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Chapitre 4 : Micropolitiques andines

A) Se représenter dans la domination : discussion avec Cenon et Sergio

Les pages qui suivent se basent sur une entrevue que j’ai faite avec Cenon, un agriculteur de 57 ans, en mars 2012. Cenon est le père de deux jeunes garçons qui sont élèves de l’école communale d’Uscamarca, dans la province de Chumbivilcas. Au premier abord, je suis déçu par cet entretien qui ne m’offre a priori aucune matière à analyser. En écoutant les réponses que mon interlocuteur m’apporte, je ne reconnais pas les schémas que j’ai en tête. Cenon ne correspondait pas vraiment à l’autochtone « naturel », au plus près de sa terre et luttant pour les droits des autochtones du globe, ni même à l’indio discriminé, dont la qualité de victime l’aurait porté à rejeter en bloc ses référents socioculturels andins. Vis-à-vis de l’enseignement du quechua à l’école, il manifeste une certaine indifférence. Ni le rejet ni l’acceptation ne se sont clairement exprimés dans ses propos. Je fais donc face à un père d’élève un peu entre les deux cas de figure que j’ai en tête, taciturne et de plus en plus incompréhensible et silencieux au fur et à mesure que je me fais insistant. Sa pensée ne semble ni tout à fait aliénée ni tout à fait libérée. J’avais coupé court à l’entretien au bout d’une vingtaine de minutes pensant perdre mon temps.

Bien entendu, j’ai eu profondément tort, car je cherchais quelque chose comme une personnalité « authentique » cachée derrière le personnage de Cenon. Je présupposais qu’une identité, ou plutôt un stéréotype, était dissimulée dans la discussion, et qu’il ne me restait qu’à la découvrir. Or il n’y avait pas de véritable moi fixe préalable à ce dialogue, et surtout aucune vérité historique à déceler (ni celle de l’aliénation ni celle de la libération). Une fois que l’on se distance de tels figures et schémas, des entités substantielles, il ne reste finalement que les rapports de force inégaux d’où émerge le jeu des acteurs. Ainsi, le personnage de Cenon semble s’être construit dans le contexte de la discussion ; il a émergé au cours d’une discussion à trois voix – toutes inégales –, et c’est là qu’il a joué son rôle propre. On peut évoquer ici Bourdieu, qui rappelle que c’est au sein du champ de la discussion qu’émergent les sujets agissants. Autrement dit, les rapports de force, les effets de domination et les

stratégies de dépassement qui s’opèrent à l’intérieur d’une situation donnée sont conditionnés par l’espace qui définit ces forces.

Dans le cas précis de cette entrevue à Uscamarca, c’est le rôle (à la fois imposé et choisi) que Cenon a endossé que je propose d’analyser. Encore une fois, ce qui reste lorsque l’on évacue cette idée tenace d’une identité de sens, c’est un processus de construction toujours recommencé et qui repose sur une dynamique de positionnement par rapport à l’altérité. Bourdieu dirait que les outils (les « capitaux ») pour déplacer son être sont inégalement répartis. De même (et conséquemment), les stratégies de déplacement peuvent alors prendre différentes formes. Avec Deleuze, disons que la dynamique de Cenon fut celle de la résistance mineure, et que l’enjeu majeur de cette résistance serait l’autonomie de la représentation. Comme l’écrit l’australienne Romaine Moreton, il s’agit d’être « les auteurs de ce que nous sommes, nommer ce que nous sommes. […] Le processus de réduction est cette suppression de notre droit de nous représenter nous-mêmes » (2007 : 112). Ce point de vue est généralisable à la plupart des parents interviewés, mais dans le cas de Cenon, paradoxalement, cela m’a semblé plus clair. Face au danger d’être réduit à une entité historiquement déterminée, Cenon annonçait une identité « à-venir » dont l’essence était par définition insaisissable. Il y a bien production de sens, il y a un « acte de sens » de la part de Cenon, mais ce sens n’est jamais fixe. En réalité, il faut parler de la « résistance » d’une double façon (exactement comme Ricœur parle d’identité en termes d’idem et d’ipséité): il y a autant résistance du soi dans son obstination à demeurer le même, que dans son refus de perdurer dans sa situation. Chez Deleuze comme chez Ricœur, c’est dans l’expérience de la « pétrification » du soi qu’est le point de départ du « devenir » du soi.

Contexte et acteurs de la discussion

Je rencontre Cenon dans la cour de l’école d’Uscamarca après une assemblée de parents d´élèves qui a duré plusieurs heures. Je le « coince » un peu car les autres parents s´échappent dès que je leur sollicite un entretien. C’est donc contraint que Cenon accepte le dialogue. On s´assoit sur place. Toutefois, il tient à ce que d´autres soient présents et fait signe à plusieurs amis de venir. Rapidement une dizaine de personnes nous entourent. Chacun cherche alors à participer à la discussion. J´insiste malgré tout pour que Cenon soit le seul à répondre. Finalement les curieux se dispersent. Reste Sergio, un homme de 30 ans qui s’impose comme « traducteur », avançant que Cenon comprend très mal l’espagnol et qu’il doit l’aider à répondre « correctement » à mes questions. De ce fait, il corrigera régulièrement les réponses de Cenon, parfois assez rudement.

Sergio est né et a grandi dans la même communauté que Cenon. Vers 20 ans, il est allé vivre dans la ville d’Arequipa et y a appris l’espagnol. À la fin de l’entretien, en voyant la façon dont il me présente son expérience citadine, je comprends que cela en faisait à ses yeux un interlocuteur plus légitime que Cenon. Sergio a un fils qui fréquente cette école. Il a été récemment élu porte-parole de l’association des parents d’élèves de l’école. Il a été actif tout au long de l’assemblée associative, distribuant la parole et s’impliquant dans les débats (mouvementés) entre la cinquantaine de parents d’élèves présents et la direction de l’école.

La trame de l’entretien

L’attitude de Cenon évolue au court de l’entretien, ainsi que la mienne et celle du « traducteur » (Sergio). Je répète plusieurs fois que Cenon me comprend très bien afin de diminuer l’importance de Sergio. Sergio s’adresse tantôt à moi pour que je valide ses remarques, tantôt à Cenon pour le corriger en fonction de ce qu’il pense être mes attentes. Au début, parce que je fais tout pour que la discussion se limite à nous deux, Cenon et moi échangeons entre nous. La conversation est fluide, cordiale et nous nous comprenons très bien. Je constate que Cenon a un bon espagnol, meilleur que le mien. Mais peu à peu il se tourne vers Sergio. Au bout d’un moment, c’est à Sergio qu’il finit par répondre, et ce dernier me « traduit » ensuite la parole de Cenon. Enfin, ce dernier, paraissant convaincu d’être hors de la portée de la discussion, laisse Sergio formuler toutes les réponses. À ce moment-là, le regard, les gestes, toute l’attitude corporelle de Cenon laisse supposer notre incompréhension totale. Mes mots n’ont plus aucune portée sur lui. Cette situation devient finalement fort dérangeante, et je finis par arrêter l´entretien. Suivent cinq extraits de l’entretien qui témoignent des soubresauts du dialogue et des réactions de Cenon.

Extrait 1:

Question: Quel travail aimerais-tu que tes enfants fassent plus tard ? Cenon: Ici ?

Sergio: Non, non. [suivent des explications en quechua s’adressant à Cenon] Par exemple « professeur », « ingénieur » ou quelque chose comme cela.

Cenon : [en quechua à Sergio]

S: Non, quel travail veux-tu qu’ils fassent plus tard il veut savoir ! Q: Quel profession souhaites-tu qu’ils fassent ?

C: [Silence]

Q: Cela n’importe pas ?

S: Paysan, pas plus dit-il! Travailler dans les champs ! Q: Ah d’accord ! Comme ses parents alors !?

C: Oui.

Q: Ils vont donc continuer comme toi alors ? C: [Silence]

Q: Ça te semble important qu’ils continuent ainsi ? C: Hein hein. [mot d’approbation]

S: Ils vont continuer leurs études enfin. Q: Et tu aimes ton travail dans les champs? C: Oui !

---

Question: ¿Y qué trabajo quieres que tus hijos hagan más tarde? Cenon: ¿Acá?

Sergio: No, no. [suivent des explications en quechua s’adressant à Cenon] Por ejemplo « profesor », « ingeniero » o algo como eso.

C: [en quechua à Sergio]

S: !No, que trabajo quieres que hagan más tarde quiere saber! Q: ¿Que profesión usted quiere que hacen más tarde?

C: [Silence]

Q: ¿Eso no importa?

S: ¡Chacrarero no más dice! ¡Trabajar en la chacra! Q: ¡Ah claro! ¿Cómo sus papas entonces?

C: Si

Q: ¿Ah, van a seguir como tu entonces? C: [Silence]

Q: ¿Eso te parece importante que sigan así? C: Hein hein [mot d’approbation]

S: Van a seguir sus estudios pues.

Q: ¿Y te gustas tú trabajo es en la chacra? C: ¡Si!

C’est à ce moment précis que le rôle endossé par Sergio semble s’actualiser. Depuis le début de la discussion, il n’était quasiment pas intervenu dans la discussion. Or je m’aperçois que dès qu’il remplit cette fonction de « traducteur » (autant auprès de moi que de Cenon), cela limite considérablement la parole de Cenon. Ce qui est frappant, c’est qu’avec l’entrée en jeu de Sergio, Cenon s’attribut lui aussi une certaine « fonction » (qui lui impose ici de se taire). Ces deux schémas sociaux fonctionnent visiblement en système, l’un et l’autre s’engendrant mutuellement.

Extrait 2 :

Question: Quelles langues sont parlées dans ta communauté ? Sergio: Le quechua.

Cenon: Le quechua simplement ! Q: Le quechua, rien d’autre ? C: Non.

Q: Pourtant tu parles l’espagnol! S: Très peu.

C: Si, très peu. S: Très peu !

Q: Pourtant tu comprends tout ce que je dis ! C: oui, oui, oui, oui...

---

Question: ¿Y qué idiomas se hablan en tu comunidad? Sergio: Quechua

Cenon: ¡Quechua no más pues! Q: ¿Quechua no más?

C: No

Q: ¡Pero entiendes el castellano! S: Muy poco.

C: Si, muy poco. S: ¡Muy poco!

Q: ¡Pero entiende todo lo que digo! C: Si, si, si, si…

À ce moment de la conversation, je suis surpris par les problèmes de compréhension de Cenon, qui jusque-là n’avait pas posé de difficultés particulières. Lorsque Sergio affirme que Cenon parle très peu espagnol, je trouve cela inexact et je demande à Cenon de me confirmer qu’il saisit bien ce que je lui dis. À partir de ce moment-là, la compréhension devient un point central dans la discussion, un objet de discorde. Les derniers mots de Cenon sont dits tout doucement, presque murmurés. Toutefois, il me signale bien qu’il me comprend (il répète « oui » au moins quatre fois). Malgré tout, le fait que Sergio annonce que Cenon saisit mal mes questions a un effet considérable (et néfaste) sur la compréhension apparente de Cenon. Ce passage illustre bien l’action performative du langage légitime, qui a la capacité de « produire à l’existence » ce qui est énoncé, et qui a pour conséquence de produire un « changement dans l’être ». On s’aperçoit encore davantage à quel point les rapports de force qui se sont construits entre nous, jusqu’alors à l’état symbolique, sont « concrétisés », « naturalisés » par les mots de Sergio (BOURDIEU, 1980a : 65-66).

Extrait 3 :

Question: Et pourquoi envoies-tu tes enfants à l’école? Cenon: Ici ?

Q: Oui, pourquoi ?

C: Pour qu’ils apprennent plus enfin. Q: Apprendre quoi ?

C: L’espagnol...et tout le reste.

Q: Et tu souhaites que tes enfants aillent à l’école plus longtemps que toi tu n’y es allé ? C: Qu’ils apprennent plus [que moi] et qu’ainsi ils puissent « monter » plus. Mais simplement s’ils passent leur année. Et s’ils passent leur année, alors ainsi ils pourront devenir…

Q: Devenir quoi ?

C: ...ainsi ils pourront travailler comme professeur ou avoir une autre profession. Ils choisiront ce qu’ils [voudront] faire.

Sergio: Mais c’est ce qu’il t’a demandé avant enfin ! Tu lui as dit ce que tu voulais que fassent tes enfants ! [s’adressant durement à Cenon]

S: Tu lui as déjà demandé ceci n’est-ce pas ? [s’adressant à moi]

Q: Ça va. Comme ça je comprends mieux. Et qu’est-ce qu’apporte l’école à tes enfants ? C: C’est à dire… [s’adressant en quechua à Sergio]

Q: Excuse-moi, c’est ma question qui est mauvaise. Disons… qu’est-ce qu’ils gagnent tes enfants lorsqu’ils vont à l’école, est-ce que tu trouves qu’ils changent ?

C: [en quechua à Sergio] S: [en quechua à Cenon]

C: [raclement de gorge] Le professeur donne toujours des tâches n’est-ce pas, et il fait…il a ses élèves et son travail. Ils font leurs devoirs et ensuite…[pause] quand ils vont à l’école toujours…n’est-ce pas toujours !?… le professeur [hésitations]...toujours il contrôle cela n’est-ce pas !? C’est cela que ça peut [leur] apporter. Ensuite il donne des examens et tout... S: …des bonnes notes.

C: Des bonnes notes ils rapportent! ---

Question: ¿Y porque mandas tus hijos a la escuela? Cenon: ¿Aquí?

Q: ¿Si, porque?

C: Para que aprenden más pues. Q: ¿Aprender que más o menos? C: Castellano…y todo pues.

Q: ¿Y quieres que tus hijos vayan a la escuela más que tú has ido?

C: Más que aprenden y de repente pueden « subir » más pues. Pero si pasan por año. Entonces de repente si pasan por año, así podrán volverse...

Q: ¿Volver qué?

C: …de repente podrán trabajar como profesor o cualquiera otra profesión. Ellos elegirán lo que [van a] hacer.

Sergio: ¡Es lo que te ha preguntado antes pues! Tú le has dicho lo que quieres que sean tu hijos! [s’adressant durement à Cenon]

Q: ¡Está bien, está bien, no es grave!

S: ¿Ya le has preguntado eso no cierto? [s’adressant à moi]

Q: Esta bien ¡Como eso ahora entiendo más! ¿Y qué aporta la escuela a los hijos? C: O sea…[s’adressant en quechua à Sergio]

Q: Ah disculpa es mi cuestión que es mala. ¿Qué gana tus hijos cuando van a la escuela, te parece que cambian?

C : [en quechua à Sergio] S : [en quechua à Cenon]

C : [Raclement de gorge] Siempre le da profesor su tarea no cierto, y hace... tiene sus alumnos y su trabajo. Hacen sus tares y después...[pause], cuando va al colegio siempre... ¡¿no cierto siempre!?... el profesor [hésitations]... ¡¿siempre controla no cierto eso!? Eso no más puede traer. Después da exámenes y todo...

S:…buenas notas.

C: ¡Buenas notas traen eso!

Ce qui frappe ici, c’est la construction originale du discours de Cenon. Suite aux reproches de Sergio sur ses réponses apportées, Cenon fait des phrases de moins en moins communes. La syntaxe est souvent incorrecte. Il introduit un rythme de parole peu habituel (avec de plus en plus de temps de pause). Il substitue certains mots par des mouvements de

faciès, des silences ou des sons (raclement de gorge, timbre de voix suggérant l’hésitation, parfois aussi des rires).

Extrait 4 :

Question: Et tes enfants, tu les trouves changés depuis qu’ils vont à l’école ? Cenon: Oui

Q: Dans quel sens ?

C:[regards suggérant l’incompréhension]

Q: Comment est-ce qu’ils changent par exemple ? C: [regards suggérant l’incompréhension]

Sergio: Là tu vois il ne comprend pas ce que tu dis. Q: Mais si enfin on se comprend !

S: Oui il te comprend mais disons...tu lui dis « en quel sens ». Ça il ne comprend pas.

Q: Oui excuse-moi c’est ma question qui n’est pas claire. Mais tu me comprends, tu parles espagnol mieux que moi!

S: Tu comprends ce qu’il t’a dit ? [s’adressant à Cenon, et sans lui laisser le temps de répondre il reprend la parole]. Non, non, il ne t’a pas compris [s’adressant à moi cette fois] C : Pas du tout, on ne te comprend pas du tout !

---

Question: ¿Y tus hijos, te parece cambiados desde que van a la escuela? Cenon: Si

Q: ¿En qué sentido?

C:[regards suggérant l’incompréhension] Q : ¿Como cambian por ejemplo?

C: [regards suggérant l’incompréhension]

Sergio: Ahí ves no entiende lo qué estás diciendo Q: ¡Si claro nos entendemos!

S: Si te entiende pero digamos...tu lo dices « en qué sentido ». Eso no entiende.

Q: Si claro disculpa es mi pregunta que no es clara. ¡Pero me entiendes, hablas castellano mejor que yo!

S: ¿Entiendes lo que te ha dicho? [s’adressant à Cenon, et sans lui laisser le temps de répondre il reprend la parole] No, no te ha entendido [s’adressant à moi cette fois]

C:!Nada, no te entendemos para nada!

Ce passage montre bien que la compréhension devient objet d’un conflit entre nous. À mes yeux, Cenon refuse avant tout de comprendre. Je me fais de plus en plus insistant et cherche à désamorcer cette situation. C’est à partir de ce moment-là que Cenon commence à refuser plus clairement le dialogue avec moi et qu’il se tourne vers Sergio, le traducteur. Ce dernier commence à monopoliser totalement la parole. Se succèdent ensuite plusieurs questions où Cenon ne répond pas du tout, ou alors de façon très partielle (en n’employant qu’un ou deux mots).

Extrait 5 :

Question: Et dis-moi, en quelle langue les professeurs enseignent à lire et à écrire aux enfants ici ?

Sergio : Non tes enfants enfin ! [s’adressant à Cenon] Q: Oui, tes enfants, en quelle langue ils apprennent. C: Ça ils le savent déjà.

S: L’espagnol!

C: L’espagnol, rien d’autre.

Q: Il n’y a pas de quechua à l’école ?

C : Oui ils parlent quechua aussi. Mais ça ils le comprennent déjà. […] Q: Et ça te parait important que les professeurs utilisent le quechua ? C: Oui bien sûr [dit presque comme un murmure]

---

Question: ¿Y dime, en que idioma los profesores enseñan a leer y a escribir a los niños acá? Cenon: ¿Allá, cuando me he estudiado yo?

Sergio: !No, tus hijos pues! [s’adressant a Cenon] Q:¿Si tus hijos, en que idioma aprenden?

C: Eso ya ellos lo saben. S: ¡Castellano!

C: Castellano nada más.

Q: ¿No hay quechua en la escuela?

C: Si hablan quechua también. Pero eso ya le comprenden pues ellos. […] Q: ¿Y te parece importante que los profes usan el quechua?

S: Claro.

C: Si claro [dit presque comme un murmure]

Pour la deuxième fois, Cenon emploi ce terme « je me suis étudié », qui est incorrect grammaticalement, mais qui reste pourtant très significatif. Cela renvoie sans doute au fait que comme il me l’expliquait en début d’entretien, il a appris à écrire et lire par lui même parce qu’il a été forcé de quitter l’école très jeune, à la mort de ses parents. En outre, Cenon s’exprime ici sur la place du quechua à l’école. Je l’avais déjà questionné à plusieurs reprises sur la question de l’EIB, mais c’est la seule réponse que j’ai obtenue de sa part. Ce qu’il semble avancer, c’est que l’utilisation du quechua est une chose relativement « logique » voire « banale », étant donné que c’est la langue maternelle des enfants (et peut-être aussi celle des professeurs). L’emploi de cette langue parait relever avant tout d’une nécessité linguistique. Ce témoignage est loin d’un plaidoyer pour les programmes d’EIB, et l’engagement apparent de Cenon semble plutôt initié par Sergio.

La dynamique de « positionnement » de Cenon et de Sergio

Aussi surprenant que cela soit pour un observateur extérieur, il semble que l’on assiste ici à ce que Bourdieu nomme la « reconnaissance pratique » par laquelle « les dominés contribuent, souvent à leur insu, parfois contre leur gré, à leur propre domination en acceptant tacitement, par anticipation, les limites imposées » par les structures sociales (2003 : 244). Ce qui rend à ce point légitime l’ordre social – et ce même aux yeux des plus défavorisés –, c’est

le fait que les structures mentales des individus s’accordent aux structures sociales objectives. C’est là la fonction essentielle de l’habitus de chacun ; c'est-à-dire une sorte d’« incorporation » subjective de l’extériorité. Ce faisant, les espoirs et attentes des individus s’ajustent mécaniquement à leurs chances objectives. C’est sans doute ce processus qui m’a donné l’impression de faire face à un interlocuteur « inerte », à un individu complètement dépendant de Sergio. Au cours de l’entretien, Cenon semble souvent dans la réponse involontaire et automatique (à la fin, les réponses lui seront clairement soufflées par Sergio). Toutefois, en dépit de cette « extraordinaire inertie qui résulte de l’inscription des structures sociales dans les corps » (BOURDIEU, 2003 : 248), inscription qui pousse Cenon à reproduire sa propre infériorisation, je crois qu’il est possible d’analyser chez ce dernier une certaine « mobilisation » ou « réaction » face aux mécanismes de la reproduction sociale. Cette dynamique n’est pas de l’ordre de la « résistance active », et on ne peut parler d’une « prise de conscience » émancipatrice chez Cenon. C’est sous la contrainte d’une autre altérité que Cenon arrache, hors de lui-même, le principe de sa propre réflexivité. C’est finalement dans l’automatisme, dans l’action involontaire, qu’il parvient à faire naître (par lui-même cette fois) quelque chose de nouveau, qui rompt avec les mécanismes de la reproduction. Disons que Cenon n’est pas un exemple d’émancipation mais de résistance, ce qui est caractéristique chez Deleuze d’une minorité.

Deleuze dirait en effet que Cenon est contraint de résister car il est confronté à une série d’impossibilités qui rend le choix impensable. Je presse mon interlocuteur de choisir :