une langue unique (l’espagnol), des valeurs communes et une histoire nationale (avec ses héros et ses symboles). Ce faisant, on formait des citoyens « modèles », supposément bien intégrés à la société nationale. L’institution scolaire s’est donc transformée en instance « d’incorporation de la masse indomptable au cadre de l’économie et de la culture nationales et modernisatrices » (LARSON, 2007 : 118 ; ma traduction).

Dans les années 20, un courant indigéniste (composé des élites régionales, et notamment de Cuzco), a réinvesti ce discours mêlant race, éducation et progrès économico- politique. Pour les indigénistes, l’école permettait de contrer les effets supposément « néfastes » du métissage biologique (qui était la « solution » traditionnellement proposée pour humaniser les indiens)11. Sur ce point, Patricia Oliart explique comment l’éducation incitait à l’assimilation culturelle des autochtones (2011 :28). Dans le discours des élites, la modernisation de la culture autochtone a donc remplacé une rhétorique centrée sur la race et l’amélioration biologique. Pour Marisol de La Cadena (1998) ce déplacement thématique est encore aujourd’hui à l’origine d’un racisme « silencieux » au Pérou. Ainsi, à partir des années

11 L’idée que le métissage provoquait la dégénérescence de l’espèce humaine et de ses sociétés était très

répandue dans la communauté scientifique occidentale au XIXème et XXème siècles (WIEVIORKA : 1991 : 28-30).

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30 et 40, tous les torts traditionnellement dévolus aux autochtones en raison d’attributs raciaux se sont trouvés sédimentés dans des traits culturels (pour les conservateurs) ou des particularités de classe (pour les marxistes). En se basant « on education and intelligence, while overtly condemning biological determinisms », l’exclusion légitime des autochtones a en effet transcendé (et transcende toujours) les clivages politiques et intellectuels (DE LA CADENA, 1998 : 143).

La question du métissage

De façon un peu ambiguë, dénoncer l’« hybridité raciale » ou le métissage impliquait également de défendre une conception de l’autochtonie pure (que l’éducation devait parvenir à « régénérer »)12. L’influent intellectuel indigéniste Luis E. Valcarcel (1891-1987) encensait par exemple la supériorité de « l’âme indienne » traditionnelle, descendante directe des Incas de la cordillère des Andes. Dans cette perspective, l’autochtone a des besoins, attentes et fonctions spécifiques à sa nature : « par sa formation culturelle, et d’aucune façon par sa formation biologique, l’indien est dirigé vers des occupations utilitaires : agriculture, élevage, activités minières » (1945 : 109 ; ma traduction). L’éducation visait à valoriser l’autochtonie afin de « l’amener à un niveau similaire du blanc » (1945 : 155 ; ma traduction), et pour faire participer l’indien à « cette nouvelle étape de l’Histoire et de la Culture » qu’est la modernité (1945 : 159 ; ma traduction). Ainsi, Valcarcel associe clairement l’éducation à la croissance économique : « imaginez la potentialité que peuvent développer 5 millions d’hommes conscients et libres, orgueilleux de leur pays et de leurs origines » (1945 : 158 ; ma traduction). Nationalisme et idéologie du progrès sont ici étroitement liés. Avec la pensée indigéniste, la hiérarchie entre les races – entendue au sens biologisant – cède donc le pas à une hiérarchie entre les cultures géographiquement situées (Lima/la Côte/la Sierra). La notion d’ethnicité commence également à émerger pour catégoriser ces différences.

Réformes scolaires : difficultés et changements

Bien que le discours sur l’éducation dans les zones rurales se soit peu à peu imposé, sa mise en pratique fut relativement difficile jusqu’en 1940. Il faut souligner en priorité les obstacles posés par le système de domination des « haciendas ». En effet, peu après l’indépendance du Pérou en 1821, de grands propriétaires sont apparus et ont perpétué le

12 Michel Wieviorka explique que dans une perspective psychanalytique ; le racisme traduit autant un rejet

qu’une fascination pour l’Autre. Sans doute que l’attitude des indigénistes vis-à-vis des populations autochtones illustre cette attraction, qui relève d’une incapacité à gérer sa ressemblance avec l’autre (WIEVIORKA, 1991 : 59-60).

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système d’assujettissement des populations autochtones. Cette domination n’était non plus exercée par les colons espagnols, mais par les élites créoles locales. C’est dans la région andine que le phénomène d’appropriation et de concentration des biens des autochtones, ainsi que l’exploitation de leur force de travail, fut particulièrement important. C’est d’abord pour répondre à la forte demande en laine des pays européens que les élites ont constitués, le plus souvent par la violence, de grands domaines appelés les « haciendas ». En plus de s’approprier les terres et le bétail de diverses communautés, l’« hacendados » (le propriétaire) pouvait exiger à ces mêmes communautés divers tributs, comme des journées de travail. Plusieurs révoltes autochtones émergèrent au début du XXème siècle pour renverser ce système de domination. Celles-ci furent durement réprimées au nom de l’unité de la République. Les interprétations en termes raciaux que les élites firent de ces révoltes leur donnèrent un caractère de conflit de « de races » (indios contre blancs), de façon à occulter leurs revendications socioéconomiques (ROBIN, 2004). Dans ce contexte, les demandes autochtones pour l’accès à l’éducation furent l’objets de violentes contestations de la part des propriétaires terriens (GARCÍA, 2005; AMES, 2002 ; LOPEZ & KÜPER, 2000).

Ainsi, dans les années 40, dans les départements où les populations autochtones étaient les plus nombreuses – Cuzco, Apurímac, Puno et Huancavelica –, les taux de scolarisation étaient également les plus bas (OLIART, 2011 : 29). De plus, le manque de budget ainsi que la mauvaise formation des professeurs a définitivement conduit à l’échec des premières politiques scolaires « massives ». Les véritables changements interviennent sous la présidence de José Luis Bustamente y Rivero (de 1945 à 1948), durant laquelle Valcarcel est ministre de l’éducation. Ce dernier initie une réelle démocratisation de l’école dans les zones rurales : le budget national consacré à l’éducation passe de 10.1 % à 17.1%. Le nombre d’écoles secondaires qui étaient de 45 en 1940, passe à 215 en 1948. De plus, les hacendados sont forcés d’ouvrir une école et d’employer un professeur lorsque leur propriété abrite plus de 30 enfants. L’État promet en retour d’assurer un suivi de l’enseignement. Enfin, soucieux de régénérer une indianité originelle, Valcarcel commence à songer à une éducation bilingue. Il affirme en ce sens : « la lecture et l’écriture doivent commencer par la langue maternelle : quechua ou aymara, et suivre avec la langue officielle, l’espagnol » (1945 : 155 ; ma traduction). Il défend un quechua « pur », non perverti par les mélanges linguistiques avec l’espagnol (DE LA CADENA, 1998 : 149).

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Le marxisme de Mariátegui

Quelques décennies plus tard, dans les années 60, le courant marxiste se réapproprie la question de l’éducation et considère que le « problème indien » est d’abord un problème social et économique. Ici encore, la notion de culture autochtone originelle est centrale dans l’analyse, car elle est à la base d’une « conscience de classe » révolutionnaire selon les intellectuels marxistes péruviens. Sous l’influence des travaux de José Carlos Mariátegui (1894-1930), l’indien (indio) est conçu comme un paysan-prolétarien (comunero) engagés dans des rapports socioéconomiques inégaux avec les propriétaires terriens locaux (hacendados). Dans cette perspective, l’absence de conscience de classe devient le principal tort des autochtones, à qui l’on oppose paradoxalement le socialisme naturel de leurs ancêtres (qui étaient organiquement liés à leur environnement, lui-même collectivement partagé) (DE LA CADENA, 1998 : 154-156). Les élites éduquées avaient alors pour mission de « réveiller » l’esprit collectiviste des masses indiennes aliénées et irrationnelles. Ici encore, deux critères d’évaluation des différences sociales se sont imposés : le savoir « rationnel » et l’éducation « formelle » (tous deux offrant un stade « supérieur » de développement social). Ainsi, en sous-entendant une inégalité fondamentale entre les Péruviens, progressistes et conservateurs se retrouvaient : « both could continue to abide by hierarchical racial feelings that subordinated non-racial forms of thought while ignoring, and even denying, their discriminatory practices and the historically implicit racism that undergirded their habits » (DE LA CADENA, 1998 : 157-158). Ce « racisme sans race », qui perpétue des rapports sociaux infériorisants – reproduit par le système scolaire – est d’autant plus pernicieux qu’il n’empêche personne de se déplacer dans l’échelle sociale, pourvu que l’on accède au savoir et à la culture dits « rationnels ». Cette hiérarchisation des savoirs est ainsi devenue centrale dans ce système scolaire centré sur la langue espagnole.

Conséquences et réceptions de l’institution scolaire

Quel écho a eu l’institution scolaire et son discours civilisateur auprès des principaux concernés ? Patricia Ames affirme qu’« au-delà des discours collectifs, les différents groupes ethniques et les diverses communautés qui les composent » ont développé des positions différentes vis-à-vis de l’éducation (AMES, 2002 : 45 ; ma traduction). Je propose de travailler ici sur ces différentes attitudes. Cela me sera utile dans les chapitres suivants, notamment dans les analyses d’entrevues.

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Une triple intégration

Si les politiques nationales d’éducation ont été diversement reçues au sein des groupes autochtones, il y a une « tendance historique » que les auteurs retiennent généralement : dès les années 50, plusieurs groupes autochtones font valoir leur « droit à l’éducation ». De nombreuses écoles furent notamment construites à l’initiative de communautés rurales13 (OLIART, 2011 ; GARCÍA, 2005 ; LOPEZ & KÜPER, 2000). Plus encore, dans les années 60, les premiers leaders autochtones lettrés et rompus aux langages des élites locales et de l’État purent formuler devant les politiques des demandes sociales « légitimes ». Très rapidement, les usages et les objectifs initiaux de l’école ont donc été partiellement détournés et redéfinis par les autochtones. Dépassant le discours fondamentalement « infériorisant » de l’institution scolaire, ils s’en sont servis pour améliorer leur intégration sociale, économique et politique dans la société péruvienne (GARCÍA, 2005 ; AMES, 2002, 1999 ; DE LA CADENA, 2007).

Dans une étude récente portant sur les écoles rurales du département de Cuzco, Patricia Ames retrace l’influence sur les populations autochtones du discours scolaire portant sur l’intégration (2002). Cette intégration doit avoir lieu autant sur le plan politique, économique que social. Ainsi, en associant éducation et défense de droits (civils, humains, territoriaux,…), les autochtones entretiennent l’espoir de devenir des citoyens détenteurs de droits et capables de les défendre et de les négocier. En scolarisant leurs enfants, c’est l’intégration politique qui est visée en premier lieu. De plus, la scolarisation peut permettre l’intégration économique, car elle forme en principe à un métier qualifié et mieux rémunéré. L’éducation permettrait alors de transformer ses conditions de vie matérielles. Enfin, elle peut permettre d’acquérir un métier - de devenir un « professionnel » - et ainsi de « progresser » socialement. Dans cette perspective, l’éducation est vue comme le moteur de l’ascension sociale (AMES, 2002 :54-55).

L’influence des ressources économiques

Selon Miluska Mendoza (1990), dans les communautés autochtones andines, le rapport à l’école est d’abord déterminé par les ressources économiques des individus. Ainsi, plus une communauté autochtone vit dans la précarité matérielle, plus l’école représente une porte de sortie individuelle à la pauvreté et à l’ignorance. Dans ces communautés, le « mythe du progrès » représenté par l’institution scolaire serait alors particulièrement influent, et la

13 Ces initiatives sont légalement reconnues et encouragées en 1958 (loi 12997), sous la présidence de Manuel

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scolarisation, une ressource essentielle aux individus pour transformer leur déqualification économique. Les élèves et parents y voient la promesse de « devenir » quelqu’un et de pouvoir évoluer dans d’autres lieux que leur communauté d’origine. C’est aussi une façon de rencontrer ces « altérités » qui sont déterminantes dans la définition de ce qu’est et ce que doit être sa propre identité : l’État, les institutions et les élites (et plus particulièrement leurs discours, leurs langages, leurs codes...). Pour Ames, il ne s’agit pas de se subordonner à une quelconque domination, mais plutôt de devenir un « interlocuteur valable » (2002 : 27-29). Dans le même sens, García explique qu’apprendre le langage de l’oppresseur est une façon importante de résister à cette oppression (2005 : 94-95). Selon l’auteure, cette volonté de s’approprier les outils des dominants pour dépasser la situation de domination est essentielle pour comprendre les réticences vis-à-vis de l’éducation bilingue : « Teach only in Quechua, parents seem to say, and they remain in the same marginalized space and place they are now ; teach them Spanish and they acquire the means to contest this marginalization » (2005 : 101). D’un autre coté, Mendoza avance que là où la subsistance immédiate est moins problématique, l’école devient un outil de développement interne à la communauté. Ici, ce qui change dans le rapport à l’école, c’est son appropriation collective, en vue de transformer les conditions de vie matérielles et symboliques de toute la collectivité. En outre, Ames souligne que les opinions des parents peuvent aussi être multiples : on peut défendre à la fois le développement de sa communauté d’origine tout en espérant vivre en ville (2002).

Variables qui limitent la demande scolaire des autochtones

Toutefois, Ames nuance la thèse de Mendoza et considère que les attitudes vis-à-vis de l’école ne sont sans doute pas aussi tranchées, ni systématiquement positives. Il n’y a pas de sacrifice « aveugle » et « total » pour l’éducation des enfants. De nombreuses variables peuvent influer ce rapport et donner lieu à des attitudes ambiguës. Ainsi, bien que le « capital symbolique » de l’école soit plutôt élevé, certains estiment que la scolarisation n’est toutefois pas suffisante pour assurer un réel « progrès ». Les prix des denrées alimentaires, le développement des transports (pour briser l’isolement de la communauté), l’accès à l’électricité ; bref, toute une série de besoins peuvent inquiéter davantage les individus. L’éducation des enfants devient alors secondaire. En outre, de nombreuses réticences vis-à-vis de l’éducation peuvent apparaître du fait de sa mauvaise qualité (notamment dans les écoles qui serait « réservée » aux pauvres), des coûts élevés du matériel scolaire ou encore du manque de perspectives d’avenir pour les élèves (HOWARD, 2009).

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De plus, la scolarisation tend à accentuer un clivage entre les générations : « la distance culturelle, sociale et également physique14 que promeut [l’école] entre parents et fils/filles est un motif de préoccupation et de méfiance pour beaucoup, étant donné qu’elle menace la reproduction d’habitudes, pratiques, connaissances et comportements culturellement valorisés à l’intérieur de la communauté et qui ont résisté à l’offensive du prestige que revêtent les individus plus modernes et occidentaux » (AMES, 2002 : 31 ; ma traduction). Cela contribue à bousculer les rapports de pouvoir entre les générations ; l’autorité découlant habituellement de l’âge et de l’expérience de l’individu, les connaissances acquises dans le milieu « scolaire » (hautement valorisées) relativisent la légitimité des plus âgés. De nouvelles hiérarchies apparaissent selon le critère éduqués/non-éduqués. Encore une fois, cela illustre la façon dont les savoirs locaux sont en compétition avec la politique scolaire nationale. Localement, l’influence des discours sur la « technologisation » de la production communale et sur la « professionalisation » des individus (MONROE, 2009), tend à approfondir ce lien entre savoir (moderne/rationnel) et pouvoir.

Le rôle du corps professoral

Il faut également noter le rôle joué par les professeurs dans les zones rurales, qui, bien rassemblé en syndicats, ont eu tendance à contester et à réinterpréter librement les réformes scolaires nationales (OLIART, 2011). Ils jouent aussi le rôle d’intellectuels dans les milieux où ils enseignent, et sont à ce titre très écoutés. Ils peuvent même être chargés et de représenter la communauté et de défendre son développement. Le ou la professeur(e) peut donc correspondre à ce que Bourdieu appelle le « porte-parole légitime » du groupe, celui qui représente symboliquement l’autorité et la force de ce groupe, celui qui peut légitimement appeler à sa mobilisation. Il y a ici une difficulté (ou un danger) à « parler pour des gens qui ne parleraient pas si on ne parlait pas pour eux » (BOURDIEU, 2000). Sur la question de l’éducation bilingue notamment, il faut souligner que les professeurs y sont parfois réticents, voire opposés. D’une part, de nombreuses contraintes et difficultés rendent les conditions de travail des professeurs désagréables : une mauvaise formation à la pédagogie bilingue et interculturelle, parfois une faible connaissance de la langue et de l’histoire locale, l’isolement de la communauté d’affectation, le manque de matériel didactique, le mauvais salaire, etc.… (AMES, 1999 ; GARCÍA, 2005 ; SAROLI, 2011). D’autre part, Andrew Canessa (2004) explique que les professeurs (et surtout ceux qui ont été formés avant les réformes bilingues)

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cherchent bien souvent à marquer une distance avec la langue et la société autochtone. Leur statut social relativement plus élevé que celui de leurs élèves dépend en bonne partie de cette distance. Ames souligne quant à elle que les enfants des communautés ne sont pas considérés comme des « élèves standards » par les professeurs, et qu’à ce titre, ils sont souvent l’objet de moqueries (1999 : 14-16). L’accent mit sur l’hygiène des enfants traduit particulièrement ce rapport différencié entre élèves et enseignants: « for the teachers, […] muddy feet are emblems of indianness and reflective of the poor physical and cultural hygiene of his pupils: mud is the antithesis of clean, urban, civilised life, a major theme in many lessons » (CANESSA, 2004 : 191)15. Pour Canessa, des notions telles que « modernité » et « civilisation » fonctionnent « as codes for racialised social difference », sont répétées dans les classes de manière à faire comprendre aux enfants « ce qu’ils ne sont pas » (2004 : 192). Considérant l’autorité des professeurs dans la communauté, l’attitude négative que ces derniers peuvent entretenir vis-à-vis de l’identité autochtone et de l’enseignement d’une langue vernaculaire peut donc en partie expliquer l’attitude des parents.

Toutefois, plusieurs auteurs observent une implication accrue des parents dans l’éducation de leurs enfants (SAROLI, 2011 ; VIGIL, 2004 ; ZUÑIGA, 2000 ; AMES, 1999). Ils sont davantage critiques envers la qualité de l’enseignement et exigent un droit de regard sur le budget de l’école. Généralement, les parents s’impliquent de plus en plus dans la bonne tenue de l’institution scolaire (réfection des locaux, préparations de goûters,…). Un autre élément marquant qu’a observé Ames dans certaines communautés, c’est que plusieurs parents d’élèves exigent que les professeurs s’adressent à eux en quechua dans les réunions (1999). Dans ces communautés, on peut donc supposer qu’il y a alors une volonté de développer l’éducation bilingue, mais si elle est de bonne qualité : « Avec une EIB bien implantée, nous ne croyons pas à un rejet [de la part des parents] » (VIGIL, 2004 : 4 ; ma traduction).

Le contexte économique et politique transnational

Questionner le rôle et la fonction de l’école dans les communautés rurales du Pérou oblige à faire des liens avec des dynamiques économiques et politiques qui touchent la plupart des pays en voie de développement. En inscrivant l’éducation dans un agenda « global », la

15 Patricia Ames abonde en ce sens, et écrit que le corps est au centre de rapports conflictuels : la résistance des

élèves face à l’autorité du professeur consiste à se déplacer constamment dans la classe, tandis que le professeur développe toutes sortes de stratégies de façon d’immobiliser les élèves (1999 : 10-13).

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Conférence mondiale sur l’Éducation pour tous de Jomtien de 199016 (qui regroupait 155 pays) illustre bien le fait que des zones que l’on peut croire reculées et isolées interagissent en réalité avec le reste du monde. Dans les Andes comme ailleurs, l’éducation est le lien privilégié entre le local et le global. L’école n’est donc plus seulement le symbole de l’intégration à la société nationale, mais également à la société « transnationale » (LOPEZ & KÜPER, 2000).

L’« éthique économique » du multiculturalisme

Pour plusieurs auteurs, la pensée économique actuellement dominante joue un rôle central dans la reformulation des identités locales. En instrumentalisant le discours « multiculturel » contemporain, le néolibéralisme contribue à « fixer », ordonner et contrôler l’espace social (RESTREPO, 2006 ; DE LA CADENA, 2007, 2008a et 2008b; HALE, 2002 ; MONROE, 2009 ; GARCÍA, 2005 ; GARCÍA & LUCERO, 2007 ; GUSTAFSON, 2002; VOM HAU & WILDE, 2010). D’une part, ce « multiculturalisme- néolibéral » structure l’espace des négociations ; dictant le vocabulaire à adopter, séparant les revendications « légitimes » de celles qui sont « extrémistes », et définissant ce que doit être l’identité autochtone. Le multiculturalisme se limite alors à la reconnaissance de droits relatifs à la « culture » (telle qu’elle est comprise par le néolibéralisme), à la langue ou encore à la spiritualité (HALE, 2002 : 519). Les droits liés à l’autodétermination et au pouvoir politique sont évacués, sans toucher aux fondements des hiérarchies sociales. D’autre part, le projet multiculturel du néolibéralisme homogénéise les différences sous un même « label » : celui de la pauvreté, du folklore (vendeur auprès de l’industrie touristique), de la « sous-culture ».

Cette version du multiculturalisme reste cohérente avec l’éthique universaliste de la pensée économique classique, qui insiste sur la « responsabilisation » et la « participation » des individus. En découle une compréhension « individualiste » de l’identité et de la groupalité : « identity as product of individual choice rather than collective mobilisation ; anti-racism as opposition to individual acts of discrimination rather than struggle against structural inequity ; work to value [indigenous] culture as the encouragement of self- esteem

16 Deux points ressortent de cette conférence : 1) l’idée que l’éducation est un moteur essentiel de la croissance

économique pour les pays en voie de développement, et qu’à ce titre elle doit devenir universellement accessible ; 2) l’idée que l’État ne doit plus avoir le monopole en matière d’éducation, et que les bailleurs de fonds internationaux et la « société civile » (familles, enseignants, associations) doivent être désormais associés aux réformes éducatives (UNESCO, 1990 :13-14) Le « partenariat » avec des organismes privés internationaux (institutions internationales, organisations non- gouvernementales, sponsors, fondations, etc.…) devient donc la nouvelle norme. Un partenariat qui brouille les frontières entre le secteur public et privé, qui favorise l’« hybridation » des financements en matière d’éducation, et qui rapproche fondamentalement l’« État » du « marché » (VINOKUR, 2000).

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